Second mariage

1565

L’événement inattendu qui se produit alors est tout ce qu’il y a de plus commun au monde : une jeune femme s’éprend d’un jeune homme. Marie Stuart, femme au sang chaud et au tempérament sain, se trouve à ce tournant de sa destinée, au seuil de sa vingt-troisième année. Pendant ses quatre ans de veuvage elle est restée chaste, sa conduite a été absolument irréprochable. Mais toute réserve sentimentale a une fin : même chez une reine, la femme exige un jour son droit sacré, le droit d’aimer et d’être aimée.

L’objet de cette première passion de Marie Stuart n’est autre que Darnley, qui, sur l’ordre de sa mère, se rend en Écosse au début de janvier 1565. Ce jeune homme n’est pas tout à fait inconnu de Marie Stuart : quatre ans auparavant, à l’âge de quinze ans, il était venu en France apporter à la veuve de François II les condoléances de ses parents. Mais depuis il s’est considérablement développé : c’est un grand et solide gaillard aux cheveux d’un blond paille, au visage à la fois aussi imberbe et aussi joli que celui d’une femme, où deux grands yeux ronds d’enfant regardent le monde d’un air mal assuré. « Il n’est possible de voir un plus beau prince », écrit de lui Mauvissière, et la jeune reine elle-même déclare qu’il est le garçon le plus élancé, le plus joli et le mieux fait qu’elle ait jamais vu. Il est dans le caractère ardent et passionné de Marie Stuart de s’illusionner facilement. Les songe-creux de son espèce considèrent rarement les choses à leur vraie mesure ; ils ne les voient que telles qu’ils voudraient qu’elles fussent. Sans cesse balancés entre l’engouement et la déception, ces incorrigibles ne se dégrisent jamais complètement ; revenus d’une illusion, ils retombent aussitôt dans une autre, car l’illusion est leur véritable monde et non la réalité. Ainsi Marie Stuart, dans la spontanéité de sa sympathie pour ce grand garçon imberbe, ne remarque pas que les dehors agréables de Darnley cachent peu de profondeur, qu’il n’y a pas de force réelle sous ces muscles tendus, pas de culture intellectuelle sous ses manières de courtisan. Peu gâtée par son entourage puritain, elle voit seulement que ce jeune prince monte à cheval à la perfection, qu’il danse avec souplesse, qu’il aime la musique et le propos joyeux et qu’au besoin il s’entend à tourner galamment des vers. Une semblable teinture de goûts artistiques fait toujours impression sur elle ; elle est sincèrement ravie de trouver en lui un charmant partenaire pour les arts, la danse, un compagnon pour la chasse et le jeu. Sa présence apporte un changement et le frais parfum de la jeunesse à cette cour quelque peu ennuyeuse. Les autres aussi accueillent avec amitié Darnley, qui, selon les recommandations de sa mère, plus avisée que lui, se comporte avec la plus grande modestie ; il ne tarde pas à devenir un hôte considéré de tout Édimbourg, « well liked, for his personnage », comme le dit naïvement Randolph, l’espion d’Élisabeth. Avec plus d’adresse qu’on n’en attendait de lui, il joue à la perfection le rôle de prétendant non seulement auprès de Marie Stuart, mais de tous les côtés. Il se lie d’amitié avec David Riccio, le nouveau secrétaire particulier de la reine et homme de confiance de la contre-Réforme ; le jour ils jouent ensemble à la paume, la nuit ils dorment dans le même lit. En même temps qu’il fait la cour au parti catholique, il flatte les protestants. Le dimanche il accompagne le régent Murray à la Kirk et y affiche un air ému en écoutant les sermons de John Knox ; à midi il déjeune avec l’ambassadeur d’Angleterre et il lui vante la bonté d’Élisabeth ; le soir il danse avec les quatre Marie ; bref, ce grand jeune homme, peu intelligent, mais qui sait bien sa leçon, joue admirablement son jeu et c’est justement sa médiocrité qui le préserve de toute suspicion hâtive.

