VII LA MONNAIE

Voici une anecdote qui a frappé mon attention lorsque j’étais tout petit, et qui m’a fait réfléchir avant l’âge :

C’était dans les premiers jours de janvier, vers 1840. Un pauvre homme, de ceux qui cachent leur misère sous l’habit noir, se débattait péniblement contre les réclamations d’un créancier. Le créancier, son voisin, lui avait prêté vingt francs pour un mois, et six mois écoulés, on n’avait pas vingt francs à rendre. Si l’emprunteur était pauvre, le prêteur n’était pas riche : talonné par quelque besoin pressant, il faisait une scène, comme on dit.

Une fillette de douze ans accourut au bruit, comprit à quel propos on se querellait, entra dans la chambre voisine et reparut avec un gros livre illustré doré sur tranche.

« Monsieur, dit-elle au créancier, voici un livre que mon parrain m’a donné pour mes étrennes ; il vaut vingt francs ; prenez-le : nous ne vous devons plus rien. »

Le père fut ému jusqu’aux larmes ; le voisin se sentit attendrir : il haussa les épaules, prit son chapeau, laissa le livre et s’enfuit.

Lorsque nous fûmes seuls, l’enfant se retourna vers son père et lui dit : « Pourquoi n’a-t-il pas accepté ? Il serait payé, maintenant.

— Non, chère petite.

— Et pourquoi ?

— C’est de l’argent que je lui ai emprunté, c’est de l’argent que je dois lui rendre.

— Mais le livre vaut vingt francs ; c’est écrit sur la couverture, et parrain a donné vingt francs pour l’avoir. Qu’est-ce que ça lui fait à ce monsieur, de recevoir vingt francs ou une chose qui les vaut ?

— Ça lui fait beaucoup, mon enfant, et la preuve c’est qu’il aurait accepté vingt francs si tu les avais eus à lui offrir, tandis qu’il a refusé ton livre.

— Ainsi, papa, l’argent vaut plus que les autres choses qui valent autant que lui ? Comment cela peut-il être ? »

Le père réfléchit un instant et répondit :

« Tout le monde n’a pas besoin de livres d’images, et tout le monde a besoin d’argent. Si nous allions offrir ton livre chez le boucher, le boulanger, le marchand de vins, la fruitière, ces braves gens nous diraient tous qu’ils n’ont ouvert leurs boutiques sur la rue que pour y appeler les pièces d’argent. Le libraire lui-même qui a fourni ce volume à ton parrain ne voudrait pas te le reprendre au même prix ; il te dirait : je ne suis pas ici pour acheter, mais pour vendre. Suppose au contraire que tu aies vingt francs de véritable argent dans ta poche, tu pourrais choisir entre toutes les choses qui sont à vendre pour vingt francs. Tu demanderais à ton choix, cinquante kilos de pain, on vingt-cinq litres de vin, ou dix mètres d’étoffe comme ta robe, ou trois paires de souliers, ou un livre comme celui qu’on t’a donné pour tes étrennes. Tout le monde s’empresserait de te servir, parce que tout le monde, comme je t’ai dit, a besoin d’argent. Comprends-tu ?

— Je comprends que l’argent a le droit de choisir tout ce qu’il veut.

— Tu l’as dit.

— Ah ! le vilain argent !

— Parce que nous n’en avons pas. Mais si j’en gagne un jour par mon travail autant que je l’espère, tu seras émerveillée des services qu’il peut rendre et tu diras : le brave argent ! »

Huit ou neuf ans après cette petite aventure, j’étais sorti du collége ; j’avais lu, traduit et appris par cœur un certain nombre de tirades classiques contre ce scélérat d’argent ; je m’étais pris d’admiration, comme tant d’autres, pour les lois de Lycurgue et sa monnaie de fer ; on n’avait pas oublié de m’apprendre que la pauvreté est la source de toutes les vertus. Cependant, au lieu de bénir le sort qui me forçait de boire à cette source bénie, je m’insurgeais souvent contre la répartition inégale des richesses : je demandais par quel singulier privilége cet argent dont je n’avais miette, procurait tous les biens du monde à ses possesseurs. J’avais entendu dire (ainsi que vous, sans doute) que l’argent n’est rien par lui-même ; qu’il tire tout son prix d’une convention ; que les peuples l’ont choisi comme signe représentatif de la richesse ; que les rois lui assignent arbitrairement telle ou telle valeur. Certains journaux de 1848 avaient franchi les murs de notre lycée ; certaines diatribes nous donnaient à entendre que tous les détenteurs d’argent exploitaient ou tyrannisaient les gens de bien qui n’en avaient pas ; on voyait luire à l’horizon certaines utopies qui devaient affranchir l’homme du vil métal, et mon cœur s’épanouissait à l’espoir d’une prospérité universelle par le papier-monnaie. Bref, j’étais aussi neuf en économie sociale que tous les bacheliers de mon temps et que la presque totalité des Français de notre temps.

Un matin, les petits hasards du voyage m’arrêtèrent dans un canton du Finistère où l’on tirait l’argent du sol. Figurez-vous un paysage affreux, une lande désolée, un coin maudit où il pleut cinq jours sur six. La mine fournissait du plomb argentifère, c’est-à-dire mêlé d’argent. Pour l’exploiter, on avait construit à grands frais des bâtiments et des machines ; deux ingénieurs, dix contremaîtres, un peuple d’ouvriers sales et misérables vivaient dans cet enfer humide, loin de tout. Je descendis avec eux jusqu’au fond de leurs chantiers souterrains ; je les suivis, la lampe en main, dans des boyaux sinistres où la terre, mal étayée, nous coulait en houe sur la tête. Quand nous fûmes remontés à la lumière du jour, un ingénieur aimable et hospitalier nous conduisit vers les fourneaux où l’on tirait le plomb du minerai, puis au laboratoire où l’on séparait l’argent du plomb. Quelques lingots d’argent extraits de la coupelle étaient prêts à entrer dans la circulation.

