VI LA LIBERTÉ

Nous avons vu la saine économie donner la main à la morale et contre-signer, après elle, la loi de solidarité.

Hier elle vous disait : Tous les hommes sont frères. Elle vient vous dire aujourd’hui : Tous les hommes sont libres.

Libres de travailler quand et comme il leur plaît, de produire, de consommer, d’échanger, à prix débattu, les biens et les services de tout genre.

Cela découle de la définition même du droit. En principe, l’individu fait légitimement tout ce qui lui plaît, pourvu qu’il ne nuise à personne. Son droit n’a pour limite que le droit d’autrui. La seule barrière qui l’arrête est l’inviolabilité des autres hommes, respectable et sacrée au même degré que la sienne.

Donc il est naturel et juste que je choisisse entre tous les travaux utiles celui qui s’accommode le mieux à mes facultés ; que je produise les biens qu’il me plaît de produire, que j’en consomme ce que je veux, et que j’échange le surplus, de gré à gré, contre les biens qui me semblent préférables.

Cette déduction est si logique qu’on est presque honteux de l’écrire pour l’enseignement d’un peuple éclairé.

Mais il y a dans l’ordre moral, comme dans l’ordre physique, des mines aussi vieilles que le monde et découvertes depuis hier. L’or a dormi longtemps dans les placers de la Californie avant d’éblouir l’Europe et l’Amérique ; la véritable notion du droit a sommeillé longtemps dans les profondeurs de la conscience avant d’éclairer le genre humain.

Songez donc que depuis l’origine des siècles jusqu’au jour où nous agitons ensemble cette grande question, il y a eu des esclaves ici-bas ! Des esclaves, c’est-à-dire des hommes qui ne s’appartiennent pas à eux-mêmes et qui sont comme les mains, les bras et les pieds d’une autre tête. La première fois qu’un vainqueur, par satiété ou par fatigue, n’a voulu ni manger ni égorger son vaincu, il lui a dit : « Je te laisse la vie, à condition que tu vivras pour moi. Ton travail m’appartient ; tout ce que tu produiras sera ma chose, y compris tes enfants, s’il me plaît de t’accoupler. Entre dans cette étable d’hommes et attends-y tes compagnons ! Songez que cette noble France où nous nous honorons d’être nés n’a aboli le servage sur son territoire qu’en 1789, et l’esclavage dans ses colonies qu’en 1848. Rappelez-vous que la servitude est encore une institution florissante dans quatre parties du monde sur cinq, et conservée dans un coin de la cinquième.

La production de l’esclave est arbitrairement déterminée par le maître. C’est le maître qui lui dit : Tu cultiveras la terre ; ou : Tu tourneras une meule ; ou : Tu feras l’éducation de mes fils.

La consommation de l’esclave est réglée par le maître : Voici ton vêtement pour l’année et ta ration pour la journée. »

D’échange, entre le maître et l’esclave, il n’en est pas question. L’un ne doit rien, l’autre doit tout. Entre la servitude absolue et la liberté absolue, se place une forme intermédiaire : la tutelle. La population libre de la France est restée en tutelle jusqu’à 1789.

Si vous analysez de bonne foi, sans dénigrement, le principe de notre vieille monarchie, voici ce que vous en tirez : Le roi, délégué par le ciel au gouvernement d’un grand peuple et d’un vaste territoire, doit représenter la Providence ici-bas en assurant, s’il est possible, le bonheur de ses sujets. Son pouvoir absolu n’est qu’un instrument dont il use au profit de quelques millions d’hommes, ou, pour mieux dire, d’enfants ; car tous les Français sont mineurs, relativement à lui. Comme un père à ses fils, il interdit à ses sujets les dépenses qui lui paraissent exagérées, il publie des édits contre le luxe de la table, des voitures ou des habits. Les lois somptuaires, destinées à limiter la consommation d’un chacun, se succèdent depuis Charlemagne jusqu’aux derniers jours de Louis XIV. Et l’Encyclopédie de Diderot, le plus audacieux monument de l’esprit français avant 89, souhaite naïvement que ces lois puissent être exécutées.

Un bon père prémunit ses enfants contre le danger des mauvaises lectures. Le roi lit tous les livres avant son peuple et ne laisse imprimer que les bons, ou jugés tels.

L’autorité paternelle assigne une carrière à chacun des enfants. Le roi permet aux uns les professions qu’il interdit aux autres. Il en réserve quelques-unes pour lui-même ; il décide que telle industrie fleurira à telle place, en telles mains, et que nul n’y pourra toucher sans autorisation. Chaque corps de métier s’organise à l’abri d’un bon et solide privilége ; le métier tend à devenir héréditaire, comme en Égypte, suivant l’idéal proposé par Bossuet dans son discours au grand dauphin :

« La loi assignait à chacun son état, qui se perpétuait de père en fils. On ne pouvait ni en avoir deux, ni changer de profession… on faisait mieux ce qu’on avait vu faire et à quoi on s’était uniquement exercé dès son enfance. »

Les plus nobles esprits de l’ancien régime, même lorsqu’ils se lançaient dans l’utopie, n’allaient pas au-delà d’une tutelle perfectionnée. Voyez plutôt Fénelon dans sa monarchie imaginaire de Salante. Il fixe l’étendue de terre que chaque famille pourra posséder ; il impose un plan officiel à toutes les habitations privées, il détermine le vêtement de tous les citoyens suivant leur rang, il rédige le menu de leur repas, limite la quantité de vin qu’ils pourront boire, interdit la consommation des liqueurs, des parfums, des broderies riches, des étoffes façonnées, de l’orfévrerie, de la musique efféminée ; il règle le mobilier de chaque famille, arrache la moitié des vignes du pays, prend tous les ouvriers de luxe et les envoie aux champs, décrète l’amende et même la prison contre ceux de ces pauvres qui cultiveront mal leur terre, établit des magistrats à qui les marchands rendaient compte de leurs effets, de leurs profits, de leur dépense et de leurs entreprises. Il ne leur était jamais permis de risquer le bien d’autrui, et ils ne pouvaient même risquer que la moitié du leur. D’ailleurs la liberté du commerce était entière. »

Qu’en pensez-vous ?