 

Mais soudain le cœur de Marie s’est enflammé. Celle que courtisent les princes et les rois s’amourache de ce jeune fou de dix-neuf ans. Cette passion éclate avec la violence que l’on remarque chez les êtres qui n’ont pas gaspillé ni épuisé prématurément leurs forces sentimentales dans les aventures amoureuses. Son mariage avec François II, véritable mariage d’enfants, n’avait guère dépassé la camaraderie et depuis la mort de son mari la femme en elle n’a vécu que dans une sorte de crépuscule. Tout à coup la voici entrée en contact avec un homme sur qui son trop-plein de passion va pouvoir se déverser. Sans penser, sans réfléchir, elle voit en lui, comme font souvent les femmes, l’être unique, celui dont elles avaient rêvé. Sûrement, il serait plus sage d’attendre, de mettre sa valeur à l’épreuve. Mais demander de la logique à une jeune femme amoureuse serait vouloir l’impossible. Car il appartient à toute vraie passion de demeurer inanalysable, irrationnelle ; elle est en dehors de tout calcul et de toute appréciation. À coup sûr, le choix de Marie Stuart se fit sans le concours de sa raison d’habitude si lucide ; rien dans ce frivole adolescent qui n’a pour lui que sa beauté ne justifie son enthousiasme : pareil à tant d’autres hommes qui furent aimés par des femmes qui leur étaient intellectuellement supérieures, Darnley ne possède pas d’autre mérite, pas d’autre pouvoir magique que d’être arrivé par hasard à un moment décisif, alors qu’étaient sur le point de s’éveiller les désirs amoureux longtemps endormis d’une femme.

 

Il a fallu du temps, beaucoup de temps, avant que le sang de cette fille altière des Stuart entrât en ébullition. Maintenant elle tremble, elle frémit d’impatience. Quand Marie Stuart veut quelque chose, il n’est pas dans sa nature d’attendre ni de réfléchir. Que lui importent à présent l’Angleterre, la France, l’Espagne, que lui importe l’avenir en regard de ce présent si cher ? Elle ne veut plus jouer à cache-cache avec Élisabeth, elle se refuse à attendre plus longtemps le lent prétendant de Madrid, dût-il lui apporter la couronne de deux mondes : voici un joli garçon aux lèvres rouges et sensuelles, aux yeux enfantins et fous qui lui offre sa tendresse toute neuve ! S’unir à lui en toute hâte, lui appartenir bien vite, c’est là la seule pensée qui l’occupe en ce bienheureux état de délire amoureux. De toute la cour, il n’y qu’une seule personne qui connaisse sa passion, sa douce détresse : David Riccio, qui emploie toute son adresse pour conduire à Cythère le vaisseau des amants. Ce confident des papistes voit déjà dans cette union avec un catholique les bases de la future suprématie de l’Église en Écosse et son zèle d’entremetteur se soucie moins du bonheur du couple que des vues politiques de la contre-Réforme. Avant que les dirigeants effectifs du royaume, Murray et Maitland, devinent les intentions de Marie Stuart, il écrit au pape afin d’obtenir la dispense nécessaire au mariage des deux amoureux qui sont cousins ; examinant prudemment toutes les difficultés possibles, il demande à Philippe II si Marie peut compter sur son aide dans le cas où Élisabeth s’opposerait à leur union. Jour et nuit, Riccio travaille à la réussite du projet qui fera en même temps grandir son étoile. Mais il peut s’employer et se démener autant qu’il le veut pour préparer le terrain, tout est encore trop lent, trop prudent, trop timide au gré de l’impatiente. Elle se refuse à attendre pendant des semaines et des semaines que les lettres aient franchi terres et mers à une allure de tortue, elle est trop certaine d’obtenir la dispense du Saint-Père pour patienter jusqu’à ce qu’un parchemin vienne ratifier ce qu’elle veut réaliser tout de suite. Marie Stuart montre toujours dans ses décisions la même volonté aveugle, la même outrance folle et magnifique. Finalement, l’ingénieux Riccio arrive à donner satisfaction à ce désir de sa maîtresse comme à tous les autres : il mande dans sa propre chambre un prêtre catholique qui unira sans plus tarder Marie Stuart et Darnley. S’il est impossible de prouver qu’un mariage anticipé, conforme à l’esprit de l’Église, ait réellement eu lieu – on ne doit jamais se fier à des rapports uniques dans l’histoire de Marie Stuart – une sorte de fiançailles ou d’union quelconque a dû cependant être célébrée entre les deux amants. « Laudate sia Dio ! », s’écrie en effet Riccio, leur vaillant assistant, personne ne peut plus à présent « disturbare le nozze ». Avant même que la cour soupçonne en Darnley un prétendant sérieux, il est déjà en réalité le maître de la vie de Marie Stuart et peut-être aussi de son corps.