Vous rappelez-vous la tirade de Robinson Crusoé, lorsqu’en fouillant l’inépuisable navire il met la main sur le magot du commandant ? « Te voilà donc, vil métal qui… vil métal que !… » Hé bien, s’il faut vous l’avouer, mon impression fut tout autre. Ces malheureux lingots, qui avaient coûté tant de peine à des hommes, mes semblables, me frappèrent d’un certain respect. L’argent m’apparaissait, pour la première fois, comme un produit laborieusement arraché à la terre. Je passai en revue toutes les professions qui le procurent aux hommes, et je n’en vis pas une aussi rude que celle de ces mineurs. « Somme toute, me dis-je, l’argent est plus facile à gagner qu’à produire : voilà des lingots qui coûtent cher. »

Comme j’avais pensé tout haut, l’ingénieur me répondit : « Ils coûtent si cher que, très-probablement, nous n’en ferons plus l’année prochaine. Le plomb même, qui fournit le plus clair de notre revenu, couvre à peine les frais d’exploitation. On parle d’abandonner la mine, c’est un malheur pour tous ces braves gens qui y gagnent leur vie tant bien que mal.

— Abandonner une mine qui produit de l’argent ! Est-ce possible ?

— Dame ! Si vous aviez un champ qui ne payât point la culture, vous obstineriez-vous à le labourer ? L’argent, comme le blé, est un produit du travail. Seulement l’un se récolte à la surface du sol et l’autre dans ses profondeurs. L’un vous donne du pain pour la soupe, l’autre une cuiller agréable et saine pour la manger. »

Il me cita quelques mines d’argent que l’industrie avait délaissées, ainsi que la culture abandonne un sol ruiné sans ressource. J’appris avec étonnement que, non seulement en Europe, mais en Amérique, la production de l’argent est toujours coûteuse, souvent ruineuse, et qu’en aucun lieu du monde le vil métal ne se jette de lui-même à la tête des gens.

« Ainsi, lui dis-je, cette effroyable masse d’argent qui encombre la terre sous toutes les formes, monnaie, vaisselle : plate, galon, argenture et le reste, serait le produit d’un travail aussi répugnant, aussi long, aussi ingrat que celui-ci ?

— N’en doutez pas. Les procédés métallurgiques varient un peu ; on procède ici par la coupelle et là-bas par l’amalgame ; les ingénieurs de Freyberg sont un peu plus habiles que ceux de Guanaxato, mais partout le travail du mineur est également rude et vous ne trouverez pas une pièce de dix sous qui n’ait coûté au moins dix gouttes de sueur. Du reste, les métaux précieux n’abondent pas autant que vous croyez à la surface du globe. Un de nos plus illustres maîtres, M. Michel Chevalier, a calculé que tout l’argent sorti des mines du nouveau monde ferait une sphère de quatorze mètres de rayon, en autres termes, une boule qui, placée au pied de la colonne Vendôme, la cacherait tout juste aux deux tiers de sa hauteur.

— Si peu ? Mais un Titan porterait cela sur ses épaules.

— La mythologie, reprit-il en souriant, a oublié de nous dire combien chaque Titan représentait de chevaux-vapeur. Mais, soyez sûr que plusieurs millions de travailleurs sont morts à la peine en roulant cette boule de neige jusqu’à nous.

— Pauvres gens ! labeur effroyable ! Et pour qui ? Pour une poignée de parasites et d’oisifs. »

L’ingénieur me regarda, sourit encore et me dit : « Aucun homme n’est assez fou pour jeter les produits de son travail aux oisifs et aux parasites. Vous voyez ces lingots : j’en ai ma part, comme tous ceux, qui ont contribué, directement ou non, à les tirer de terre. Détachez-en par la pensée un morceau de deux kilogrammes environ : c’est mon salaire du mois dernier. Qu’est-ce que je vais en faire ? J’en donnerai une partie à ceux qui me nourrissent, une autre à ceux qui m’habillent, une autre à la bonne femme qui blanchit mon linge, une autre au serviteur qui a soin de mon cheval. En résumé, j’échangerai cet argent, prix de mes peines, contre le labeur de vingt ou trente individus. Les ouvriers qui travaillent ici sous mes ordres agiront exactement comme moi. Chacun d’eux recevra une fraction de ces lingots et la répartira autour de lui en échange d’autres biens. Nous sommes des industriels, nous créons un produit, nous le partageons entre nous au prorata de notre collaboration respective ; puis nous employons notre part à rémunérer les services que nous ne pourrions nous rendre à nous-mêmes. Il y a, dans le bourg voisin, un boulanger qui chauffe son four à l’heure où nous allumons nos lampes. Ce n’est pas un oisif, encore moins un parasite, et vous auriez grand tort de lui chercher querelle, quand même tous les lingots ici présents s’arrêteraient dans sa boutique. Il travaille pour nous, et nous travaillons pour lui : Or tenez pour certain que tout l’argent de la terre se répartit suivant la même loi, dès l’heure où les lingots sortent de la mine. Sitôt extrait, sitôt partagé entre ceux qui l’ont fait naître. Sitôt partagé, sitôt échangé contre des biens et des services de toute sorte.

Cette conversation releva l’argent dans mon estime ; elle m’apprit à considérer le vil métal comme un des produits les plus intéressants de l’énergie humaine.

Quelques années plus tard, je rencontrai (toujours en France) un brave homme qui s’adonnait à la production de l’or. C’était un Alsacien, un de ces orpailleurs du Rhin qui cherchent le métal dans le gravier du fleuve. Sa profession consistait à laver sous le courant quelques kilogrammes de sable choisis aux bons endroits, pour en trier les paillettes. C’est un rude travail, et, de plus, passablement ingrat : on y récolte surtout des rhumatismes. Non que les paillettes soient rares : dans chaque mètre cube de graviers moyens, vous en trouverez environ 40 000, mais si légères que le fleuve en apporte beaucoup de la Suisse jusqu’à Strasbourg, à travers le lac de Constance, sans les laisser tomber en chemin. Il faut 17 000 à 22 000 de ces molécules pour faire un gramme d’or, du prix de 3 francs environ. Mon orpailleur récoltait en moyenne 1 fr. 75 par journée : il a donné sa démission pour travailler aux champs, ce qui lui vaut dix sous de plus. L’or est donc un produit qui peut coûter plus qu’il ne vaut.