Ce n’est pas sans dessein que j’ai cité deux livres écrits sous l’œil du grand roi, par deux précepteurs royaux pour instruire deux héritiers du trône.

La royauté de droit divin croyait bien faire en touchant à tout ; elle imitait, dans la mesure de ses pauvres moyens, cette Providence d’en haut, qui surveille jusqu’aux infiniment petits du monde. Le prince était de bonne foi lorsqu’il privilégiait presque toutes les industries, lorsqu’il déterminait les conditions de capacité, de moralité et de finance sans lesquelles personne ne pourrait être orfévre, ébéniste ou drapier.

Tandis qu’un certain nombre de citoyens étaient exclus de l’industrie pour cause d’infériorité, d’autres en étaient éloignés pour cause de noblesse. Un gentilhomme ne pouvait travailler de ses mains ni commercer en petit sans déchoir. Le roi pensait alors, comme presque tout le peuple, que l’oisiveté est plus digne de l’homme que le travail pénible ou assujettissant.

Le roi croyait sincèrement protéger ses sujets en prohibant la sortie de tel produit et l’entrée de tel autre. On maintint même jusqu’à Colbert une multitude de douanes intérieures qui empêchaient les gens d’une province d’échanger leurs produits avec d’autres Français, leurs voisins. Le tout pour la plus grande prospérité du peuple, croyait-on.

Les producteurs autorisés n’hésitaient pas à préférer leur monopole au droit commun ; mais ils n’étaient ni bien heureux ni bien libres. En octroyant les priviléges, la monarchie avait pour ainsi dire doublé sa responsabilité ; elle le savait et agissait en conséquence. Le sentiment de son devoir la conduisit à régler tout, à surveiller tout, à contrôler tous les produits. Une pièce de drap ne sortait de la fabrique, comme un volume de l’imprimerie, qu’avec l’endos et la garantie du gouvernement.

La logique obligeait nos rois à pousser jusqu’au bout les conséquences d’un tel système. Un père ne doit pas souffrir que ses enfants se traitent de Turc à More et gagnent trop l’un sur l’autre. Il fallait donc intervenir entre le vendeur et l’acheteur, entre le prêteur et l’emprunteur, entre le patron et l’ouvrier, non seulement pour prévenir la fraude, mais pour limiter les profits de chacun. De là ces lois de maximum qui traversent toute notre histoire, et dont quelques-unes, en vertu de la vitesse acquise, sont arrivées jusqu’à nos jours. Pour n’en citer qu’une seule, le taux légal de l’intérêt fut de 8 pour 100 environ jusqu’en 1602, d’environ 6 pour 100 jusqu’en 1634, de 5 et demi pour 100 jusqu’en 1665, où le roi le mit à 5 pour 100. Un édit de 1730 le réduisit à 2 pour 100, mais sans résultat ; en 1724, il fut de 3 et un tiers pour 100, pour remonter à 5 pour 100 l’année suivante. Mais le taux des intérêts n’était pas le même dans toutes les provinces du royaume ; les parlements refusaient quelquefois d’enregistrer les édits, et d’ailleurs les lois de l’offre et de la demande eurent toujours plus d’autorité que le pouvoir absolu du roi.

Je laisse de côté toutes les injustices de l’ancien régime, la répartition arbitraire des charges, l’inégalité des hommes érigée en principe et corrompant tous les contrats, l’exploitation de la classe laborieuse par une poignée d’oisifs, les tributs prélevés par le riche sur le travail du pauvre, la dîme, la corvée, la banalité, le champart, le banvin, sans préjudice de l’impôt rationnel que le citoyen doit toujours payer à l’État. Je n’étudie dans cette organisation que les effets de la tutelle royale et le mal qu’elle produisait à bonne intention. Le bon vouloir des rois n’était pas douteux ; ils avaient un intérêt direct à faire la fortune de leurs peuples. C’est dans ce but qu’ils réglaient tout : le travail, le repos, la culture, l’industrie, les semailles, les récoltes, la production et le commerce, substituant leur prétendue sagesse à la prétendue incapacité des citoyens. L’ordre social semblait fondé sur ce principe que l’homme livré à lui-même est incapable de bien faire. Tout le peuple marchait aux lisières, comme un grand enfant, mené par son roi ; et la prudence des gouvernants combinée avec la patience de gouvernés nous menait droit à la ruine !

Nous avons tous entendu dire que la Révolution de 89 avait remplacé la tutelle par la liberté. Qui de nous n’a senti son cœur battre au récit de l’admirable nuit du 4 août ? Pour ma part, je ne sais rien de plus beau que cette hécatombe des priviléges et d’abus spontanément immolés par les privilégiés eux-mêmes.