 

Il n’y a pas à craindre que ce matrimonio segreto soit dévoilé puisqu’il n’est connu que des trois personnes intéressées et du prêtre obligé de se taire. Mais de même que la fumée permet de deviner une flamme invisible, de même les manières des deux amoureux ne tardent pas à les trahir ; au bout de peu de temps, la cour commence à les surveiller. Déjà on s’était étonné de la sollicitude et du dévouement avec lesquels la reine avait soigné son parent lorsque le jeune homme fut subitement atteint de la rougeole. N’était-elle point restée assise tous les jours à son chevet durant cette maladie bizarre ? À peine guéri, Darnley ne la quitte plus. Murray, le premier, fronce les sourcils. Il avait encouragé de bonne foi (surtout dans son propre intérêt) tous les projets matrimoniaux de sa sœur ; bien que fervent protestant, il avait même consenti à ce qu’elle épousât Don Carlos, figure représentative du catholicisme, parce qu’il sait, d’ailleurs, que Madrid est trop loin d’Holyrood pour pouvoir déranger ses plans. Mais le « projet Darnley » contrarie brutalement ses intérêts ; Murray est assez clairvoyant pour se rendre compte qu’aussitôt devenu le mari de la reine, ce garçon vaniteux voudra exercer l’autorité royale. En outre, il possède assez de flair politique pour savoir que les intrigues de Riccio tendent au rétablissement de la suprématie catholique en Écosse et à l’anéantissement de la Réforme. L’ambition de Murray se joignant à ses convictions religieuses, sa passion du pouvoir aux préoccupations nationales, il s’oppose par ses avis aux projets de sa sœur et s’efforce de la détourner d’un mariage qui risque de soulever d’immenses conflits dans le pays à peine apaisé. Quand il s’aperçoit que ses avertissements demeurent vains, il quitte la cour avec hauteur.

Le second et fidèle conseiller de Marie Stuart, Maitland, essaie également de résister. Lui aussi voit sa position et la paix intérieure de l’Écosse menacées, lui aussi est opposé en tant que ministre et en sa qualité de protestant à l’avènement d’un prince consort catholique ; peu à peu la noblesse réformée du pays se rassemble autour de ces deux personnages. De son côté Randolph, l’ambassadeur d’Angleterre, commence à ouvrir les yeux. Honteux d’avoir manqué de clairvoyance, il dépeint dans ses rapports comme un sortilège, une « witchcraft », le pouvoir exercé par le beau jeune homme sur la reine et appelle bruyamment au secours. Mais que sont les mécontentements et les murmures de ces petites gens en regard du désarroi, de la véhémente et violente colère d’Élisabeth dès qu’elle apprend le choix de Marie Stuart ! On lui fait vraiment payer cher sa duplicité, on l’a bernée avec cette comédie matrimoniale jusqu’à l’en rendre ridicule. Sous prétexte de négocier au sujet de Leicester, on a réussi à lui prendre dans les mains le prétendant réel et à l’introduire en Écosse ; la voilà à présent dans de beaux draps et elle en est pour ses frais de « super-diplomatie ». Dans son premier mouvement de fureur, elle fait jeter à la Tour lady Lennox, la mère de Darnley, qu’elle considère comme l’ourdisseuse de cette intrigue : elle ordonne sur un ton menaçant à son « sujet » Darnley de rentrer sur-le-champ ; elle fait redouter au père la confiscation de ses biens ; elle convoque le conseil de la couronne qui, sur son désir, déclare ce mariage dangereux pour l’amitié des deux pays ; elle menace donc à mots couverts Marie Stuart de la guerre. Mais au fond, elle est si alarmée, si effrayée de sa défaite qu’elle essaye en même temps de traiter. Pour fuir le ridicule, elle jette avec précipitation son dernier atout sur la table, la carte qu’elle tenait jusque-là crispée entre ses doigts : elle s’engage ouvertement à assurer à Marie Stuart (puisque maintenant la partie est perdue pour elle) sa succession au trône d’Angleterre, elle charge même hâtivement un ambassadeur extraordinaire de lui faire cette promesse formelle : « If the Queen of Scots would accept Leicester, she would be accounted and allowed next heir to the crown as though she were her own born daughter. » Admirable preuve de l’éternelle absurdité de la diplomatie : ce que Marie Stuart a cherché pendant des années à arracher à sa rivale en déployant toute son intelligence, toute son énergie et toute sa finesse, la reconnaissance de ses droits d’héritière au trône d’Angleterre, elle peut à présent l’obtenir d’un seul coup, grâce à la plus grande folie de sa vie.