C’est le plus répandu de tous les métaux, après le fer, qui colore nos champs et nos rochers, le sang de l’homme et la feuille du chêne, mais il est tellement disséminé et réduit en fractions si minimes que le produit de l’extraction ne paye pas souvent la main d’œuvre.

Cependant, direz-vous, il y a des contrées où l’on a qu’à se baisser pour le prendre. L’Australie ! La Californie ! Les richesses du nouveau monde ne seraient-elles qu’un vain mot ?

Non. Le nouveau monde a fourni une masse d’or considérable puisque tout le métal extrait de ses mines depuis Christophe Colomb jusqu’à l’année dernière, remplirait presque un salon de 7 mètres carrés sur 5 de haut. Mais ce résultat, qui ne vous paraît peut-être pas assez imposant, est le prix d’un labeur incalculable. Vous avez entendu dire qu’en tel pays les grains d’or charriés par les ruisseaux et les torrents pesaient infiniment plus que les paillettes du Rhin. C’est vrai. On vous conte que tel jour, en tel lieu, un pionnier a rencontré par hasard une pépite qui était une fortune : d’accord. Il y a un peu plus d’aventure, un peu moins d’industrie proprement dite dans la poursuite de l’or que dans l’exploitation d’une mine d’argent. Toutefois, je maintiens que l’or est un produit, dans le sens le plus respectable du mot.

Il y a de l’incertain dans toutes les entreprises de l’homme : c’est livrer quelque chose au hasard que de planter des choux. L’aventurier qui se lance à la poursuite de l’or dans les Montagnes Rocheuses est producteur au même titre que le maraîcher de Vincennes ; il tend au même but, qui est d’accroître la somme des biens utiles, mais il y va par des chemins plus périlleux et plus courts. S’il met la main sur une pépite de 200 000 francs (cela s’est vu), croyez bien qu’il n’a pas rencontré cette aubaine sans traverser les privations, les fatigues et les dangers. Il a fait de longs voyages, souffert la faim et la soif, risqué vingt fois sa vie. C’est travailler autrement, mais autant que le paisible jardinier qui manie la bêche et l’arrosoir. La nature ne donne rien pour rien, pas même les pépites de 200 000 francs. D’ailleurs l’exploitation des riches gisements devient moins vagabonde de jour en jour, et plus industrielle dans sa forme. Un placer aujourd’hui ne ressemble pas mal à nos grandes manufactures. On y écrase le quartz aurifère sous des moulins à vapeur ; on y lave la matière première dans des cours d’eau dérivés à grands frais ; on y fait des manipulations chimiques dans de vastes laboratoires ; les frais d’établissement sont énormes, les produits consommés par la fabrique coûtent horriblement cher ; le bénéfice annuel de l’usine est l’excédant des recettes sur les dépenses, comme dans une forge ou une filature.

Nous nous sommes expliqués longuement, s’il vous en souvient, sur le sens du verbe produire. Il signifie conduire jusqu’au terme, c’est-à-dire arracher les biens au sein avare de la nature et les amener sous la main du consommateur.

Vous savez que les biens ont d’autant plus de valeur, qu’ils sont plus demandés et moins offerts.

L’or et l’argent sont demandés depuis qu’ils sont connus. Pourquoi ? Parce qu’ils sont incomparablement plus beaux que tous les autres métaux ; parce qu’ils sont inaltérables à l’air, à l’eau et à presque tous les acides ; parce qu’ils se conservent à peu près indéfiniment sur la terre et dessous, et qu’on les trouve inaltérés dans la caisse soixante fois séculaire des momies. L’or et l’argent sont demandés, parce qu’ils fournissent la matière des bijoux les plus brillants, des ustensiles les plus sains et les plus commodes. Leur incroyable malléabilité n’est pas étrangère à la faveur dont ils jouissent. Vous savez qu’on peut réduire l’or en feuilles si fines qu’il en faudrait superposer neuf cents pour faire l’épaisseur d’un millimètre. Cette propriété du métal le plus brillant nous permettra d’égayer un peu de dorures les intérieurs les plus modestes. Un seul gramme d’argent, qui vaut un peu plus de vingt centimes, peut s’allonger sans se rompre en un fil de deux kilomètres et demi. Avec deux grammes d’or, qui valent moins de 7 francs, on peut couvrir un fil d’argent de cinq cents lieues (200 myriamètres en longueur). Est-il donc étonnant que des matières dotées de si merveilleux attributs aient été recherchées dès l’enfance du genre humain ? À peine a-t-on le nécessaire qu’on se met à poursuivre le superflu. Et les métaux précieux étaient sans contredit la superfluité la plus désirable avant l’invention des arts. L’or et l’argent furent donc avidement demandés partout où ils se montrèrent. Ai-je besoin d’ajouter qu’ils furent beaucoup moins offerts ?

Les mines les plus riches du monde étaient inconnues de l’Europe ; la chimie n’existait pas, la métallurgie était dans l’enfance. Quelque morceaux d’argent natif, quelques grains d’or récoltés dans le lit d’un ruisseau : voilà les premiers éléments qui vinrent s’offrir à l’échange. Sur quel pied ? À quel prix ? J’ose à peine y penser. Songez que la valeur des métaux précieux a constamment baissé depuis les premiers temps de l’histoire, car ils ont été plus abondants et plus offerts de jour en jour ; songez que l’Amérique est découverte depuis trois siècles et demi ; que l’Australie et la Californie sont en plein rapport depuis plus de douze années ; que la civilisation européenne possède une quantité d’argent et d’or évaluée à quarante milliards, et que malgré tout cela, en France, ce matin, celui qui veut céder un kilogramme d’or trouve en échange six ou sept mille kilogrammes de blé ! Pour un seul kilo d’or, on achète plus de pain que huit mille hommes n’en peuvent manger en un jour !