Mais si vous lisez l’histoire d’un peu près, la période révolutionnaire, malgré sa grandeur et sa gloire, vous apparaîtra comme une suspension générale de toutes les libertés. Il semble que le soleil ne soit apparu un instant que pour s’éclipser aussitôt. Le bilan de ces dix années que l’Europe nous envie à bon droit peut s’établir ainsi : dévouement, patriotisme, courage civil et militaire à discrétion ; libertés politiques et économiques, néant.

Et je le dis sans accuser personne. La liberté politique est impossible en temps de révolution. Chacun poursuit son idéal de gouvernement et voit des conspirateurs dans tous ceux qui ne pensent pas exactement comme lui. De là les haines, les vengeances et les mesures de salut public.

Les libertés économiques ne sont pas moins incompatibles avec l’incertitude et l’agitation des esprits. En l’absence de lois stables et incontestées, chacun craint non seulement d’être asservi, mais d’être volé ou affamé. Dans tous les mouvements populaires de notre grande révolution, les chefs sont dirigés par une idée politique, vraie ou fausse, la masse croit résoudre un problème d’économie sociale : la question du pain.

La Bastille était à peine démolie quand le peuple de Paris égorgea Foulon et Berthier. Pour quel crime ? Parce que le pain était cher ; on accusait ces malheureux d’accaparer le blé. Le 5 octobre, Paris se précipite sur Versailles et contraint Louis XVI de s’installer aux Tuileries : on croyait que sa présence ferait baisser le prix du pain. L’abondance ne venant pas, on s’en prend aux boulangers, et le malheureux François est mis à la lanterne.

Lorsque le faible devient fort, lorsque l’opprimé devient libre, son premier mouvement n’est pas d’user, mais d’abuser. Déliez les mains d’un brave homme enchaîné sans cause légitime : il ne jettera pas la chaîne, il la ramassera avec soin pour l’attacher aux mains de celui qui la lui a donnée. S’il agissait autrement, il ne serait pas un homme, mais un ange. Voilà pourquoi les masses ignorantes, qui composaient alors la majorité du peuple français, improvisèrent une économie sociale à leur usage et à leur avantage. Le pauvre avait été positivement exploité par les classes privilégiées : il ne se contenta point d’assister à la suppression des abus, il voulut les retourner contre le riche, comme un vainqueur tourne contre l’ennemi les pièces de canon qu’il lui a prises. L’histoire des spoliations révolutionnaires est trop connue pour que j’aie à la raconter. Mais on ne s’arrête pas sur la pente de l’arbitraire : le pauvre en vint à dépouiller le pauvre, partout où il se trouva le plus fort. Par exemple, au marché d’Étampes, les acheteurs se dirent un beau matin : « On a toujours taxé le blé contre nous ; aujourd’hui, de notre autorité privée, nous le taxons pour nous. » C’était voler le laboureur, qui certes, en 91, n’était pas riche.

Le maire de la ville osa défendre la liberté commerciale et les principes de la saine économie politique : on l’égorgea sur le marché. Vers le même temps, à Paris, les faubourgs s’avisaient de taxer l’épicerie à leur guise, et tous les petits marchands furent ruinés en un jour. Mais ces actes de violence, quoique impunis par l’Assemblée législative, n’avaient aucun caractère légal. Deux ans plus tard, la Convention organisa légalement la ruine de tout le commerce par les lois de l’accaparement et du maximum. Était accapareur quiconque dérobait à la circulation les denrées de première nécessité : grains, farines, pain, vin, viande, comestibles, fer, cuir, drap, étoffes. Quiconque en possédait une certaine quantité était tenu, sous peine de mort, de la mettre en vente, au détail, et les autorités fixaient le prix maximum de toutes choses. Et l’on était accapareur à bon marché, car le Girondin Valazé, dans son rapport à la Convention, dénonça Louis XVI comme un accapareur de blé, de sucre et de café.

Pauvre homme ! Les journaux lui avaient reproché les pêches qu’il mangeait, à la séance du 10 août.

Au point de vue de la liberté commerciale, accaparer n’est ni un crime ni un délit ; mais c’est souvent une sottise qui coûte cher à son auteur. Si quelque Parisien s’avisait aujourd’hui de rafler tous les blés disponibles à la Halle pour les revendre en hausse le mois prochain, la seule annonce d’un déficit ferait accourir à Paris tous les cultivateurs de la banlieue avec des millions d’hectolitres. Il faudrait que l’accapareur achetât tout ce qui se présente ou renonçât au bénéfice de sa spéculation. Et, lorsqu’il aurait acheté les récoltes de la banlieue, tous les départements voisins accourraient au marché, et, s’il achetait encore tout, il verrait affluer les blés de l’Est et de l’Ouest, du Nord et du Midi, de la Corse et de l’Algérie. Et, fût-il assez riche pour accaparer toute la réserve nationale, l’Allemagne, la Belgique, l’Angleterre, l’Espagne, l’Italie, l’Égypte et la Russie du Sud viendraient jeter leurs produits sur la place, et l’imprudent haussier ne récolterait que la baisse. Le blé fut cher pendant toute la Révolution ; la France entière souffrait de la disette, excepté les Parisiens qui par un privilége tout despotique étaient nourris aux frais de la nation. On leur donnait le pain au prix de trois sous la livre, trois sous en assignats ! Or il y eut un moment où trois sous en assignats ne valaient pas la centième partie d’un centime en argent, puisque 2000 fr. de papier représentaient 15 sous. Le pays donnait plus de 90 millions argent, chaque année, pour procurer cette petite douceur aux habitants de Paris. Partout ailleurs les denrées nécessaires à la vie étaient hors de prix, et le peuple ne savait à qui s’en prendre. Le peuple est toujours dans le même embarras quand il fait une révolution, car les révolutions ramènent inévitablement la disette, et l’on a beau chercher, on ne met jamais la main sur les vrais accapareurs.