 

Mais le propre des concessions politiques c’est d’arriver toujours trop tard. Hier, Marie Stuart était encore une politicienne ; aujourd’hui, elle n’est plus rien qu’une femme, qu’une amante. Être reconnue l’héritière du trône d’Angleterre était il y a quelques semaines le rêve de sa vie ; aujourd’hui cette royale ambition disparaît devant le désir plus modeste mais plus impérieux de la femme : avoir, posséder vite ce jeune et joli garçon qu’est Darnley. Les menaces, les offres d’Élisabeth, les avertissements sincères de ses amis, comme ceux du duc de Lorraine, son oncle, qui lui conseille de se séparer de ce « joli hutaudeau », sont inutiles à présent. Pas plus que la raison humaine, la raison d’État n’a de pouvoir sur la furieuse Impatience de Marie Stuart. Elle écrit avec ironie à Élisabeth qui s’est prise à son propre piège « que le mécontentement de sa sœur bien-aimée lui cause un véritable étonnement car ce choix qu’elle blâme aujourd’hui répond tout à fait à son vœu : elle a refusé tous les prétendants étrangers, elle a choisi un Anglais, deux fois de sang royal et qui est le premier prince d’Angleterre. » Élisabeth ne peut rien répondre à cela car Marie a réalisé le désir de sa cousine – à sa façon, certes. Mais comme elle continue, dans sa nervosité, à l’importuner de ses propositions et de ses menaces, Marie Stuart finit par se montrer d’une franchise brutale : il y avait trop longtemps qu’on la bernait de belles promesses et décevait ses espérances, elle s’est décidée à faire son choix elle-même avec l’assentiment de son pays. Sans se soucier du ton acrimonieux ou doucereux des lettres de Londres, Édimbourg prépare rapidement le mariage et Henry Darnley est nommé en toute hâte duc de Ross ; l’ambassadeur d’Élisabeth, accouru à la dernière minute d’Angleterre au grand galop pour protester au nom de sa reine, arrive juste à temps pour entendre annoncer que désormais on devra donner à Henry Darnley le « nom et le titre de roi ».

Le 29 juin 1565, un prêtre bénit l’union du couple dans la chapelle catholique de Holyrood. À cette occasion, Marie Stuart, toujours ingénieuse lorsqu’il s’agit de cérémonies représentatives, est apparue à la surprise générale en habits de deuil, ceux-là mêmes qu’elle portait à l’enterrement de son premier époux, le roi de France ; ceci pour montrer qu’elle ne l’a pas oublié et que c’est à seule fin de satisfaire le vœu de son pays qu’elle revient devant l’autel. Ce n’est qu’après avoir entendu la messe et s’être retirée dans sa chambre qu’elle se décide, sur les tendres prières de Darnley – la scène a été admirablement préparée – à quitter ces tristes vêtements et à revêtir de jolis habits de mariée qui sont à sa portée. En bas, une foule enthousiaste se presse autour du château et on lui jette de l’argent à pleines mains ; le cœur en fête, la reine et son peuple s’abandonnent à la gaieté. À la très grande colère de John Knox, qui vient précisément, à l’âge de cinquante-six ans, de convoler en secondes noces avec une jeune fille de dix-huit ans, mais qui ne tolère pas d’autre joie que la sienne, la fête se poursuit pendant quatre jours et quatre nuits, comme si les ténèbres de l’Écosse devaient se dissiper pour toujours et le règne bienheureux de la jeunesse commencer.

