Tragédie d’une passion

1566-1567

La passion de Marie Stuart pour Bothwell est une des plus mémorables de l’histoire ; à peine le cède-t-elle en fureur et en intensité à celles devenues proverbiales de l’antiquité. Telle un jet de flammes elle s’élève brusquement jusqu’aux zones pourpres de l’extase pour retomber dans celles obscures du crime. Mais lorsque des états d’âme revêtent ce caractère, il serait naïf de vouloir les juger d’après la logique et la raison, car le propre des instincts indomptables est de se manifester toujours d’une façon contraire au bon sens. Il en est des passions comme des maladies, on ne peut ni les accuser ni les excuser, on ne peut que les décrire avec cet étonnement toujours renouvelé et mêlé d’un léger frisson que l’on ressent devant les forces élémentaires qui se déchaînent tantôt dans la nature, tantôt chez l’homme. Des passions d’un tel degré ne sont plus soumises à la volonté de l’individu qu’elles assaillent ; elles ne font plus partie de la sphère de sa vie consciente, mais elles éclatent pour ainsi dire en dehors de lui, par delà sa responsabilité. Vouloir juger un homme subjugué par la passion serait aussi absurde que de demander des comptes à un orage ou traduire en justice un volcan. Aussi ne peut-on guère rendre Marie Stuart responsable des actes insensés commis par elle pendant cette période de sujétion physique et morale : tous sont complètement étrangers à son genre de vie d’ordinaire normal et plutôt calme. Tous ont été accomplis dans l’enivrement, sans sa volonté et même contre sa volonté. Telle une somnambule, comme attirée par une force magnétique, elle se précipite vers le crime et la catastrophe, les yeux fermés et les oreilles bouchées. Aucun conseil ne peut la toucher, aucun appel l’arrêter ; ce n’est que lorsque le feu qui flambe en elle et la dévore se sera éteint qu’elle se réveillera, ravagée et usée. La vie de quiconque a passé par là est ruinée.

 

Car une passion de ce genre ne se renouvelle pas chez un individu. De même qu’une explosion dans un arsenal détruit toutes les munitions qui y sont emmagasinées, de même une explosion sentimentale comme celle qu’a vécue Marie Stuart épuise à jamais tout amour. Chez elle l’extase ne dure pas plus de six mois. Mais durant ce court laps de temps le feu qui brûle son âme est d’une telle intensité qu’elle ne peut plus être dans la suite que l’ombre de cette ardente flamme. De même que des poètes comme Rimbaud ou des musiciens comme Mascagni s’épuisent complètement dans une œuvre géniale unique, il y a des femmes qui dépensent en une seule passion toute leur réserve d’amour au lieu de la répartir avec ménagement sur des années et des années ainsi que le font les natures bourgeoises et modérées. En un seul élan ces femmes, véritables génies de l’autodestruction, se jettent dans les profondeurs de la passion d’où il n’y a plus ni retour ni salut. De cette sorte d’amour, qui, parce qu’il ne craint ni danger ni mort, mérite d’être appelé héroïque, Marie Stuart restera un exemple parfait, elle qui n’éprouva dans sa vie qu’une passion, mais qui s’y abandonna jusqu’au bout, jusqu’à l’annihilation totale de son moi.

 

Au premier abord il peut sembler étrange qu’un amour aussi élémentaire que celui de Marie Stuart pour Bothwell ait pu succéder si vite à son inclination pour Darnley. Et pourtant cette évolution est la seule logique et naturelle. Comme tout autre art, l’amour réclame un apprentissage : il doit être appris, éprouvé et expérimenté. Jamais ou presque jamais le premier essai ne donne des résultats tout à fait heureux ; cette loi éternelle de la psychologie, selon laquelle presque toujours une grande passion en implique une autre préalable et plus faible, Shakespeare, le meilleur connaisseur de l’âme qui soit, l’a admirablement décrite. C’est peut-être le trait le plus génial de son immortelle tragédie d’amour de ne point la faire commencer (comme un artiste de moindre talent l’eût fait à sa place) par le coup de foudre, par l’amour violent de Roméo pour Juliette, mais, d’une façon en apparence paradoxale, par l’inclination de Roméo pour une quelconque Rosalinde. On est ici en face d’une méprise du cœur avant la découverte de la chaude vérité, devant une situation préliminaire, un début, une demi-maladresse précédant la réussite. Shakespeare montre d’après cet exemple magnifique qu’il n’y a pas de connaissance sans pré-connaissance, pas de jouissance sans pré-jouissance, et que le sentiment amoureux a besoin d’être éveillé et allumé avant de pouvoir s’épanouir à l’infini. Ce n’est que parce que Roméo se trouve dans un état de tension intérieure, parce que son âme forte et passionnée aspire après la passion que la volonté d’amour qui est en lui saisit follement et aveuglément la première occasion qui s’offre, tout à fait par hasard, Rosalinde, pour ensuite, une fois qu’il a vu clair en lui-même, échanger rapidement son demi-amour contre l’amour total, Rosalinde contre Juliette. Marie Stuart se trouvait dans la même situation lorsqu’elle connut le jeune et beau Darnley, arrivé au moment favorable. Le souffle fade de ce garçon était trop faible pour pouvoir alimenter le feu qui brûlait en elle. Il était incapable de lui faire connaître le grand amour, de la faire flamber et se consumer. Le feu continua à couver obscurément, excitant les sens, tout en décevant l’âme. Mais un jour apparut celui à qui il était donné de l’attiser et en même temps de la délivrer de cet état douloureux. Aussitôt les flammes libérées atteignirent les cieux. De même que le sentiment de Roméo pour Rosalinde se dissout sans laisser de traces dans sa vraie passion pour Juliette, de même Marie Stuart oublie immédiatement son inclination sensuelle pour Darnley dans un amour absolu et extatique pour Bothwell. Car c’est une règle constante que les dernières passions se nourrissent et s’accroissent de toutes celles qui les ont précédées. Tout ce qu’on a cru éprouver jusqu’alors ne se réalise que dans un véritable amour.