Transportez-vous à quarante siècles en arrière et tâchez de vous représenter la masse de biens qu’on obtenait en échange d’un kilogramme d’or !

L’attention des hommes se porta nécessairement sur ces deux produits admirables : on les étudia de près. On trouva le moyen de les affiner tant bien que mal ; on constata qu’ils étaient des corps simples, toujours et partout identiques à eux mêmes dans l’état de pureté. On apprit à les reconnaître, non seulement à la couleur, au son, à la pesanteur mais à des signes plus infaillibles. On s’avisa par réflexion que ces produits étaient ceux qui renfermaient la plus grande valeur sous le plus petit volume ; qu’ils étaient plus faciles à transporter, à conserver, à cacher que tous les autres biens. L’épargne les adopta, la peur les accapara. L’homme de tous les temps veut garder ce qu’il possède. Dans tous les temps aussi, le travailleur sensé pense à se ménager quelques ressources pour l’avenir. Mais comment s’assurer contre les privations de la vieillesse ? Les provisions de toute sorte se détruisent par elles-mêmes : aliments, vêtements et le reste. D’ailleurs, tout cela fait un volume effroyable, et la plus grosse épargne attirerait les premiers pillards.

Les plus sages entre les hommes firent alors un raisonnement qu’on ne saurait trop admirer : « Puisqu’il y a des métaux que tout le monde désire et qui sont toujours demandés sur le marché général, puisque ces biens sont des métaux incorruptibles et par là faciles à conserver ; d’un grand prix sous un petit volume et par conséquent aussi commodes à cacher qu’à transporter, échangeons notre épargne contre des lingots d’or ou d’argent. Par ce moyen, nous transformons l’excédant de nos récoltes, la plus-value de nos services en biens solides, impérissables et perpétuellement échangeables puisque le genre humain n’en a jamais assez. »

On admire beaucoup, et non sans cause, le Hollandais qui s’avisa de saler le hareng. Avant lui, toute pêche un peu miraculeuse était du bien perdu pour les trois quarts. Le poisson n’attend pas longtemps en magasin ; il faut le manger tout de suite, ou le voir pourrir. Grâce à la salaison, il peut durer trois mois, six mois, toute une année.

Mais refuserons-nous un mot d’éloge au premier pêcheur qui s’est dit : Ma pêche est trop belle, impossible de la manger à moi seul. Il est vrai que je peux en troquer le surplus avec les bonnes gens du voisinage qui ont envie de poisson. L’un me donnera des légumes, l’autre du lard, l’autre du drap, l’autre du pain ; mais que de provisions j’aurais là sur la planche ! Comment en venir à bout par moi-même ! Faudra-t-il les échanger de nouveau ? C’est le diable. Les laisserai-je perdre ? Autant laisser pourrir mon poisson tout de suite. Une idée ! Si j’échangeais tout cela contre un petit lingot d’argent ou d’or qui valût à lui seul mes dix mille harengs ? Le métal ne pourrira pas, je le garde pour l’échanger miette à miette, tantôt contre une sole, tantôt contre un homard, quand je serai trop vieux pour aller moi-même à la pêche ! » Le premier qui raisonna ainsi n’était pas sot, avouez-le ; il avait trouvé la méthode de saler son hareng sans sel.

Lorsqu’une expérience de plusieurs siècles eut fait voir que les mérites de l’or et de l’argent n’étaient gâtés par nul défaut, il arriva probablement ceci : les deux biens les plus recherchés servirent à mesurer la valeur de tous les autres.

Faut-il dire les deux ? Il est à croire qu’en Europe l’argent servit d’abord à concentrer les épargnes et à mesurer les valeurs. L’or était trop rare et trop cher pour entrer dans la consommation générale. Tenons-nous en donc à l’argent, et voyons le nouvel usage qu’on en fit.

Après avoir été une matière de luxe, il était devenu un instrument de conserve, un moyen de garder sûrement sous un petit volume l’équivalent de tous les biens qu’on voulait épargner. Il n’avait plus qu’un pas à faire pour devenir l’équivalent par excellence, comme certaines dimensions du corps humain étaient par excellence la mesure des longueurs, comme le labour d’une journée est encore en maint endroit la mesure des superficies arables.

Toute mesure est une comparaison ; je n’ai pas la prétention de vous l’apprendre. Toute comparaison suppose un type, un étalon commun auquel on rapporte des grandeurs, des surfaces, des volumes, des poids, des valeurs diverses.

Pour mesurer la hauteur d’une montagne, les anciens disaient : Elle a tant de coudées, c’est-à-dire elle est deux, trois mille fois plus grande que l’avant-bras d’un homme moyen, depuis le bout des doigts jusqu’au coude. Pour mesurer la longueur d’une route, on disait : Il y a tant de pas à faire avant d’arriver au bout. Tous les peuples ont commencé par l’emploi des mesures approximatives, comme le doigt, la palme, le pied, la brasse, l’écuelle, la cruche, etc. Ces étalons, tout grossiers qu’ils étaient, rendaient un grand service à l’homme. L’expérience enseigna de bonne heure que le meilleur moyen de comparer deux quantités entre elles était de les comparer l’une après l’autre à l’unité.