Le désespoir d’Élisabeth est sans bornes quand elle apprend, elle, la célibataire, la « non-mariable », que Marie Stuart s’est mariée pour la deuxième fois. En dépit de son adresse à biaiser, elle s’est bien laissé manœuvrer en fin de compte. Elle a offert à la reine d’Écosse l’ami de son cœur : on le lui a refusé à la face du monde. Elle a opposé son veto au sujet de Darnley, on s’en est moqué. Elle a envoyé un ambassadeur chargé d’un dernier avertissement : on l’a laissé attendre devant les portes closes que le mariage fût célébré. À présent elle devrait faire quelque chose pour sauver sa dignité. Elle devrait ou rompre les relations diplomatiques ou déclarer la guerre. Mais quel prétexte trouver ? Il est clair et évident que Marie Stuart a le droit de choisir le mari qu’elle veut ; elle a de plus donné satisfaction à Élisabeth en ne choisissant pas un prince étranger ; le mariage est normal et Darnley, l’arrière-petit-fils d’Henry VII et premier descendant mâle de la maison des Tudor, est un époux digne d’une reine. Toute protestation supplémentaire, vu son impuissance, ne ferait que rendre encore plus visible aux yeux du monde le dépit intime d’Élisabeth.

Mais la duplicité reste et demeurera toute sa vie le propre de la reine d’Angleterre. Même après cette expérience néfaste, elle ne s’écarte pas de sa méthode. Bien entendu, elle ne rappelle pas son ambassadeur, elle ne déclare pas la guerre à Marie Stuart, mais elle cherche en secret à créer le plus d’ennuis possibles à ce couple heureux. Trop craintive, trop prudente, pour entrer en lutte ouverte avec Darnley et Marie Stuart, elle intrigue contre eux. Les rebelles et les mécontents sont toujours faciles à trouver en Écosse lorsqu’il s’agit de se dresser contre le pouvoir établi ; cette fois il y a même un homme parmi eux qui dépasse d’une tête tout ce menu fretin par ses réserves d’énergie, par la sincérité et la puissance de sa haine. Au mariage de sa sœur, Murray ne s’est point montré, et son absence a été regardée comme un mauvais présage par les initiés. Car cet homme, et c’est ce qui donne à son visage un attrait mystérieux si extraordinaire, possède un instinct étonnant qui lui fait prévoir les perturbations politiques ; il devine avec une sûreté incroyable le moment où la situation va devenir dangereuse, et, dans ce cas, il fait ce qu’un politique raffiné peut faire de plus sage : il disparaît. Ses mains abandonnent le gouvernail, il devient subitement invisible et introuvable. De même que le soudain tarissement des rivières, le dessèchement de cours d’eau annoncent de grandes catastrophes naturelles, de même, l’histoire de Marie Stuart le prouvera, la disparition de Murray annonce toujours un malheur politique. Tout d’abord cet homme reste passif. Il demeure dans son château, il évite la cour avec fierté, pour montrer qu’en sa qualité de régent et de protecteur du protestantisme il désapprouve le choix de Darnley comme roi d’Écosse. Mais Élisabeth veut quelque chose de plus qu’une protestation contre le couple royal. Elle veut une rébellion et cherche à soulever Murray et les Hamilton, également mécontents. En lui recommandant rigoureusement de ne pas la compromettre, « in the most secret way », elle charge son agent Bedford de les soutenir avec des troupes et de l’argent, « as if from himself », comme si ceux-ci venaient de lui et qu’elle n’en sût rien. L’argent tombe dans les mains avides des lords écossais comme la rosée sur une prairie desséchée, leur audace se réveille et les promesses de secours militaires font bientôt éclore la rébellion souhaitée par l’Angleterre.