 

Si nous voulons connaître l’histoire de l’amour de Marie Stuart pour Bothwell, deux sources d’informations s’offrent à nous : tout d’abord les papiers officiels et les chroniques du temps, ensuite une série de lettres et de poésies attribuées à la reine d’Écosse ; les deux sortes de documents, d’ailleurs, le rapport des faits et le témoignage moral, concordent tout à fait. Cependant ceux qui croient devoir défendre Marie Stuart au nom de principes retardataires contre une passion contre laquelle elle-même ne sut pas se défendre se refusent à reconnaître l’authenticité des lettres et des poésies. Ils les déclarent purement et simplement apocryphes, sans aucune valeur historique. On ne peut contester que leur thèse ait un certain fondement, ces écrits ne nous étant parvenus que dans des traductions et peut-être même mutilés. Les originaux dont on n’eût pu nier la valeur ont été détruits, et l’on sait même par qui. Aussitôt arrivé au pouvoir, Jacques VI, le fils de Marie Stuart, a livré aux flammes ces papiers « compromettants » pour l’honneur de sa mère. Depuis, une querelle acharnée se poursuit autour de l’authenticité ou de la non-authenticité des lettres dites « de la cassette », avec tout le parti pris qui, pour des raisons d’ordre religieux et national, s’est manifesté dans le jugement porté sur la reine. Il est donc nécessaire pour l’écrivain honnête de peser soigneusement les preuves fournies dans un sens ou dans l’autre. Mais sa décision ne peut être que personnelle, individuelle, parce que la preuve scientifique et juridique absolue, la présentation des originaux, n’est plus possible et que la valeur desdits documents ne peut être affirmée ou niée qu’en faisant intervenir la logique ou la psychologie.

Cependant quiconque veut vraiment voir et montrer Marie Stuart telle qu’elle est doit se prononcer. Il ne peut pas se contenter de répondre par un haussement d’épaules « forse che si, forse che no » et de glisser ainsi à côté de la question. Car c’est là que se trouve toute l’explication morale de l’évolution intérieure de Marie Stuart. Et s’il se prononce pour leur authenticité et prétend les utiliser comme des témoignages de valeur dans son exposé, il doit expliquer clairement et ouvertement sur quoi repose sa conviction.

On appelle ces lettres et sonnets les « lettres de la cassette » parce qu’on les trouva chez Bothwell après sa fuite précipitée, dans une cassette d’argent fermée à clé. Que Marie Stuart fit cadeau à Bothwell de ce coffret qu’elle avait reçu de François II, son premier mari, ainsi que de bien d’autres choses encore, le fait est certain ; il est également certain que Bothwell y a enfermé ses documents les plus secrets, entre autres, bien entendu, les lettres de Marie Stuart. Il ne fait aucun doute non plus que les écrits de la reine à son amant avaient un caractère imprudent et compromettant, car premièrement Marie Stuart fut toute sa vie une femme audacieuse et insouciante qui n’a jamais su cacher ses sentiments, et ensuite la joie immodérée que manifestèrent ses ennemis à la découverte de ces lettres le prouve suffisamment. En réalité, les partisans de la non-authenticité ne contestent plus sérieusement leur existence mais prétendent seulement que, durant le court laps de temps qui s’écoula entre la découverte des lettres, leur examen et leur présentation au Parlement, les lords auraient substitué aux originaux de méchants faux, et que par conséquent ce qui a été publié n’était pas du tout ce qui a été trouvé.

Mais maintenant la question se pose : qui, parmi les contemporains de Marie Stuart, a porté cette accusation ? En fait, personne. Le lendemain du jour où la cassette tomba entre les mains de Morton, les lords l’ouvrirent ensemble et jurèrent que les documents étaient authentiques ; le Parlement rassemblé les examina une seconde fois (il y avait là des intimes de Marie Stuart) et ne manifesta pas le moindre doute quant à leur valeur. Ils furent ensuite montrés une troisième fois, une quatrième fois, à York et à Hampton Court, comparés avec d’autres écrits de la main de la reine et jugés authentiques. Mais l’argument le plus convaincant est qu’Élisabeth en envoya une copie imprimée à toutes les cours d’Europe, car, si douteuse que pût être sa moralité, jamais la reine d’Angleterre n’eût patronné un faux manifeste, impudent, que n’importe lequel de ses auteurs aurait pu dévoiler un jour : cette politique avisée était bien trop prudente pour risquer de se faire prendre en flagrant délit d’imposture. La seule personne qui eût été tenue pour son honneur d’en appeler au monde entier, Marie Stuart, la principale intéressée, la soi-disant calomniée, n’éleva alors, fait étrange, qu’une tiède protestation et pas du tout persuasive. On la voit tout d’abord s’efforcer, par des négociations secrètes, d’empêcher que les lettres soient présentées à York – pourquoi, se demande-t-on, étant donné qu’un faux dont on aurait pu faire la preuve n’aurait fait que renforcer sa position ? Et si, en fin de compte, elle donne à ses représentants le mandat de repousser « en bloc », comme faux, tout ce qu’on pourrait avancer contre elle, cela ne signifie pas grand’chose chez cette femme, qui, en politique, n’avait pas trop l’habitude de respecter la vérité et qui exigeait que sa « parole de reine » fût considérée comme ayant plus de poids que toutes les preuves les plus formelles. Même lorsque Buchanan publie les lettres dans sa Détection et qu’elles circulent ainsi dans toutes les directions, qu’elles sont lues avidement à toutes les cours, elle n’élève aucune critique, ne fait pas entendre la moindre protestation, mais se contente tout simplement de traiter son ancien précepteur de latin d’« ignoble athée ». Dans ses lettres au pape, au roi de France ou à ses proches, jamais elle ne parle de faux et la cour de France qui, dès la première heure, eut en mains une copie des papiers trouvés dans la cassette s’est bien gardée d’en nier l’authenticité. Aucun de ses contemporains n’a par conséquent douté un seul instant de la valeur des lettres, aucun de ses amis n’a parlé publiquement d’une falsification de documents attribués à Marie Stuart. Ce n’est que cent ans plus tard que l’on a essayé de mettre en avant la question de faux lorsqu’on voulait présenter la reine d’Écosse comme la victime innocente et pure d’une infâme conspiration.