Mais s’il ne faut qu’un peu de géométrie pour mesurer les longueurs, les surfaces et les volumes ; si la balance suffit à mesurer le poids des corps les plus divers, la mesure des valeurs était bien autrement délicate et requérait remploi d’un nouvel instrument. La diversité de nos besoins est infinie ; infinie est la diversité des biens et des services que nous produisons, que nous consommons, que nous échangeons entre nous. Le moyen, s’il vous plait, de comparer exactement la valeur de choses si diverses ? combien y a-t-il de litres de blé dans une heure de musique ? Combien de poires d’Angleterre dans une consultation de médecin ? La journée d’un chef de bureau vaut-elle vingt kilogrammes de fer laminé, ou vingt-cinq ?

Le Persée de Benvenuto Cellini serait-il trop payé ou trop peu, si on l’échangeait contre une maison du boulevard Montmartre ?

L’échange par troc est un progrès, un premier pas hors de la vie élémentaire. Le pur sauvage, c’est l’individu qui fait tout par lui-même : sa barque, ses habits, ses chaussures, son pain, sa viande à coups de flèche, sa maison à coups de hache, sa hache à coups de marteau, son marteau Dieu sait comment, car il y a du paradoxe dans cette hypothèse, et l’on ne peut concevoir un homme suffisant à tous ses besoins sans échange.

S’adonner à la création d’un seul bien, se perfectionner autant qu’on le peut dans une industrie unique, fabriquer en abondance le produit spécial qui est ou qui devient notre fruit naturel, et troquer le trop plein de cette production contre les autres choses nécessaires à la vie, c’est n’être plus sauvage qu’à demi.

Mais le troc a des défauts qui sautent aux yeux. Il complique terriblement les transactions les plus rudimentaires. Essayez un moment de vous représenter non pas un ouvrier de luxe, un artiste, un avocat, un imprimeur, mais un cultivateur exerçant l’industrie la plus primitive. Il a du blé dix fois plus qu’il n’en peut consommer en un an, mais il lui faut de la viande, du sel, du vin, des épices, des habits, du linge, des souliers, des matériaux de construction. Pour chaque échange à conclure, il faut qu’il cherche un homme fait exprès. A-t-il besoin de tuiles ? Les tuiliers ne manquent pas ; mais il en interrogera peut-être dix avant d’en trouver un qui ait besoin de blé dans le même moment. Veut-il manger du bœuf à son repas ? Il faut chercher et découvrir parmi les éleveurs du voisinage celui qui manque de blé. Mais ce n’est pas un bœuf entier qu’il lui faut, c’est un simple pot-au-feu de trois kilos : il s’agit de réunir des associés en nombre et d’acheter la bête à frais communs. L’éleveur lui-même a des besoins variés à l’infini, car il est homme ; il ne demande qu’à troquer sa marchandise contre tous les produits qui lui sont nécessaires ; mais il est sage, il n’abattra la bête qu’à bon escient, quand il verra autour de lui les producteurs de toute sorte qui offrent en commun, sous mille formes diverses, l’équivalent exact de son bœuf. Avant qu’on ait fini d’assembler ce congrès de consommateurs producteurs, le malheureux animal (c’est du bœuf que je veux parler) mourra de vieillesse. Je n’ai pris pour exemples que des produits facilement divisibles et d’une consommation universelle. Que serait-ce s’il s’agissait de troquer une maison du boulevard, une loge de l’Opéra, une action de chemin de fer ? L’échange absorberait plus de temps que la fabrication elle-même ; le travailleur épuiserait sa vie à chercher l’équivalent de ses produits, et le monde offrirait le spectacle d’un colin-maillard universel.

L’humanité fit un grand pas le jour où elle inventa l’unité de valeur en rapportant tous les biens à une mesure commune. L’argent devint pour ainsi dire l’intermédiaire de tous les échanges, et l’addition de cet élément nouveau qui semblait à première vue, les compliquer, les simplifia. De même que le mètre nous permet de comparer exactement les hauteurs de deux montagnes éloignées, le Mont Blanc par exemple et le Cotopaxi, la valeur d’un gramme d’argent nous permet de comparer les biens les plus divers comme une visite de médecin et un kilo d’acide arsénieux. Quelle est la fonction du mètre dans la comparaison de ces hauteurs sublimes ? Il n’est qu’un simple intermédiaire, mais un intermédiaire indispensable, car tout l’effort des hommes n’arriverait pas à rapprocher deux montagnes, comme on met deux enfants dos à dos pour comparer leur taille. C’est ainsi que l’argent, comparé successivement à toutes les valeurs, nous en donne la mesure exacte et nous permet de les comparer entre elles.

Y a-t-il un rapport appréciable entre le blanchissage de deux chemises, une course de commissionnaire, dix cahiers de papiers à lettres et cent grammes de tabac à fumer ? Aucun. Mais si les lois de l’offre et de la demande font que chacun de ces biens et de ces services s’échange couramment contre cinq grammes d’argent, il en résulte clairement que tel jour, en tel lieu, ces services et ces biens si divers, si peu comparables entre eux, représentent des valeurs identiques. Si tout ce qui est à vendre s’évalue par un poids d’argent, il s’ensuit que les producteurs en tout genre n’ont plus besoin de chercher l’échange direct. Celui qui possède trop de blé et pas assez de laine n’a que faire de courir le monde en appelant sa doublure, et criant : Où est-il, celui qui a trop de laine et pas assez de blé ? Il met tout simplement son blé à vendre ; et il trouve mille acheteurs pour un.

L’affaire faite, il serre son argent dans sa poche, cherche un vendeur de laine et en trouve mille pour un. Il a fait deux opérations au lieu d’une, deux échanges au lieu d’un, j’en conviens ; dites si ce dédoublement n’a pas ménagé son temps et sa peine !

Mais peut-être a-t-il couru quelque risque ? Voyons la chose. Supposons que son blé vendu, il ne trouve pas de laine à acheter. L’opération se trouve coupée par le milieu. Est-ce qu’en pareil cas le marchand de blé n’est pas dupe ?