C’est peut-être la seule faute que commit Murray, politique intelligent et perspicace d’ordinaire, en se fiant réellement à la moins sûre de toutes les souveraines et en se mettant à la tête de la révolte. À la vérité, ce prudent personnage ne livre pas bataille sur-le-champ ; il se contente provisoirement de réunir en cachette des alliés : en réalité, il veut attendre qu’Élisabeth se déclare ouvertement pour la cause des lords protestants et qu’il puisse marcher contre sa sœur comme défenseur de l’Église menacée et non en rebelle. Mais Marie Stuart, que la conduite équivoque de son frère inquiète et qui, avec raison, n’a pas l’intention de tolérer l’isolement hostile qu’il a adopté, lui ordonne de comparaître devant le Parlement afin de venir y justifier sa conduite. Murray, non moins fier que sa sœur, n’accepte pas une pareille assignation ; il refuse d’obéir avec arrogance et en invoquant qu’il est mis au ban du pays ainsi que ses partisans. Les armes au lieu de la raison trancheront le différend.

 

C’est lorsqu’il s’agit de prendre de graves décisions que la différence de tempérament entre la reine d’Angleterre et la reine d’Écosse apparaît avec une merveilleuse netteté. Marie Stuart montre de la promptitude dans ses résolutions, une hardiesse vive et rapide. Élisabeth, selon sa manière craintive, temporise, hésite, tergiverse. Avant que celle-ci ait décidé de donner l’ordre à son trésorier d’équiper une armée et de soutenir ouvertement les révoltés, Marie Stuart a déjà attaqué. Elle lance une proclamation dans laquelle elle dit leur fait aux rebelles : « Non contents d’entasser richesses sur richesses, honneurs sur honneurs, ils voudraient nous tenir tout entiers, notre royaume et nous, en leur pouvoir, pour disposer de nous à leur guise et nous obliger à n’agir uniquement que d’après leurs conseils. Bref, ils voudraient être rois eux-mêmes, tout au plus nous en laisser le titre en s’arrogeant le gouvernement du royaume. » Sans perdre une heure, cette femme intrépide saute en selle. Les pistolets à la ceinture, à ses côtés son jeune époux dans un harnois doré, entourée de la noblesse demeurée fidèle, elle chevauche à la tête de son armée levée en hâte au-devant des insurgés. La marche nuptiale a fait place à une marche militaire. Et la résolution de Marie Stuart s’avère excellente. La plupart des barons révoltés ne se sentent pas à l’aise devant cette jeune énergie, d’autant plus que les secours promis par l’Angleterre n’arrivent pas et qu’Élisabeth, au lieu de leur envoyer une armée, continue de leur adresser des discours embarrassés. Le front bas, ils reviennent l’un après l’autre auprès de leur souveraine légitime ; seul Murray ne veut pas plier et ne pliera pas ; mais, abandonné de tous avant d’avoir eu le temps de rassembler une armée, il est déjà vaincu et doit fuir. Dans une rude et ardente chevauchée le couple royal victorieux le poursuit jusqu’à la frontière. Le 14 octobre 1565, il gagne à grand’peine le territoire anglais où il vient chercher un refuge.

La victoire de Marie est complète, tous les barons et les lords du royaume se tiennent résolument à ses côtés ; l’Écosse entière est de nouveau sous le pouvoir véritable d’un roi et d’une reine. Pendant un moment la confiance parle si haut chez Marie Stuart qu’elle examine si elle ne va pas se jeter sur l’Angleterre, où, elle le sait, la minorité catholique l’acclamerait comme une libératrice ; ses conseillers, plus sages, ont de la difficulté à refréner son ardeur. Mais en tout cas, c’en est fini, à présent, des politesses depuis qu’elle a fait tomber les cartes des mains de son adversaire. Ce mariage conclu de sa propre autorité fut son premier triomphe sur Élisabeth, l’écrasement de la rébellion, le second ; elle peut maintenant regarder bien en face, avec une claire assurance, son « excellente sœur » de l’autre côté de la frontière.