Hélas ! c’est que la cause unique de cette cherté est la révolution elle-même. C’est elle qui tarit la prospérité publique à sa source.

Le bon marché ne peut naître que de l’abondance.

L’abondance ne peut venir que du travail.

Et il n’y a point de travail sans sécurité, point de sécurité sans le jeu régulier des lois et des institutions nationales.

Les citoyens pauvres de Paris touchaient une indemnité de deux francs, en argent, lorsqu’ils assistaient aux assemblées de leurs sections, et les sections se réunissaient deux fois par semaine. Ces quatre francs n’étaient pas seulement une subvention ridicule ; c’était un lourd impôt prélevé sur le travail des provinces pour empêcher le travail à Paris.

Tous les régimes qui se sont succédé nous offrent un spectacle uniforme. C’est toujours le Pouvoir sérieusement appliqué à couvrir de sa tutelle les intérêts économiques des citoyens, et toujours une Opposition qui, pour renverser le Pouvoir, promet d’inaugurer un autre système de tutelle. L’autorité qui est, protége ou croit protéger ceux qui possèdent ; l’autorité qui veut être, promet sa protection à ceux qui n’ont pas. Vieux champ de bataille, et toujours stérile, malgré le sang dont nous l’avons arrosé.

Le socialisme, qu’on peut discuter aujourd’hui sans passion, a livré son dernier combat sous nos yeux, en juin 1848. Il est non seulement vaincu, mais désarmé par le progrès des lumières et le redressement des esprits. Parmi ceux qui travaillent et qui souffrent dans la société française, on ne trouverait plus mille hommes assez ignorants de leur propre intérêt pour chercher un soulagement dans le désordre et la violence. Le problème de l’aisance universelle n’est pas encore résolu, je l’avoue, mais il est sainement posé ; et c’est beaucoup.

C’est beaucoup que les travailleurs aient appris à se tenir en garde contre les charlatans de l’économie politique, ces vendeurs de pierre philosophale qui promettent de doubler nos richesses en arrêtant le labeur qui les produit.

C’est beaucoup que les efforts tentés pour organiser despotiquement le travail aient échoué sous les yeux de la foule, et que les déshérités eux-mêmes aient compris que leur salut ne pouvait être que dans la liberté.

C’est beaucoup qu’un pouvoir nouveau, issu de la nation et directement intéressé à procurer le bien-être au grand nombre, ait eu l’esprit d’abandonner en principe le système de tutelle, qui avait fait ses preuves d’incapacité.

Pauvres qui voulez être riches (et vous avez bien raison), ne demandez qu’une chose au ciel : la liberté de produire et d’épargner paisiblement. Le travailleur était à plaindre sous Louis XIV ; mais il était plus malheureux encore sous Marat, et je n’ose penser à ce qu’il eût éprouvé sous la tutelle effroyable de Babeuf.

Proudhon a dit quelque part : « Toutes les sectes socialistes, depuis Lycurgue jusqu’à M. Cabet, gouvernent par l’autorité. » Et Proudhon lui-même aurait eu besoin d’une autorité plus souveraine que celle de Louis XIV pour imposer au peuple français sa plaisante utopie : suppression de l’argent, payement des impôts en nature, confusion des pouvoirs législatif et exécutif, abolition du pouvoir judiciaire, prêt gratuit, confiscation du revenu net, égalité des fortunes, rétablissement des corporations, etc., etc. Le commencement de la sagesse proudhonienne est une définition arbitraire, c’est-à-dire despotique de la valeur. La valeur, selon nous, est le rapport librement débattu, de deux biens ou de deux services. D’après le polémiste de Besançon, la valeur, c’est le prix de revient. L’ouvrier qui livre au consommateur son produit de la journée, fait le compte de ses dépenses et dit : « J’ai mangé tant, bu tant, mon loyer pour un jour, tant ; l’achat des matières premières et l’usure des outils, tant ; les dépenses de ma famille, tant ; réserves pour l’avenir, tant ; assurance contre les chômages et les divers accidents de la vie, tant. Faites l’addition, et vous aurez le chiffre exact du salaire qui m’est dû. » Heureusement pour eux, les producteurs disciples de Proudhon n’ont jamais essayé de taxer ainsi leurs services. Le simple bon sens leur disait qu’une telle prétention aurait mis les consommateurs et les entrepreneurs en fuite, et constitué à leur préjudice un chômage perpétuel. Ils ont modestement accepté les tarifs établis par l’offre et la demande, c’est-à-dire les lois qui résultent de la nature des choses, et je parie qu’ils ne s’en sont pas mal trouvés.

Est-ce à dire que tout soit pour le mieux dans notre économie sociale ?

Non ; mais nous avons inauguré dans ces derniers temps une révolution pacifique, qui aboutira tôt ou tard à l’émancipation de toutes les forces actives. Et la liberté de la production et de l’échange amènera une abondance de biens que nos siècles de tutelle n’ont ni connus ni même rêvés.

Le but est encore assez loin, et séparé de nous par des obstacles séculaires ; mais on le voit, et l’on y tend d’un commun effort, peuple et pouvoir, l’un suivant l’autre. Pour la première fois depuis longtemps, c’est le pouvoir qui a pris l’initiative du bien ; la nation, d’abord hésitante et comme étonnée, marche derrière et double le pas.