Oui, certes, il le sait, si l’argent n’était qu’un signe, une représentation, un instrument d’échange, comme on l’a dit en maint endroit, et comme vous l’avez peut-être cru vous-même. Mais ce métal est un produit précieux et reconnu tel, de temps immémorial, sur toute la surface du globe. S’il n’avait qu’une valeur de convention, il n’en aurait aucune. Personne ne serait assez fou pour l’accepter en échange de biens réels. Tout le monde craindrait de se trouver dépourvu et d’avoir donné quelque chose pour rien, si par hasard la convention venait à cesser. Le genre humain est rassuré contre un tel accident ; il sait que nulle révolution ne pourra déprécier le produit qui évalue tous les autres. L’homme qui ne trouve point à acheter ce qu’il désire s’accommode fort bien de garder son argent ; il n’accuse pas la société qui le lui a laissé pour compte. Il met en magasin un produit inaltérable, incorruptible, qui ne craint pas l’humidité comme le blé, qui n’a pas peur des vers comme la laine, et qui trouvera toujours à s’échanger contre tous les biens disponibles, car il est toujours et partout demandé.

L’argent n’est pas précieux parce qu’il sert à mesurer les valeurs ; on s’en sert pour mesurer les valeurs parce qu’il est précieux de lui-même.

En appliquant l’argent à la mesure des valeurs, il est vrai qu’on l’a fait renchérir. La demande amène la hausse. Tous les produits qui trouvent une nouvelle application deviennent plus chers. Le prix de la houille a triplé depuis qu’elle sert à chauffer les machines à vapeur ; le prix de l’argent a dû tripler le jour où on l’employa comme monnaie.

Je ne dis pas comme matière de la monnaie. L’argent est monnaie en lui-même avant d’être monnayé ; il conserve la qualité de monnaie à travers tous les changements de forme, de poids, de titre qu’on peut lui faire subir. Par lui-même, en-dehors de toute convention, indépendamment de toutes les lois, avant le travail du balancier qui donne l’empreinte, après le frai qui l’efface, l’argent possède une valeur connue, reconnue, incontestée, éminemment propre à mesurer toutes les autres valeurs. C’est en ce sens qu’il est monnaie. Vingt-deux grammes et demi d’argent pur, ou vingt-cinq grammes d’argent aux neuf dixièmes, représentent une valeur identique quelles que soient la forme et l’empreinte qu’on leur donne. Faites-en une sphère, un cube, un cône, un disque, une médaille, vous n’en ferez jamais ni plus ni moins que vingt-deux grammes et demi d’argent pur, échangeables en tout pays contre les biens et les services qui valent cinq francs.

Beaucoup d’honnêtes gens s’imaginent encore que l’État, en frappant un disque de métal à l’effigie du souverain, lui assigne par cela seul une valeur arbitraire. D’autres, plus éclairés, croient pourtant que le monnayage augmente sensiblement la valeur du métal ; que le gouvernement prélève un droit sur la monnaie qu’il frappe : je me suis laissé dire et j’ai tenu pour vrai dans mon enfance qu’une pièce de 5 fr. cassée ou fondue ne valait plus que fr. 50.

La vérité est qu’une pièce de 5 francs contient de l’argent fin pour 5 francs moins trois centimes et trois quarts ;

Que l’État ne prélève aucun impôt sur les monnaies fabriquées en France ;

Que, d’ailleurs, ce n’est point l’État qui fabrique la monnaie, mais un entrepreneur, travaillant sur les commandes des citoyens, sous la surveillance absolument gratuite de l’État.

Nous avons tous le droit de faire frapper monnaie. Si vous gardez dans votre cave un lingot d’argent pur, si vous trouvez dans un héritage un lot de vieille argenterie, vous portez ces matières à l’entrepreneur, qui travaille à façon ; il les transforme en pièces de cent sous, et cela ne vous coûte qu’un franc cinquante par kilogramme, c’est-à-dire moins de quatre centimes par pièce, comme je vous l’ai dit. Un kilo d’argent aux neuf dixièmes vaut donc, tout monnayé, deux cents francs moins trente sous.

S’il vous plaisait demain de refondre ces quarante pièces de cinq francs pour en faire soit un lingot, soit une soupière, vous seriez dans votre droit, mais vous perdriez le montant des frais de fabrication, c’est-à-dire un franc cinquante.

Pour que le kilogramme d’argent frappé à la Monnaie vaille un franc cinquante de plus qu’un lingot du même poids et du même titre, il faut que le travail du monnayage lui ait donné un supplément d’utilité.

En effet, cette opération nous épargne du temps et du tracas pour plus d’un franc cinquante. Mettez-vous un moment à la place du bourgeois de Paris qui serait obligé d’aller à ses emplettes avec deux cents francs en lingots. Avant de sortir de chez lui, il découperait son argent en morceaux de toutes grosseurs, ce qui n’est déjà pas une petite affaire. Mais une fois chez les marchands, quelle autre série de tribulations ! Chaque emplette entraînerait forcément deux opérations : le pesage du lingot et l’essayage, ou vérification du titre. Entre l’argent à neuf dixièmes et l’argent à huit, voire à sept, il n’y a pas de différence appréciable aux yeux.

Il est vrai que l’acheteur pourrait peser et essayer ses lingots à l’avance, et dire : Je vous garantis tant de grammes à tel titre. Mais le marchand demanderait à voir, et il serait dans son droit. L’épicier dirait : J’ai pesé mon sucre, pesez votre argent. Je vous ai permis de goûter mes pruneaux, et vous voulez que j’accepte vos lingots sans les toucher ?

On devine qu’à ce train-là les transactions n’iraient pas vite. L’échange s’accéléra notablement le jour où l’on convint d’y employer des lingots pesés d’avance, essayés d’avance, et de plus, certifiés par l’autorité publique.