Ainsi l’attitude des contemporains, l’argument historique, parle absolument en faveur de l’authenticité, et, d’une façon tout aussi nette, à mon avis, l’argument philologique et l’argument psychologique. En ce qui concerne tout d’abord les poésies, qui, dans l’Écosse de l’époque, eût été capable d’écrire en un temps si court, dans une langue étrangère, le français, un cycle de sonnets qui supposent la connaissance la plus intime des événements privés de la vie de Marie Stuart ? Certes, l’histoire a enregistré d’innombrables cas de faux, et dans la littérature également toutes sortes de documents apocryphes ont souvent surgi d’une façon mystérieuse, mais il s’agissait dans ces cas-là, comme par exemple pour les poésies d’Ossian, de Macpherson, ou le manuscrit de Kœniginhof, de reconstructions philologiques d’époques depuis longtemps disparues. Jamais on n’a essayé d’attribuer faussement à un individu vivant la paternité de tout un cycle de poésies. Et n’est-il pas absurde d’imaginer que des hobereaux écossais, à qui la poésie était ce qu’il y avait de plus étranger au monde, aient pu, dans le dessein de compromettre leur reine, composer avec cette rapidité, cette vérité de sentiments, onze sonnets en langue française ! Quel était donc ce magicien anonyme ? À cette question aucun des paladins de la vertu de Marie Stuart n’a encore répondu. Disons que pour accomplir pareil tour de force, il eût fallu un Ronsard ou un Du Bellay, et les Morton, les Argyll, les Hamilton, les Gordon, s’ils savaient manier un glaive, étaient à peine capables de tenir une conversation de table en langue française !

Mais si l’authenticité des poésies est certaine (et elle n’est plus aujourd’hui mise en doute par personne) on est obligé de se prononcer aussi pour celle des lettres. Admettons qu’au moment de la traduction en latin et en écossais (deux lettres seulement ont été conservées dans la langue originale) on ait fait quelques légers changements de détail et peut-être même modifié un passage. Mais, dans l’ensemble, les mêmes raisons parlent en faveur de l’authenticité des lettres, et en particulier un dernier argument, d’ordre psychologique. Car si un soi-disant « consortium de criminels » eût voulu, par haine pour Marie Stuart, fabriquer des lettres compromettantes, il eût été naturel qu’il inventât des aveux très nets, la faisant apparaître sous un jour méprisable et comme une femme dépravée, perfide et méchante. Par contre c’eût été complètement absurde de fabriquer, dans l’intention de lui nuire, des lettres et des poésies comme celles qui nous ont été transmises et qui l’excusent plus qu’elle ne l’accusent, parce qu’elles expriment d’une façon poignante toute l’horreur éprouvée par Marie Stuart devant le fait de sa complicité dans le crime qui se prépare. Ce n’est pas la volupté de sa passion, mais sa détresse profonde que nous révèlent ces lettres, qui sont comme les cris étouffés d’un être brûlé vivant. Précisément parce qu’elles ont été écrites avec une telle maladresse, dans un tel trouble des idées, dans une précipitation, un bouleversement si visibles, par une main qui, on le sent, tremble d’émotion, – justement ce fait correspondait tout à fait à l’état de surexcitation dont témoignent les actes de Marie Stuart à cette époque. Seul un analyste génial de l’âme eût pu imaginer une trame psychologique si parfaite de faits connus. Mais Murray, Maitland et Buchanan, que les défenseurs professionnels de l’honneur de Marie Stuart ont accusés tour à tour, au hasard, de faux, n’étaient pas des Shakespeare, des Balzac, des Dostoïevski. C’étaient de petites âmes, assurément capables de canailleries, mais non de peindre dans le silence de leur cabinet un tableau de vérité morale aussi poignant que sont pour tous les temps les lettres de Marie Stuart. Le génie capable de les écrire, il eût fallu tout d’abord l’inventer, et c’est ainsi que l’historien impartial peut, la conscience tranquille, voir en Marie Stuart, dont seules la détresse et la souffrance morales ont fait un poète, l’auteur de ces lettres et de ces poésies qui sont l’explication la plus sûre des événements qui devaient amener un changement si profond dans le destin de la reine d’Écosse.

 

C’est par l’aveu que Marie Stuart en fait dans ses poésies qu’on connaît le début de sa malheureuse passion. C’est par quelques lignes brûlantes qu’on sait que cet amour ne s’est pas développé lentement, ne s’est pas cristallisé peu à peu, mais s’est jeté d’un seul coup sur cette femme qui ne se doutait de rien, l’attachant à lui pour toujours. La cause directe est un acte physique grossier, une attaque brusque de Bothwell, un demi-viol, sinon un viol complet. Les vers suivants jettent un véritable éclair sur ces ténèbres :

Pour luy aussi j’ai jette mainte larme,

Premier qu’il fust de ce corps possesseur,

Duquel alors il n’avoit pas le cœur.