Ce qui fait le grand intérêt du temps où nous vivons, ce qui sera son honneur dans l’histoire c’est le coup de tête de quelques hommes d’état qui ont abjuré un beau matin les erreurs les plus respectables et les plus invétérées. Nous avons vu la vérité économique, enfermée pendant un demi-siècle dans le cabinet de quelques penseurs, s’élancer d’un seul bond jusqu’au trône.

La monarchie de droit divin, dans ses dernières années, avait pressenti et presque adopté la grande idée que nous acclamons aujourd’hui ; mais personne, pas même un Turgot, ne pouvait la fonder. Un pouvoir qui n’a d’autre raison d’être que son existence même s’étaye, bon gré mal gré, sur ce qui s’élève autour de lui. Les faits, les droits, les vérités, les erreurs, tout concourt à sa solidité accidentelle ; il voit des points d’appui dans tout ce qui l’environne ; il n’ose toucher à rien de peur d’ébranler par un faux mouvement quelqu’une de ses bases. Le seul gouvernement qui puisse mettre en question les erreurs les plus accréditées est celui qui ne saurait être mis en question lui-même parce qu’il fonde sa légitimité sur le suffrage universel.

Presque toujours, presque partout, les décisions du pouvoir retardent plus ou moins sur l’opinion publique. Dans la circonstance présente, nous avons vu l’horloge des Tuileries avancer manifestement sur le pays. Il est certain que plusieurs changements accomplis sous nos yeux dans l’économie sociale ont surpris nombre de citoyens et inquiété pour un moment certains intérêts. C’est que nous sommes nés au milieu d’un ordre factice et illogique ou même inique en bien des choses. Un homme de bon sens arrivant aux affaires sans préjugés d’éducation, sans idées préconçues, devait être frappé de cette confusion économique et noter chaque anomalie en s’écriant : Pourquoi ?

Pourquoi les consommateurs, c’est-à-dire tous les hommes, seraient-ils condamnés à payer cher un produit mauvais ou médiocre, quand ils peuvent, en passant la frontière, l’avoir meilleur à bon marché ?

Pourquoi le producteur de blé serait-il obligé de vendre sa récolte à vil prix en deçà des frontières, quand l’étranger lui en offre un prix plus élevé ?

Pourquoi le Parisien serait-il libre d’ouvrir une boutique d’épicerie et n’aurait-il pas le droit de se faire boulanger, boucher, cocher de fiacre, courtier, libraire, imprimeur, entrepreneur de spectacles publics ? Y a-t-il une raison logique pour que certains genres de productions soient permis à tout le monde, et certains autres accaparés par privilége ?

Pourquoi les magistrats qui disposent de la vie, de l’honneur et de la liberté des hommes obtiennent-ils gratuitement cette autorité quasi souveraine, sans donner d’autres garanties que celles du talent et de la vertu ; tandis que les officiers ministériels achètent à deniers comptants le droit d’exercer leur industrie ?

Pourquoi, dans un pays d’égalité, les patrons auraient-ils le droit de s’entendre pour empêcher la hausse des salaires, tandis que les ouvriers encourraient des peines graves s’ils se coalisaient pour obtenir un meilleur prix ?

Pourquoi la vieille loi du maximum pèserait-elle encore sur le pain, quand elle ne pèse plus sur le blé ? Pourquoi le capitaliste ne pourrait-il louer son argent qu’à cinq ou six pour cent, quand rien ne lui défend de louer sa maison à vingt ou trente ?

Voilà quelques-unes des questions qui se sont présentées d’elles-mêmes au bon sens de nos nouveaux hommes d’État.

Ils en ont relevé plusieurs autres dont l’énumération serait trop longue ici, mais qui toutes sont à l’étude, et que nous verrons résolues tôt ou tard.

Il ne m’appartient pas de pronostiquer dans quels délais ni dans quel ordre, la volonté qui nous conduit abordera ces problèmes. Ce n’est pas tout de faire le bien ; il faut encore le faire à propos, en ménageant les intérêts publics et privés. Tout monopole est bon à détruire ; mais lorsqu’un monopole est pour l’État une source de revenus indispensables, on ne peut l’abolir comme abus qu’après l’avoir remplacé comme recette. Tout privilége est bon à supprimer, mais dans tel cas le retour pur et simple au droit commun serait la spoliation de nombreux individus ; dans tel autre, la société perdrait des garanties que l’on croit encore indispensables.

Ce qu’on peut affirmer dès aujourd’hui c’est que toutes les libertés personnelles, industrielles, commerciales nous sont accordées en principe. Quelques-unes ont déjà passé dans le domaine des faits ; l’enquête est ouverte sur les autres.

Nous avons obtenu en quelques années : la suppression des passeports, c’est-à-dire le droit d’aller et de venir sans contrôle ; la liberté de la boulangerie, de la boucherie, de l’imprimerie, de la librairie et des entreprises dramatiques ; l’abolition du monopole qui avait accaparé les voitures de Paris ; le droit de coalition qui permet aux ouvriers de lutter à armes courtoises, mais égales, avec leurs patrons ; la liberté du courtage ; la fin du maximum qui régissait la vente du pain ; une révolution radicale dans le système douanier.

Toutes ces lois et ces décrets sont inspirés par la même idée ; c’est l’application prudente et progressive d’un seul principe.