Lorsque vous entrez dans une boutique et que vous jetez sur le comptoir une pièce de cinq francs, le marchand n’a qu’à ouvrir les yeux et à tendre l’oreille : toute autre vérification serait superflue. Il sait instantanément que la pièce pèse vingt-cinq grammes, qu’elle est au titre de neuf cents millièmes, et que, par conséquent, il reçoit vingt-deux grammes et demi d’argent pur. Le travail le plus long et le plus minutieux ne lui en apprendrait pas davantage. Dès que le disque est revêtu de l’empreinte légale on est sûr qu’il est fabriqué par un entrepreneur responsable, sous les yeux de contrôleurs désintéressés.

La pièce de cinq francs est donc d’un emploi plus commode, plus rapide et plus sûr qu’un disque de même poids et de même aloi. Ces avantages sont-ils payés trop cher au prix de trois centimes et trois quarts ? Non, surtout si vous songez que la dépense de trois centimes se répartit sur plus de mille transactions.

Les frais de fabrication sont perçus par l’entrepreneur, en échange d’un travail et d’un service réels. Il fait marcher des laminoirs, des emporte-pièce, des presses monétaires ; son usine est un véritable moulin qui transforme les lingots en disques certifiés.

L’État surveille gratuitement toutes les opérations du monnayage. Le contrôle étant d’intérêt public, il est juste et naturel que le public en fasse tous les frais.

Vous voyez que l’écart est presque nul entre le prix de l’argent en lingot et le prix de l’argent monnayé. Tous les peuples civilisés ont adopté la même façon d’agir ; partout l’argent frappé est donné et reçu pour sa valeur intrinsèque. Dans les échanges internationaux, on fait abstraction de l’alliage et de l’empreinte ; on ne tient compte que du poids d’argent fin contenu dans chaque pièce.

Si vous avez du blé à vendre et si vous estimez l’hectolitre à quatre-vingt-dix grammes d’argent pur, il vous importe médiocrement d’être payé en pièces de cinq francs à l’effigie de l’Empereur des Français, ou en thalers de Prusse, ou en florins d’Autriche, ou en roupies de l’Inde anglaise ; l’important, c’est qu’on vous donne quatre-vingt-dix grammes d’argent pur, certifié par n’importe quelle autorité. Toutes les monarchies, toutes les républiques comprises dans le groupe de la civilisation européenne sont également dignes de foi en matière de monnaie.

Il y a donc réellement une mesure commune, applicable à toutes les valeurs : c’est le gramme d’argent fin. L’unité de valeur est trouvée ; ce qui manque encore au genre humain, c’est l’uniformité des monnaies. Plus les peuples se rapprochent par l’échange, plus le besoin d’un type uniforme se fait sentir. Quand les voyages étaient difficiles et le commerce entravé par mille barrières, quand chaque peuple voyait dans son plus proche voisin son ennemi le plus direct, quand les despotes petits et grands exploitaient leurs sujets par tous les moyens, sans dédaigner l’émission de la fausse monnaie, il était naturel que chacun se tint en défiance contre l’argent des étrangers. Les pièces d’un pays n’avaient pas cours dans l’autre ; il fallait recourir au changeur, c’est-à-dire céder trente grammes d’argent à telle effigie contre vingt-huit à telle autre.

Un peu plus loin, on rencontrait une nouvelle frontière, il fallait une autre monnaie, et les vingt-huit grammes de métal, entre les mains du changeur, se réduisaient à vingt-cinq. Si le voyage durait un mois, dans les pays déchiquetés arbitrairement comme l’Allemagne ou l’Italie, la plus grosse pièce d’argent s’en allait en fumée : les changeurs avaient tout pris. Aujourd’hui l’on peut faire cinq cents lieues en quarante-huit heures ; la grande famille européenne, qui comprend les États-Unis d’Amérique, échange plus de biens en un mois que nos ancêtres en un siècle ; les nations se rapprochent avec autant de zèle qu’elles en mettaient jadis à s’éviter ; les finances publiques sont partout à ciel ouvert ; le moment est donc venu de frapper une série de monnaies qui circulent sans perte et sans embarras d’un bout à l’autre du monde civilisé.

Quatre ou cinq médailles d’argent, d’un titre unique et d’un module uniforme, suffiraient à la solution du problème. La face pourrait varier à l’infini, selon la forme des gouvernements et le profil des divers princes ; le revers indiquerait par un chiffre lisible en tout pays le poids de chaque pièce. Les nombres 2, 5, 10, 25, apprendraient aux Français comme aux Russes, aux Espagnols comme aux Américains, qu’ils ont devant les yeux 2, 5, 10, 25 grammes d’argent au titre de 900 millièmes. L’argent fin est impropre à la fabrication d’une bonne monnaie ; l’expérience a prouvé qu’un dixième de cuivre et neuf dixièmes de fin composaient l’alliage le plus satisfaisant. Les peuples civilisés ont l’habitude de manier cet argent décimé par le cuivre ; ils savent le ramener à sa valeur exacte par le plus simple et le plus familier des calculs. Mais tandis que les économistes se félicitent de tenir enfin la monnaie universelle, une partie du monde civilisé choisit l’or pour commune mesure de toutes les valeurs, et démonétise l’argent. Comment ? Pourquoi ? Je vais tâcher de vous le dire. L’or, vous le savez, a toutes les qualités requises pour faire une excellente monnaie. C’est un produit très-beau, très-utile et universellement recherché. Les sauvages de Christophe Colomb ne le foulaient pas aux pieds, comme on l’a prétendu ; ils en ornaient leurs personnes et leurs temples ; ils l’échangeaient entre eux contre les autres biens. Il est non seulement plus beau, mais aussi plus rare que l’argent. Étant plus demandé, il a plus de prix et contient une valeur plus grande sous un égal volume.

Dans l’instant où nous parlons, on échange un kilogramme d’or pur contre quinze kilos et demi d’argent pur. Le rapport entre les deux métaux est donc de 1 à 15 ½.