Subitement on comprend toute la situation. Depuis des semaines, Marie Stuart et Bothwell ont eu de plus en plus souvent l’occasion d’être ensemble ; en sa qualité de premier conseiller et de commandant suprême de l’armée, il l’a accompagnée partout dans ses déplacements et parties de plaisir. Mais pas un seul instant elle n’a vu dans cet homme pour qui elle vient justement de choisir une jolie femme dans la noblesse, et à l’union duquel elle a assisté, un soupirant. Par ce mariage elle devait se sentir doublement sûre et inviolable vis-à-vis de son fidèle vassal. Elle pouvait donc candidement voyager avec lui, rester auprès de lui sans crainte. Mais le sentiment imprudent de sécurité et de confiance, qui est le trait le plus précieux de son caractère, constitue toujours pour elle un danger. Probablement – on croit voir la chose – se permet-elle de temps en temps avec Bothwell une de ces innocentes familiarités, une de ces coquetteries féminines qui lui ont déjà été si funestes avec Chastelard et Riccio ? Peut-être reste-t-elle longtemps seule avec lui dans ses appartements, peut-être bavarde-t-elle alors avec plus d’intimité que ne le permet la prudence, peut-être plaisante-t-elle, joue-t-elle, badine-t-elle avec lui. Mais Bothwell n’est pas un Chastelard, un pinceur de luth, un troubadour romantique, un Riccio, un flatteur, un parvenu, c’est un homme au sang chaud et aux muscles forts, aux instincts puissants et qui ne recule devant aucune témérité. Un tel homme ne se laisse pas impunément provoquer et exciter. Il passe brutalement à l’attaque, empoigne la femme, qui se trouve depuis longtemps dans un état d’excitation et d’énervement extrêmes et dont les sens ont été aiguillonnés par sa folle inclination pour Darnley sans être vraiment apaisés : « Il se fait de son corps possesseur », il la prend par surprise ou la viole (qui peut mesurer la différence dans de tels instants où la volonté et la résistance se fondent si voluptueusement ?). Bothwell n’avait sans doute rien prémédité, ce n’était pas non plus la réalisation d’un désir contenu, mais un acte d’érotisme spontané, sans aucun caractère sentimental, un pur acte physique.

L’effet produit sur Marie Stuart est foudroyant. Quelque chose de tout à fait nouveau a fait irruption comme un orage dans sa vie : en violant son corps, Bothwell a en même temps bouleversé son âme. Chez ses deux maris, l’enfant-époux de quinze ans, François II, et le jeune Darnley, elle n’a trouvé que des individus sans virilité, des faibles et des mous. Déjà il lui était devenu tout naturel d’être celle qui donne, qui rend les autres heureux, la maîtresse, la souveraine dans ce domaine intime également, et jamais celle qui prend, qui reçoit, qui est subjuguée. Mais l’acte brutal de Bothwell – ses sens enivrés en sont encore tout étourdis – l’a mise brusquement en face d’un homme véritable, d’un homme qui a réduit à bien peu de choses ses forces féminines, sa pudeur, sa fierté, son assurance, qui lui a révélé avec volupté le monde volcanique qu’elle portait en elle et dont elle ignorait jusqu’alors l’existence. Avant même de s’être rendu compte du danger, avant même d’avoir tenté une résistance, elle est déjà vaincue, la dure enveloppe qui la protégeait est brisée, et le feu qui couvait en elle l’envahit et la dévore. Il est probable que le premier sentiment qu’elle éprouve devant cette attaque est la colère, l’indignation, une haine mortelle pour l’homme qui vient d’avoir raison de sa fierté féminine. Mais on sait qu’en vertu d’un des plus profonds secrets de la nature, toujours les extrêmes se touchent. De même que la peau est incapable de distinguer entre l’extrême froid et l’extrême chaud, au point que le froid peut brûler comme si c’était du feu, de même il arrive fréquemment que les sentiments les plus opposés se confondent avec rapidité. En l’espace d’un instant la haine peut se transformer dans l’âme d’une femme en amour, et son orgueil offensé en aveugle soumission, son corps peut vouloir follement ce qu’une seconde encore auparavant il avait refusé avec la dernière énergie. Quoi qu’il en soit, à partir de ce moment, cette femme jusque-là plutôt calme, brûle d’un amour ardent qui la consume. Tous les piliers sur lesquels elle s’appuyait : honneur, dignité, décence, respect de soi, raison, s’écroulent ; et une fois précipitée à terre, elle ne pense qu’à descendre encore, s’enfoncer de plus en plus et se perdre complètement. Une jouissance nouvelle, inconnue, s’est abattue en elle, et elle s’y abandonne avec avidité et enivrement, jusqu’à l’autodestruction : et humblement elle embrasse la main de l’homme qui a détruit son orgueil de femme et lui a appris en même temps l’extase de l’abandon.

Cette passion d’une puissance extraordinaire n’a rien d’analogue avec la première, celle éprouvée pour Darnley. Avec celui-ci son désir de se donner n’avait fait que se découvrir et s’essayer. C’est seulement maintenant qu’elle l’éprouve dans toute sa force. Avec Darnley elle ne voulait que partager sa couronne, son pouvoir, sa vie. En ce qui concerne Bothwell, il n’en est pas ainsi ; elle ne veut pas lui donner ceci ou cela, mais tout ce qui est à elle, tout ce qu’elle possède sur terre ; elle veut s’appauvrir pour l’enrichir, s’humilier pour l’élever. Dans une heure d’extase mystérieuse elle rejette tout ce qui la lie à quelqu’un, à quelque chose pour le prendre, le garder, lui, l’Unique. Elle sait que ses amis se détourneront d’elle, que le monde la méprisera, l’insultera, mais précisément cela lui donne une fierté nouvelle, qui remplacera celle qu’elle a foulée aux pieds. Et avec enthousiasme elle proclame :

Pour luy depuis fay méprisé l’honneur,

Ce qui nous peust pourvoir de bonheur

Pour luy fay hazardé grandeur et conscience,

Pour luy tous mes parens fay quittés et amys,

Et tous aultres respects sont apart mis.