 

Si auparavant la position d’Élisabeth n’était pas enviable, à présent, après la défaite des hommes soutenus et encouragés par elle, elle est terrible. De tout temps, il est vrai, il a été d’un usage international de désavouer, lorsqu’ils ont été vaincus, les rebelles qu’on a suscités secrètement chez ses voisins. Mais dans la malchance les malheurs s’accumulent toujours. Un envoi d’argent d’Élisabeth aux lords est tombé au cours d’un coup de main hardi entre les mains de Bothwell, l’ennemi mortel de Murray ; la preuve de sa complicité est ainsi clairement établie. Et, second désagrément, Murray, vaincu, s’est tout naturellement réfugié dans le pays qui lui a promis aide et assistance sur tous les tons. Soudain, on le voit même à Londres. Affreux embarras pour une femme qui s’entend si bien d’habitude à jouer double jeu ! En effet, si elle reçoit Murray, rebelle à Marie Stuart, c’est donc qu’elle approuve sa révolte. D’un autre côté, si elle refuse de recevoir son allié secret, il pourrait se venger de cet affront en racontant sur celle qui le paye une foule de choses qu’il serait préférable que les cours étrangères n’apprissent pas ; jamais Élisabeth n’a été placée par sa duplicité dans une situation plus alarmante qu’à ce moment.

Heureusement, ce siècle est celui des comédies géniales ; ce n’est pas par hasard qu’Élisabeth respire le même air vivifiant et grisant qu’un Shakespeare et un Ben Jonson. Comédienne-née, elle se connaît mieux qu’aucune autre reine en théâtre et en scènes à effets : celles qu’on jouait alors à Hampton Court et à Westminster n’étaient pas inférieures à celles du théâtre du Globe ou de la Fortune. Le même soir de l’arrivée à Londres de l’importun, lord Cecil apprend à Murray, dans une sorte de répétition générale, le rôle qu’il devra jouer le jour suivant pour sauver l’honneur d’Élisabeth.

Il est difficile d’imaginer quelque chose de plus effronté que cette comédie du lendemain. L’ambassadeur de France est en visite et s’entretient avec Élisabeth de questions politiques, sans soupçonner qu’on l’a convié à une farce. Soudain un huissier entre et annonce le comte de Murray. La reine fronce les sourcils. Quoi ? A-t-elle bien entendu ? Lord Murray ? Que vient faire à Londres cet infâme rebelle, traître à sa « chère sœur » ? Et comment ose-t-il – témérité inouïe ! – paraître devant elle qui, cependant, cela est connu de tout l’univers, ne fait qu’un cœur et qu’une âme avec Marie Stuart ? Pauvre Élisabeth ! Tout d’abord elle ne peut pas cacher sa surprise ni son indignation. Toutefois, après un moment d’hésitation pénible, elle décide de recevoir « l’audacieux », mais Dieu l’en garde, pas en tête-à-tête ! Non, elle retient à dessein l’ambassadeur de France pour avoir un témoin de sa « juste colère » !

Maintenant, c’est au tour de Murray de faire le comédien. Et c’est avec le plus grand sérieux qu’il joue le rôle qu’on lui a appris. Déjà son entrée en scène est une « stylisation » remarquable de la contrition. Entièrement vêtu de noir, il s’approche, humble et craintif et non de ce pas ferme et décidé qui lui est habituel, plie le genou comme un suppliant et commence à parler à la reine en écossais. Élisabeth l’interrompt et lui ordonne de s’exprimer en français afin que l’ambassadeur suive l’entretien et que personne ne puisse prétendre qu’elle ait jamais eu des rapports secrets avec ce vil félon. Murray balbutie quelques mots d’un air embarrassé, mais Élisabeth lui fait aussitôt les plus amers reproches : elle ne comprenait pas comment il pouvait oser, lui, fugitif et rebelle à sa sœur, venir à sa cour sans y être invité. Sans doute il y avait eu entre Marie Stuart et elle des malentendus de toute sorte, mais ceux-ci n’avaient jamais revêtu un caractère bien sérieux. Elle continuait à considérer la reine d’Écosse comme sa sœur bien-aimée et elle espérait qu’elle le resterait toujours. En conséquence, si Murray ne pouvait lui fournir la preuve qu’en se soulevant contre sa souveraine il était sous l’empire de la folie ou en cas de légitime défense, elle le ferait arrêter et lui demanderait compte de sa conduite. Qu’il s’explique donc !