Les institutions gênantes, dont quelques-unes viennent d’être abolies, quelques autres modifiées et les autres visiblement ébranlées, étaient toutes des legs du passé. Une société mal assise peut se déplacer en un jour et choisir des bases plus logiques, mais elle emporte avec elle tout un bagage d’erreurs et d’abus ; longtemps encore il faut qu’elle subisse la tyrannie des faits antérieurs.

La célèbre nuit du 4 août supprima en même temps les priviléges et la vénalité des charges. Les grades de l’armée et les fonctions de la magistrature furent distribués gratuitement par le pouvoir à ceux qui en paraissaient dignes. Quant aux offices qui sont proprement des industries, tout citoyen fut libre de les exercer. L’agent de change, le courtier, le commissaire-priseur, etc., ne sont que des intermédiaires entre le vendeur et l’acheteur. L’entremise est un genre de production comme un autre : se fit intermédiaire qui voulut.

La forte discipline de l’Empire crut garantir les intérêts de tous en donnant à ces travailleurs libres la qualité et les obligations des fonctionnaires publics. C’était l’esprit du temps. Mais du moins Napoléon n’engageait pas l’avenir. Le pouvoir crée les places qu’il juge nécessaires, mais il se réserve implicitement le droit de les réduire ou de les abolir lorsqu’elles paraîtront inutiles. L’équité veut qu’on procède avec ménagement dans la voie des suppressions et qu’on évite de troubler des existences laborieuses et honorables. Mais ces réserves faites, l’État est toujours maître de rendre à tous les citoyens l’usage d’un droit naturel confisqué au profit de quelques-uns. Supposez que les officiers ministériels soient encore des fonctionnaires, qu’aucun nouvel engagement n’ait été pris par l’État, entre Napoléon Ier et Napoléon III, il suffirait aujourd’hui d’un trait de plume pour supprimer sans indemnité un privilége donné gratis.

Mais, le 28 avril 1816, la Restauration, pressée d’argent, imagina d’emprunter quelques millions aux officiers ministériels. Elle leur dit : « Si vous voulez fournir un cautionnement, il vous sera permis de présenter vos successeurs, ou en autres termes, de vendre vos offices. » On n’eut garde de refuser un marché si avantageux, et du coup, les officiers ministériels devinrent les propriétaires de leurs charges. Ce jour-là, le gouvernement croyait emprunter à 3 pour 100 et faire une excellente affaire. Or le cautionnement des agents de change (pour ne citer qu’un seul exemple) fut porté alors à 125 000 francs ; il y a cinquante ans de cela ; pendant cinquante années chaque cautionnement a donné au Trésor un bénéfice annuel de 2 pour 100, soit 2500 francs par an, ou 125 000 francs par demi-siècle. Et les charges d’agents de change, que l’État s’est condamné lui-même à racheter, valent tout près de deux millions chacune à Paris.

Les douanes qui sévissaient sur notre frontière avant les derniers traités de commerce, ces douanes formidables, armées de prohibitions absolues et de taxes quasi prohibitives, étaient encore un legs du passé.

Par quelle série de raisonnements les rois pasteurs des peuples étaient-ils arrivés à des conclusions comme celles-ci :

« On fabrique, à deux pas de chez nous, tel produit excellent, bien meilleur que tout ce que nous faisons dans le même genre. C’est pourquoi je vous interdis d’en faire usage, car le premier de mes devoirs est de protéger vos intérêts. »

Ou bien encore :

« Telle étoffe, qui se fait à Londres, n’est pas beaucoup meilleure que les nôtres ; vous pouvez donc vous en servir sans inconvénient, et je vous autorise à l’acheter, mais elle a le défaut de coûter 25 pour 100 de moins que nos produits similaires ; il faudra donc, dans votre intérêt, qu’elle paye 33 pour 100 à l’entrée. »

Ou même :

« La viande est rare et chère, le peuple se nourrit mal. C’est pourquoi nul n’ira chercher un bœuf en pays étranger pour l’introduire dans le royaume, sous peine d’une amende de 55 francs. »

On ne déraisonne pas pour le plaisir d’être absurde, et il n’y a point d’erreur qui ne se justifie par quelque bonne intention. L’absurdité douanière qui a fait son temps, grâce à Dieu, s’honorait du beau nom de système protecteur.

Le pouvoir politique, ou le gouvernement est institué pour protéger la sécurité collective et individuelle des citoyens contre les ennemis du dehors et les malfaiteurs du dedans : voilà son rôle. Mais les princes ont cru longtemps, trop longtemps, qu’ils étaient tenus de descendre aux moindres détails et d’abaisser leur protection sur nos petits intérêts de cuisine et de boutique. Protéger l’industrie nationale ! Protéger l’agriculture nationale ! Protéger le commerce national ! Et protéger aussi la consommation nationale, car tous les citoyens ne sont pas nécessairement agriculteurs, industriels ou marchands, tandis qu’ils consomment tous forcément, depuis la naissance jusqu’à la mort.

Le Français ne déteste pas d’être protégé : c’est un peuple de tempérament monarchique. Mais tous n’entendent pas la protection de la même manière.