Pour luy tous mes amys j’estime moins que rien,

Et de mes ennemis je veux espérer bien.

J’ay hazardé pour luy et nom et conscience

Je veux pour luy au monde renoncer,

Je veux mourir pour luy faire avancer.

Elle n’a plus besoin de rien pour elle, tout est pour celui à qui elle appartient corps et âme :

Pour luy je veux rechercher la grandeur,

Et feray tant que de vray cognoistra

Que je n’ay bien, heur ne contentement,

Qu’a l’obeyr et servir loyaument.

Pour luy fattendz toute bonne fortune,

Pour luy je veux guarder santé et vie,

Pour luy tout vertu de suivre fay envie,

Et sans changer me trouvera tout une.

Tout ce qu’elle possède, tout ce qui lui est propre, royaume, bonheur, corps, âme, elle le jette dans l’abîme de sa passion, et dans ces profondeurs elle s’abandonne à sa frénésie amoureuse.

 

Une tension aussi violente, une telle surtension des sentiments transforme fatalement l’âme. La passion démesurée de Marie Stuart lui insuffle une énergie inconnue. Ses forces physiques et morales sont tout à coup décuplées ; des possibilités et des facultés se manifestent en elle qu’elle ignorait et ne connaîtra jamais plus par la suite. Marie Stuart peut galoper à cheval pendant quinze heures et passer ensuite la nuit à veiller et à écrire des lettres sans éprouver de fatigue. Elle, qui n’a composé que de courtes épigrammes et de petites poésies de circonstance, peut écrire d’un seul jet, dans une inspiration enflammée, cette suite de sonnets où sa joie et sa souffrance s’expriment avec une force et une éloquence si frappantes. Cette femme d’ordinaire si imprudente et si insouciante est capable de dissimuler pendant plusieurs mois ses relations avec Bothwell. Elle peut, devant autrui, parler froidement avec l’homme dont le moindre contact la fait trembler, comme avec un subordonné, elle sait feindre la gaîté alors que ses nerfs se déchirent et que son âme crie de désespoir. Un sur-moi a brusquement surgi en elle qui lui prête une force étrange.

Mais ces exploits imposés à sa volonté sont suivis de terribles abattements. Marie Stuart reste ensuite couchée des journées entières, complètement épuisée ; ou bien, l’esprit trouble, elle erre en sanglotant pendant des heures dans ses appartements, souhaite d’être morte et supplie qu’on lui donne un poignard pour se tuer. À la longue, son corps ne peut plus supporter cette lutte ardente et furieuse avec elle-même, il se révolte. Rien ne montre plus nettement à quel point ses forces physiques sont ébranlées que le fameux épisode de Jedburgh. Le 7 octobre 1566, Bothwell a été grièvement blessé par un braconnier. Marie Stuart apprend la chose alors qu’elle est en route pour cette ville où elle doit tenir sa cour de justice. Tout de suite elle pense à se précipiter au château de l’Hermitage situé à vingt-cinq milles de là où est alité son amant. Mais vite elle se retient de crainte de se trahir. Pourtant la nouvelle l’a terriblement secouée car l’observateur le plus impartial de son entourage, l’ambassadeur français du Croc, qui, à ce moment-là, ne pouvait pas encore se douter le moins du monde des rapports intimes de Marie Stuart avec Bothwell, communique à Paris : « Ce ne lui eût pas été peu de chose de le perdre. » Maitland, lui aussi, remarque sa distraction et sa nervosité, mais ignorant ce qui se passe, il déclare que ces « sombres pensées et cette mauvaise humeur ont leur cause dans les rapports de la reine avec le roi ». Ce n’est qu’une semaine plus tard, lorsque la cour de justice a fini de siéger, que Marie Stuart, accompagnée de Murray et de quelques nobles, accourt à bride abattue auprès de Bothwell. Elle reste deux heures au chevet du blessé, puis s’en retourne au même galop d’enfer pour essayer de dominer dans cette course folle l’inquiétude qui la torture. Mais quand on l’aide à descendre de son cheval, elle tombe sans connaissance. La fièvre s’empare d’elle, une fièvre nerveuse typique, qui la fait délirer et se tordre. Puis soudain son corps se raidit, elle ne voit plus rien, ne sent plus rien ; autour de l’énigmatique malade les médecins et les lords sont perplexes. On envoie des messagers dans toutes les directions à la recherche du roi, l’évêque est appelé pour lui administrer l’extrême-onction. Pendant huit jours, Marie Stuart demeure ainsi entre la vie et la mort. On eût dit que sa volonté secrète de ne plus vivre avait, dans une effroyable explosion, brisé ses nerfs et anéanti ses forces. Mais ce qui montre avec une netteté clinique le caractère purement moral, hystérique de cet effondrement, c’est qu’elle se sent aussitôt mieux à l’arrivée de Bothwell, convalescent, que l’on a amené en voiture à Jedburgh. Et deux semaines plus tard, celle qu’on croyait déjà morte, remonte à cheval. Le mal était moral. Il est parti comme il était venu, par la volonté de la malade. Marie Stuart n’en reste pas moins encore pendant des semaines toute bouleversée. Même ceux qui ne la connaissent que très peu remarquent qu’elle est devenue « tout autre ». Quelque chose dans ses traits, dans son être, a changé, son habituelle insouciance et son assurance l’ont quittée. Elle vit et agit comme un être sous le poids de lourdes préoccupations. Elle s’enferme dans sa chambre d’où, à travers les portes, les servantes l’entendent pleurer et gémir. Elle d’habitude si confiante ne se confie plus à personne. Ses lèvres restent closes, et personne ne soupçonne l’effroyable secret qu’elle porte en elle jour et nuit et qui l’écrase peu à peu.