Murray, bien stylé par Cecil, sait qu’il peut maintenant tout dire, à l’exception d’une chose : la vérité. Il sait qu’il doit prendre toute la faute sur lui seul, afin de décharger Élisabeth aux yeux de l’ambassadeur et de la montrer entièrement innocente dans cette révolte préparée par elle. Aussi, au lieu de se plaindre de Marie Stuart, il fait un éloge enthousiaste de sa demi-sœur. Elle l’avait gratifié de terres et d’honneurs, l’avait récompensé bien au delà de son mérite ; en retour, il l’avait servie de tout temps avec la plus grande fidélité et ce n’est que la crainte d’un complot dirigé contre sa personne, la peur d’être assassiné qui l’avait poussé à se conduire aussi stupidement. Il était venu voir Élisabeth à seule fin que celle-ci, dans sa bonté, l’aidât à obtenir son pardon de sa souveraine, la reine d’Écosse.

Voilà qui semble déjà disculper de façon éclatante l’instigatrice de la rébellion. Mais Élisabeth désire encore davantage. Car ce n’est pas pour que Murray endosse toute la faute que cette comédie a été montée, mais pour qu’il déclare qu’Élisabeth n’a pas pris la moindre part à cette affaire. Il n’en coûte pas plus de mentir que de respirer à un habile politique, et, devant l’ambassadeur, Murray affirme avec la plus grande solennité « qu’Élisabeth ne connaissait pas le premier mot de cette conjuration et que jamais ni lui ni ses amis n’ont été encouragés par elle à refuser obéissance à leur souveraine ».

La reine d’Angleterre possède à présent l’alibi désiré. Elle est tout à fait blanchie. Et, avec un accent pathétique du plus bel effet théâtral, elle peut, en présence de l’ambassadeur, tonner contre son partenaire : « Cette fois vous avez dit la vérité ! Car ni moi ni quelqu’un d’autre en mon nom ne vous a excité contre votre reine. Une aussi basse trahison ne pourrait que donner le mauvais exemple et encourager mes propres sujets à se révolter contre moi. Disparaissez de ma présence, vous êtes un traître odieux. »

Murray courbe très bas la tête ; peut-être est-ce aussi pour cacher le sourire qui erre sur ses lèvres. Il n’a pas oublié les milliers de livres qui ont été remis au nom de la reine à sa propre femme et aux autres lords ; il n’a pas oublié les lettres, les adjurations de Randolph, les promesses de la chancellerie anglaise. Mais il sait que s’il joue en ce moment le rôle de bouc émissaire, Élisabeth ne le chassera pas dans le désert. L’ambassadeur de France, de son côté, conserve une attitude calme et respectueuse ; en homme cultivé il sait apprécier une bonne comédie. Ce n’est qu’une fois rentré chez lui qu’il sourira en s’asseyant à son bureau pour rapporter cette scène amusante à son souverain. Il n’y a peut-être en ce moment qu’Élisabeth qui ne soit pas tout à fait de bonne humeur ; elle sait sans doute qu’elle n’a trompé personne. Mais personne du moins n’a osé rire tout haut, les apparences sont sauvées, qu’importe la vérité ! Muette et digne, elle quitte la salle dans le bruissement de son ample costume.

 

Rien ne montre mieux la puissance momentanée de Marie Stuart que la nécessité où se trouve son adversaire de recourir à des subterfuges aussi mesquins pour s’assurer une retraite morale après sa défaite. La reine d’Écosse peut maintenant relever fièrement la tête, tout a marché selon ses désirs. Le mari qu’elle a choisi porte la couronne. Les barons qui se sont soulevés contre elle sont rentrés au bercail ou bien promènent leur honte à l’étranger. Si maintenant elle pouvait donner un héritier à son jeune époux, le plus grand, le plus cher de ses vœux serait réalisé : un Stuart régnerait un jour sur l’Écosse et l’Angleterre réunies.

Les astres se montrent favorables, la paix s’étend sur le pays comme une bénédiction. À présent Marie Stuart pourrait se reposer et jouir du bonheur récolté. Mais souffrir et faire souffrir est la loi de cette nature indisciplinée. Rien ne sert à celui qui possède un cœur fougueux que le monde extérieur lui offre paix et bonheur, sans cesse se créent en lui-même de nouveaux périls et de nouveaux malheurs.

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