Protégez-moi ! dit le cultivateur. J’ai fait une bonne récolte de blé ; mes voisins, moins heureux, ont à peine doublé leur semence. Avant un mois nous aurons de la hausse, si les renseignements de mon journal sont exacts. J’espère avoir trente francs de l’hectolitre et vider mon grenier dans les meilleures conditions du monde. À moins que, par une coupable faiblesse, on ne laisse la porte ouverte aux grains étrangers ! L’Amérique nous menace, l’Égypte tient l’abondance suspendue sur nos têtes comme une épée de Damoclès ; Odessa, l’infâme Odessa pense à nous inonder de ses produits. Au secours ! Qu’on ferme la porte ! Ou, si vous permettez l’importation des grains étrangers, ayez l’humanité de les taxer bien cher, pour que l’achat sur place, le transport le droit d’entrée les mettent à trente francs l’hectolitre ! Si tout marche à mon gré, je compte aller en Suisse et ramener quatre paires de bœufs.

Protégez-moi ! dit l’éleveur. Fermez la porte au bétail étranger, si vous voulez que je gagne ma vie. On nous promet une hausse sur la viande, et j’y compte ; mais l’admission des bœufs italiens, suisses, allemands, belges, anglais, procurerait l’abondance à tout le monde et la ruine à moi seul. Protégez-moi en prohibant ou en taxant tous les produits qui me feraient concurrence. Laissez entrer le blé ; je n’en fais, pas et j’aime à payer mon blé bon marché. Laissez entrer sans droits le combustible dont je me chauffe, la vaisselle où je mange, les cristaux où je bois, les meubles dont je me sers, les étoffes dont je m’habille et généralement tous les produits manufacturés ! Ô providence visible des citoyens, faites que je n’aie pas de concurrence à craindre comme producteur, mais que dans ma consommation je jouisse de tous les bienfaits de la concurrence !

Protégez-moi ! dit le manufacturier. Faites saisir sur la frontière tous les produits qui peuvent lutter contre les miens ; ou, si vous les laissez entrer, frappez-les d’un impôt qui les rende invendables. L’intérêt du pays vous commande de servir mon intérêt personnel. N’aurez-vous pas pitié de l’industrie nationale doublement menacée par des qualités supérieures et des prix inférieurs ? Mes confrères de l’étranger peuvent me mettre sur la paille en inondant la France de bonnes marchandises à bon marché. Comme citoyen, je ne crains personne en Europe ; comme fabricant, j’ai peur de tout le monde. Les plus faibles de l’étranger sont plus forts que moi. Tâchez donc que je conserve le monopole de mes produits ; mais pour tout ce que j’achète et que je ne vends pas, soyez large ! Laissez entrer les grains, afin que mes ouvriers, nourris pour presque rien, se contentent d’un faible salaire. Laissez entrer les matières premières que j’emploie, et les machines qui aident à mon travail ! « N’en faites rien ! s’écrie le fabricant de machines. Si l’étranger venait me faire concurrence chez nous, il ne me resterait qu’à fermer boutique. Arrêtez, ou taxez les produits qui ressemblent aux miens : contentez-vous d’ouvrir la porte aux métaux dont je me sers, et vous protégerez utilement pour moi l’industrie nationale !

— Halte-là ! répond le maître de forges. Si l’on admet les fers de l’étranger, il faudra que j’éteigne mes fourneaux. Laissez-moi le monopole de mon industrie ; permettez seulement que j’importe en franchise les minerais et les combustibles qui sont mes instruments de travail.

— Non ! cent fois non ! répliquent les actionnaires des mines et des charbonnages, et les propriétaires des forêts. Est-ce que notre industrie est moins digne de protection que les autres ? Or nous sommes perdus si l’on permet aux étrangers d’importer l’abondance et la baisse au milieu de nous ! »

Étourdis par un tel concert, il n’est pas surprenant que les hommes d’État se soient laissés aller à taxer toutes les importations, ou presque toutes. Sous un régime de tutelle qui concentrait pour ainsi dire l’initiative et la responsabilité des peuples aux mains du chef, le chef croyait bien faire en accordant à chaque industrie le genre de protection qu’elle réclamait. La masse des consommateurs, dévorée par tous ces priviléges, n’en savait pas assez long pour remonter aux causes de son mal, et d’ailleurs elle n’avait pas voix au chapitre.

La vieille économie sociale appuyait le système protecteur par des arguments patriotiques. Elle croyait que la prospérité d’un peuple se mesure aux quantités d’argent qu’il possède, qu’on s’appauvrit en achetant, qu’on s’enrichit en vendant, que l’acquéreur est tributaire du marchand, et que les pays les mieux administrés sont ceux qui tirent tout de leur propre fonds sans rien demander aux autres. Telle était la doctrine des Français les plus sensés au dix-septième siècle et même au beau milieu du dix-huitième. Boileau félicitait Louis XIV d’avoir frustré

… nos voisins de ces tributs serviles

Que payait à leurs arts le luxe de nos villes.

Voltaire, dans l’Homme aux quarante écus, explique la pauvreté de la France par le chiffre de ses importations. « Il faut payer à nos voisins quatre millions d’un article et cinq ou six d’un autre, pour mettre dans notre nez une poudre puante venant de l’Amérique. Le café, le thé, le chocolat, la camomille, l’indigo, les épiceries nous coûtent plus de soixante millions par an. Nous voyons cent fois plus de diamants aux oreilles, au cou, aux mains de nos citoyennes de Paris et de nos grandes villes qu’il n’y en avait chez les dames de la cour de Henri IV, en comptant la reine. Il a fallu payer presque toutes ces superfluités argent comptant.

Lorsque des naïvetés de cette force étaient signées par le plus grand génie de la nation, fallait-il s’étonner que le Roi crût bien faire en serrant le réseau des douanes autour de nous ?