 

Ce qui rend cette passion à la fois grandiose et effrayante, c’est que la reine sait dès le début que son amour est criminel et absolument sans issue. Déjà après la première étreinte le réveil a dû être effroyable, lorsque les deux amants, tels Tristan et Iseult au sortir de l’ivresse où les a plongés le philtre d’amour, se rappellent soudain qu’ils ne vivent pas seuls dans l’infini de leur sentiment mais sont liés à ce monde par toute sorte de devoirs. Moment tragique en vérité que celui où ils se sont repris et rendu compte à quelle folie ils venaient de succomber : car elle, qui s’est donnée, est l’épouse d’un autre homme, et lui, à qui elle s’est donnée, est le mari d’une autre femme. C’est un adultère, et un double adultère que leurs sens, dans leur frénésie, ont commis. Et combien y a-t-il de temps, quinze, vingt ou trente jours, que Marie Stuart, reine d’Écosse, a signé et fait publier un édit punissant de la peine capitale l’adultère et toute autre forme de luxure non permise ? Leur passion a son point de départ dans le crime et si elle veut durer elle ne le peut que par de nouveaux crimes. Pour pouvoir se lier éternellement, il leur faut se débarrasser par la violence, l’une de son mari, l’autre de sa femme. Cet amour criminel ne peut donner que des fruits empoisonnés, et Marie Stuart sait que désormais il n’y a plus de repos ni de salut pour elle. Mais c’est précisément dans des moments aussi désespérés que s’éveille en elle l’audace de tenter l’impossible et de défier le destin. Elle ne reculera pas lâchement ; elle poursuivra témérairement sa route jusqu’au bout, jusqu’à l’abîme. Peu lui importe que tout soit perdu, son bonheur n’est-il point de savoir qu’elle s’est sacrifiée pour lui :

Entre ses mains, et en son plain pouvoir,

Je metz mon fils, mon honneur et ma vie,

Mon pais, mes subjects, mon âme assubjectie

Est tout à luy et n’ay autre vouloir

Pour mon objet que sans le dessevoir

Suivre je veux, malgré toute l’envie

Qu’issir en peult.

Advienne que pourra ! Maintenant qu’elle a renoncé à tout pour Bothwell, l’indiciblement aimé, l’amante démesurée ne craint plus au monde qu’une chose : la perte de cet homme.

Mais le pire des tourments dans cette situation terrible ne sera pas épargné à Marie Stuart. Malgré toute sa folie, elle est trop clairvoyante pour ne pas bientôt se rendre compte que cette fois encore elle se gaspille en vain, que l’homme pour lequel ses sens brûlent ne l’aime pas véritablement. Bothwell l’a prise de la même façon qu’il a pris beaucoup d’autres femmes : rapidement, brutalement, sensuellement. Et il est prêt à la quitter, indifférent, comme il l’a fait avec celles-là, une fois ses désirs apaisés. Pour lui cette possession n’a été que la satisfaction d’un désir érotique, une brève aventure, et l’infortunée est obligée de s’avouer que ce maître adoré de ses sens n’éprouve pour elle aucun amour particulier :

Vous m’estimez légière, que je voy,

Et si n’avez en moy nulle asseurance,

Et soubçonnez mon cœur sans apparence,

Vous deffiant à trop grand tort de moy.

Vous ignorez l’amour que je vous porte ;

Vous soubçonnez qu’autre amour me transporte ;

Vous estimez mes parolles du vent,

Vous despeignez de cire mon las cœur ;

Vous me pensez femme sans jugement ;

Et tout cela augmente mon ardeur.

Au lieu de se détourner fièrement de l’ingrat, au lieu de se dominer, de se maîtriser, cette femme ivre d’amour se jette à genoux devant lui pour le retenir. Son orgueil d’autrefois s’est bizarrement transformé en une humiliation sans pareille. Elle supplie, elle mendie, elle s’offre comme une marchandise à l’adoré qui ne veut pas l’aimer. Elle a perdu à tel point tout sentiment de dignité qu’elle, naguère si fière, lui énumère tout ce qu’elle est prête à faire pour lui et que sans cesse elle l’assure, jusqu’à l’importuner de sa soumission la plus servile :

Car c’est le seul désir de vostre chère amye,

De vous servir et loyaument aymer,

Et tous malheurs moins que riens estimer

Et vostre volunté de la mien suivre.

Vous cognoistrez avecques obéissance,

De mon loyal devoir n’obmettant la science,

À quoi j’estudiray pour tousjours vous complaire

Sans aymer rien que vous, soubs la subjection

De qui je veux, sans nulle fiction,

Vivre et mourir

C’est un spectacle atroce et poignant que cet anéantissement complet de l’amour-propre chez une femme fière comme elle, qui, après n’avoir craint jusqu’ici aucune puissance au monde ni aucun danger terrestre, en arrive maintenant aux pratiques les plus honteuses d’une jalousie envieuse et perfide. Marie Stuart doit avoir remarqué à quelque signe que Bothwell lui est moins attaché qu’à sa jeune femme et qu’il ne pense nullement à la quitter pour elle. La voici à présent qui s’efforce – il est vraiment effroyable de constater comment un grand sentiment peut rendre une femme mesquine – de diminuer de la manière la plus méchante, la plus basse, la plus indigne, l’épouse qu’elle-même a choisie. Elle excite la vanité masculine de Bothwell en lui rappelant (sans doute à la suite de quelque confidence d’ordre intime) que sa femme ne montre pas suffisamment d’ardeur dans ses étreintes et qu’au lieu de se donner à lui avec passion elle ne le fait qu’à demi. Elle autrefois tout orgueil et toute fierté, compare les sacrifices qu’elle a faits pour lui, Bothwell, avec les avantages de toutes sortes que sa femme tire de la position qu’il occupe. C’est auprès d’elle, Marie Stuart, qu’il doit rester, auprès d’elle seule, et il ne faut pas qu’il se laisse tromper par les lettres, les larmes et les supplications de cette femme « fausse » :

Et maintenant elle commence à voir

Qu’elle estoit bien de mauvais jugement

De n’estimer l’amour d’un tel amant.