Notez que le système protecteur, qu’on croyait sage, était pour le gouvernement une source de revenus. En faisant une bonne action, le roi faisait une excellente affaire. C’était double plaisir. Plus il protégeait sévèrement l’industrie nationale, plus il grossissait le budget. Et l’impôt des douanes était une de ces contributions indirectes que les économistes du temps préféraient à toutes les autres, parce que le consommateur les paye pour ainsi dire à son insu.

Considérons aussi qu’en ce temps-là la solidarité du genre humain n’existait qu’à l’état de rêve dans le cerveau de quelques fous. Il y avait un égoïsme national, qui s’exprimait en politique par la peur d’être conquis (équilibre européen) et en économie par la peur d’être ruiné au profit des nations étrangères. La sagesse consistait à faire entrer chez nous l’argent des autres et à fermer la porte aux marchandises du dehors qui venaient débaucher notre argent. C’était jouer un tour à l’étranger que d’obliger les citoyens français à payer dix écus ce qui en valait cinq hors frontière. Par ce moyen, le pouvoir était sûr que tout le monde se rabattrait sur les produits nationaux, et que si un Anglomane faisait venir ses habits de Londres ou ses rasoirs de Manchester, il indemniserait la nation en payant la taxe.

Mais l’étranger usait de représailles et taxait nos produits aussi sévèrement que nous avions taxé les siens. La guerre des tarifs allait son train, en pleine paix, et le peuple en payait les frais, selon l’usage. Plus nos rois nous forçaient de payer cher les produits des manufactures anglaises, plus les rois d’Angleterre faisaient payer cher à leurs peuples nos vins et nos autres produits. Le patriotisme douanier s’éleva par degrés jusqu’à cette exagération que Benjamin Constant appelait un enthousiasme d’enchérissement.

La postérité sera bien étonnée d’apprendre par quelque vieux tarif ou mieux par les discussions lumineuses de Michel Chevalier, qu’au début du deuxième Empire une tonne d’acier, destinée à la fabrication des outils les plus indispensables, payait 1320 francs au minimum à la frontière de France ; que les couvertures de lit étaient taxées à 220 francs les 100 kilos ; que les tapis payaient jusqu’à 550 francs ; que les marbres étrangers, les seuls propres à la statuaire, étaient frappés d’un droit de 742 francs 50, pour une statue de deux mètres.

Mais elle saura en même temps que nos hommes d’État jugèrent, condamnèrent et abolirent courageusement, en dépit de mille résistances intéressées, un système protecteur qui protégeait surtout la décadence de l’industrie et la misère du peuple.

Décadence, parce que les producteurs indigènes, maîtres du marché national, assurés par des tarifs exorbitants ou des prohibitions formelles contre la concurrence de l’étranger, se comportaient dans leurs fabriques comme des seigneurs dans leurs fiefs. Rien ne les obligeait de perfectionner leurs produits, puisque leurs produits n’avaient pas à se défendre contre la comparaison. Ils n’avaient pas besoin de vendre à bon marché, puisque les produits similaires, l’étranger les offrit-il pour rien, ne pouvaient leur disputer la préférence du consommateur.

En protégeant les gros bénéfices de l’industriel, on sévissait contre la bourse du consommateur, et le consommateur, nous l’avons dit, c’est tout le monde. Si vous prenez à part chacun des biens utiles qui sont dans le commerce, vous verrez que ceux qui le produisent sont infiniment moins nombreux que ceux qui le consomment. Si dix personnes ont intérêt à le vendre cher, cent mille individus ont un intérêt au moins égal à le payer bon marché. Donc le vrai système protecteur est celui qui permet au consommateur de s’approvisionner au meilleur prix possible, soit dans le pays, soit à l’étranger.

La liberté peut seule apprendre aux peuples à quelle industrie ils sont aptes, et déterminer les vocations nationales.

L’individu serait un sot s’il prétendait faire sa maison, ses aliments, ses habits, sa montre et ses souliers lui-même, pour s’affranchir de ces « tributs serviles » qu’il paye matin et soir au travail d’autrui ; les nations seraient absurdes de vouloir créer tout ce qu’il leur faut. C’est assez qu’elles se mettent en mesure d’acheter ce qui leur manque. Le sol, le climat, la race, l’éducation déterminent les facultés industrielles ou productives de chaque pays. Ne forçons point notre talent, poussons-le aussi loin qu’il peut aller, et ne rougissons pas de prendre chez nos voisins, à charge de revanche, ce que nous ne pouvons pas nous donner à nous-mêmes. Tel peuple est admirablement situé pour fabriquer la viande, le fer, la porcelaine et les romans de Dickens, mais la nature lui refuse le vin, l’huile, la soie, l’art industriel et les comédies d’Alexandre Dumas fils. Qu’il produise en surabondance les biens qui coûtent le moins à son sol et à son tempérament, et qu’il nous envoie sont trop-plein en échange du nôtre.

Les expositions universelles seraient de grands spectacles navrants si elles n’avaient pas pour conséquence proche ou lointaine la liberté absolue du commerce. Ce serait infliger au consommateur le supplice de Tantale que de lui dire : « Voilà ce qu’on fabrique aux portes de ton pays ; cela ne coûte que tant ; mais si tu veux l’acheter, tu payeras toujours quinze pour cent d’amende. » La douane qui veille aux portes de ces bazars du monde civilisé m’a toujours fait l’effet d’une contradiction vivante : Attollite portas, principes, vestras ! Princes, ouvrez les portes, et le progrès fera le tour du monde.

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