Elle vouldroit bien mon amy dessevoir

Par les escripts tous fardez de sçavoir…

Et toutesfois ses parolles fardez,

Ses pleurs, ses plaincts remplis de fictions,

Et ses hauts cris et lamentations,

Ont tant guagné que par vous sont guardez

Ses lettres escriptes, ausquelles vous donnez foy,

Et si l’aymez et croiez plus que moy.

Ses cris sont de plus en plus désespérés. Il ne faut pas qu’il la confonde, elle, la seule digne, avec l’indigne, il faut qu’il la répudie, celle-là, pour s’unir à elle, Marie Stuart, car elle est prête, quoi qu’il arrive, à braver avec lui la vie et la mort. Il peut tout exiger d’elle, et elle le lui demande à genoux, comme preuve de fidélité et de dévouement éternels, elle est prête à tout sacrifier : maison, foyer, biens, couronne, honneur, et même son enfant. Qu’il prenne tout et qu’il soit à elle seule, à elle, qui ne vit plus que pour lui, son bien-aimé.

 

Maintenant s’éclaire le fond de ce paysage tragique. Grâce aux aveux surabondants de Marie Stuart, la scène devient tout à fait nette. Pour Bothwell qui l’a prise par hasard, l’aventure en réalité est finie. Mais elle qui s’est donnée à lui corps et âme veut le garder, et le garder à jamais. Une longue liaison n’intéresse pas cet homme ambitieux et qui est d’ailleurs heureux avec sa femme ; cependant pour sa commodité, pour les avantages qu’il peut en tirer, Bothwell ne semble pas prêt à rompre tout de suite ses relations amoureuses avec la femme qui dispose de tous les honneurs et dignités en Écosse, il accepterait Marie Stuart comme concubine à côté de sa femme. Mais cela ne peut suffire à une reine, qui a une âme de reine, à une femme qui ne veut pas partager. Comment faire ? Comment attacher à soi éternellement cet aventurier farouche et effréné ? Des promesses de fidélité et de dévouement sans bornes ne peuvent qu’ennuyer un homme de cette sorte, il en a trop souvent entendu de la part d’autres femmes. Une seule chose peut le séduire, la chose suprême que tant d’autres ont recherchée : la couronne. Si indifférent qu’il puisse être à Bothwell de continuer à être l’amant d’une femme qu’il n’aime pas, la pensée qu’elle est reine et qu’il pourrait à ses côtés devenir roi d’Écosse n’est pas sans séduction.

Assurément cette idée semble absurde au premier abord : l’époux légitime de Marie Stuart, Henry Darnley, vit encore, et il n’y a pas place pour un second roi. Cependant c’est elle, et elle seule qui lie à partir de ce moment Bothwell et Marie Stuart. La malheureuse sait qu’en dehors de la couronne rien ne peut retenir auprès d’elle cet homme orgueilleux et indépendant. Et pour conserver son amour, il n’est pas de prix que cette femme enivrée qui a depuis longtemps oublié honneur, considération, dignité, loi, ne soit prête à payer. Si un crime est nécessaire pour procurer cette couronne à Bothwell, Marie Stuart, aveuglée par sa passion, ne reculera pas.

Car de même que Macbeth n’a d’autre possibilité de devenir roi, pour réaliser la prédiction diabolique des sorcières, qu’en supprimant la famille royale, de même Bothwell ne peut devenir roi d’Écosse par des moyens honnêtes, légaux. Ce n’est qu’en passant sur le cadavre de Darnley qu’il y arrivera.

 

Même si la promesse formelle, faite par écrit, qui fut trouvée, paraît-il, dans la célèbre cassette d’argent et où Marie Stuart l’assure qu’elle « l’épousera envers et contre toutes objections possibles de ses proches et d’autres personnes », même si cette promesse était apocryphe, Bothwell n’a pas besoin de lettre et de sceau pour être sûr d’elle. Trop souvent elle s’est plainte à lui, comme à beaucoup d’autres, de la souffrance qu’elle éprouve à l’idée que Darnley est son époux, la façon dont elle lui dit dans ses sonnets, et plus encore à certains moments d’abandon, à quel point elle désire se lier à lui pour toujours est trop engageante pour qu’il ne sache pas qu’il peut tenter les actes les plus osés et les plus fous.

D’autre part, Bothwell sait aussi qu’il peut compter sur l’appui des lords. Il sait qu’ils sont tous unis dans une même haine pour ce garçon encombrant et insupportable qui les a tous trahis et que rien ne pourrait être plus agréable qu’une solution permettant de l’éloigner le plus rapidement possible de l’Écosse. Il a même assisté à cet entretien mémorable qui eut lieu au mois de novembre au château de Craigmillar en présence de Marie Stuart et où l’on décida pour ainsi dire du sort de Darnley. Les plus hauts dignitaires du royaume, Murray, Maitland, Argyll, Huntly et Bothwell s’étaient mis d’accord à cette époque pour faire à la reine cette étrange proposition : si elle acceptait de rappeler les assassins de Riccio, les Morton, Lindsay et Ruthven, ils se faisaient forts de la débarrasser de Darnley. Devant la reine on ne parle tout d’abord que de la forme légale « to make her quit of him », d’un divorce. Mais Marie Stuart pose comme condition que cette délivrance doit se faire de façon à ne causer aucun préjudice à son fils. À quoi Maitland se contente de répliquer d’une façon ambiguë qu’elle devait s’en remettre à eux pour le choix de la forme et des moyens et qu’ils arrangeraient la chose de manière que son fils n’en souffrît pas. Quant à Murray, il fermerait les yeux. Devant cette déclaration, la reine répète encore une fois que rien ne doit être entrepris qui « puisse peser sur sa conscience ou son honneur ». Ces discours obscurs ont un sens mystérieux. Une chose est claire cependant, c’est que déjà à cette époque, tous, Marie Stuart, Murray, Maitland, Bothwell, les principaux acteurs de la tragédie, étaient d’accord pour écarter Darnley, mais on n’avait pas encore décidé si ce serait par la douceur, l’adresse ou la violence.

Bothwell, le plus impatient et le plus hardi de tous, est pour la violence. Il ne peut pas et ne veut pas attendre, car il ne s’agit pas seulement pour lui de se débarrasser de Darnley, mais d’hériter de la couronne et du royaume. C’est pourquoi, tandis que les autres ne font que désirer et patienter, lui est résolu à agir. D’une façon quelconque, il a dû chercher de bonne heure des complices parmi les lords. Mais ici les documents historiques font encore une fois défaut ; la préparation d’un crime se fait du reste toujours dans l’ombre ou dans le demi-jour. Jamais on ne saura combien de lords et lesquels il a mis au courant de son projet, ni ceux qu’il a vraiment amenés à y participer ou seulement à le tolérer. Murray semble avoir connu le complot, mais n’y avoir pas participé, cependant que Maitland n’aurait pas hésité à aller plus loin. On peut tenir pour véridique la confession de Morton avant sa mort. Rentrant d’exil et animé d’une haine mortelle pour Darnley, qui l’a trahi, il voit venir à lui Bothwell qui lui propose sans détour de participer à l’assassinat du roi. Après la dernière expérience qu’il vient de faire où il a été abandonné par ses complices, Morton est devenu prudent. Il hésite et demande des garanties. Tout d’abord il veut savoir si la reine est d’accord. Sans hésiter Bothwell répond affirmativement. Mais Morton ne se contente pas de paroles que l’on nie ensuite si facilement. Avant de s’engager il exige qu’on lui montre, noir sur blanc, l’approbation écrite de la reine. Il veut, selon la vieille coutume écossaise, un bond en règle, qu’il puisse montrer pour sa décharge en cas de suites désagréables. Bothwell le lui promet. Mais, bien entendu, il ne pourra jamais apporter ce bond, car un mariage futur entre lui et Marie Stuart n’est possible que si celle-ci reste entièrement à l’arrière-plan et peut paraître avoir été « surprise » par les événements.

Bothwell est donc obligé de se charger de tout. Mais il est assez résolu pour accomplir le meurtre sans assistant. En tout cas il s’est déjà rendu compte, à la façon équivoque dont Morton, Murray et Maitland ont accueilli son plan, qu’il ne rencontrera chez eux aucune opposition ouverte. Si ce n’est par des lettres revêtues de sceaux, ils ont tous, par leur silence significatif et leur neutralité bienveillante, donné leur approbation. Et du jour où Marie Stuart, Bothwell et les lords sont d’accord, c’en est fait de la vie de Darnley.

 

Maintenant tout est prêt. Bothwell s’est entendu avec quelques-uns de ses suppôts, le lieu et le genre d’assassinat ont été fixés dans des conversations secrètes. Il ne manque plus qu’une chose pour que le meurtre puisse être commis : la victime. Car Darnley, si fou qu’il soit, doit avoir eu quelque vague pressentiment de ce qui l’attend. Déjà plusieurs semaines auparavant il s’est refusé, comme on l’a vu, d’entrer à Holyrood aussi longtemps que certains lords s’y trouveraient. Il ne se sent même plus en sûreté au château de Stirling depuis que les assassins de Riccio, qu’il a abandonnés, sont rentrés en Écosse à la suite de leur grâce, qui est lourde de sens. Sourd à tous les appels et à toutes les invites, il ne quitte plus Glasgow. Là il est avec son père, le comte de Lennox, avec des alliés, dans une demeure sûre, et, en cas de danger, si ses ennemis approchaient trop, un navire sur lequel il peut fuir l’attend dans le port. Comme si le sort voulait le protéger au dernier moment, voici qu’au début de janvier 1567 il est atteint de la petite vérole, ce qui est un prétexte admirable pour rester plus longtemps dans sa solide retraite.

Cette maladie contrecarre d’une façon inattendue les plans de Bothwell, qui attend impatiemment la victime à Édimbourg. Pour une raison quelconque, que nous ne connaissons pas, il doit avoir été pressé d’accomplir son acte, soit qu’il fût impatient de s’emparer de la couronne, soit qu’il craignît à juste titre qu’une conspiration comportant des complices pût être connue à la longue, soit encore que ses rapports intimes avec la reine commençassent à être visibles. Ce qui est certain, c’est qu’il ne veut pas attendre plus longtemps. Mais comment faire venir Darnley, qui est malade et de plus se méfie ? Comment le faire sortir de son lit et de sa maison fortifiée ? Une invitation officielle le mettrait sur ses gardes, et ni Murray ni Maitland, ni qui que ce soit à la cour n’est suffisamment lié avec lui, l’homme détesté de tous, pour pouvoir le décider à revenir. Il n’y a qu’une seule personne qui pourrait le faire : Marie Stuart. N’a-t-elle point déjà, à deux reprises, réussi à soumettre ce malheureux à son entière volonté ? Elle seule peut endormir la méfiance de la victime et l’attirer. Elle seule peut se livrer avec succès à cette monstrueuse entreprise. Et comme elle-même n’est plus maîtresse de sa volonté, mais soumise aux ordres de son despote, Bothwell n’a qu’à ordonner et l’incroyable, ou plutôt ce que le sentiment se refuse à croire, se produit : le 22 janvier, Marie Stuart, qui depuis des mois évite tout contact avec Darnley, se rend à cheval à Glasgow, soi-disant pour voir son mari malade, mais en réalité pour l’attirer à Édimbourg, où la mort l’attend avec impatience.

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