Pour les usages de la vie, dans une civilisation avancée comme la nôtre, l’or a un grand avantage sur l’argent : il est plus portatif. Cent cinquante-cinq pièces de 20 fr. valant ensemble 3100 fr. ne pèsent qu’un kilogramme. C’est un fardeau qu’on peut voiturer dans les poches sans en être incommodé. La même somme, en argent, pèserait quinze kilos et demi ; la charge moyenne d’un commissionnaire parisien ; la moitié du bagage permis à chaque voyageur sur nos chemins de fer. L’or est donc une monnaie qui devient indispensable à mesure que les besoins se compliquent et se raffinent, que les communications s’étendent, que les sociétés s’enrichissent.

Nous produisons, nous consommons, nous échangeons, nous voyageons beaucoup plus que les Français du dixième siècle par exemple ; l’or nous est donc plus nécessaire. Sans remonter si haut, chacun de nous peut se reporter à l’âge heureux où vingt sous d’argent blanc lui assuraient du plaisir pour tout un dimanche. Comme on avait des billes, des sucres d’orge et du pain d’épice pour vingt sous ! Maintenant nous sommes des messieurs ; nos besoins se sont compliqués ; nous n’osons plus nous aventurer dans les rues de Paris sans quelques pièces de vingt francs. La provision d’une journée bourgeoise arracherait nos poches, s’il fallait la porter en gros argent.

Lorsqu’un Parisien s’arrête dans un village, j’entends dans un véritable village, il s’émerveille de voir comme les pièces de cinq francs ont la vie dure. Quand un villageois s’aventure à Paris, à Marseille, au Havre, à Bordeaux, il s’épouvante à la vue des louis qui fondent sous ses doigts. C’est que le Parisien se trouve transplanté au sein d’une vie moins avancée et partant moins exigeante. Ses besoins se réduisent faute d’occasions ; il est dans un milieu où tout le monde produit moins et consomme moins. Le village est en retard d’un siècle ou deux sur les grandes villes ; l’or y est presque superflu, puisque tous les besoins qu’on peut y satisfaire en un jour représentent à peine une pièce de cinq francs. Le paysan qui tombe au milieu de Paris est entouré de gens qui gagnent, dépensent et jouissent plus que lui ; qui ont plus de besoins, plus de ressources, une activité plus dévorante, et qui regardent l’or avec moins de respect parce qu’ils ont moins sué pour l’obtenir. Ce parallèle vous représente la civilisation d’autrefois et la civilisation future. Le village, c’est le passé ; la ville, c’est l’avenir. Il fut un temps où Paris et Marseille vivaient petitement, comme tel hameau de Bretagne ou d’Alsace ; un temps viendra où l’habitant des hameaux aura les mêmes besoins et les mêmes ressources que le Parisien d’aujourd’hui. La monnaie d’or sera aussi indispensable aux villageois du vingtième siècle, qu’elle était inutile aux bourgeois du dixième.

Dès aujourd’hui vous pouvez remarquer que l’usage de l’or s’étend, à vue d’œil. Il n’y a pas un siècle que le plus noble des métaux était à peine connu des classes laborieuses. La cour, la finance et quelquefois le haut commerce le maniaient familièrement ; les marquis de comédie disaient à leurs valets : Frontin, mettez de l’or dans mes poches ! Mais le commun des martyrs n’y touchait qu’avec une terreur superstitieuse et ne le recevait guère que pour le cacher. Cette manie s’est perpétuée jusqu’à nos jours ; les hommes de mon âge se rappellent le temps où les marchands craignaient de payer une traite en monnaie d’or. Leur crédit en aurait souffert ; on eût dit dans le voisinage : Un tel est arrivé au fond du sac ; il crache sa bile. Tant il était admis que l’or n’est pas fait pour circuler, mais pour dormir au fond des tiroirs. Les voyageurs anglais, qui payaient tout en or, faisaient scandale dans les petites villes, et même un peu dans les grandes.

D’où vient le changement qui s’est opéré dans nos mœurs ? Pensez-vous l’expliquer par les merveilleux arrivages de l’Australie et de la Californie. Non. La production de l’or s’est développée, j’en conviens, mais celle de l’argent ne chômait pas durant la même période. Pour qu’un kilogramme d’or s’échange encore aujourd’hui contre 15 kilos et demi d’argent, il faut que les deux métaux aient afflué chez nous dans une proportion à peu près constante. En autres termes, il est clair que nous avons reçu du Mexique ou d’ailleurs 31 livres environ d’argent fin toutes les fois que l’Australie ou la Californie nous envoyait un kilogramme d’or : sans quoi la valeur respective des d’eux métaux précieux serait sensiblement changée, et personne ne donnerait plus quatre pièces de cent sous en argent pour une pièce de vingt francs en or. Si la proportion est restée la même, ou peu s’en faut, depuis 1848, c’est que nous avons un peu plus d’or qu’autrefois et énormément plus d’argent.

Et cependant, c’est l’or qui circule ; c’est l’argent qui s’empile ou s’enterre, ou s’exporte, ou dort en lingots dans les caves. La conséquence est facile à déduire. Si la France délaisse un peu le plus pesant des métaux précieux, si tous les citoyens qui portent des lingots à la Monnaie y vont avec des lingots d’or, c’est que l’or répond mieux aux besoins de l’époque ; c’est qu’un métal plus portatif fait mieux l’affaire d’un peuple qui se dégourdit.

Les pièces d’or sont fabriquées pour le compte des particuliers, comme les pièces d’argent. Les entrepreneurs touchent 6 fr. 70 par kilogramme, soit un peu plus de 4 centimes sur une pièce de 20 francs, un peu plus de 1 centime sur une pièce de 5. La pièce de 5 francs en or a donc une valeur intrinsèque de 4 francs 99 centimes environ. La monnaie d’or au titre de 900 millièmes, c’est-à-dire contenant un dixième du cuivre, est plus solide encore et plus inaltérable que la monnaie d’argent.

Le gramme d’or pourrait servir à mesurer toutes les valeurs et devenir la base d’une monnaie universelle, tout aussi bien que le gramme d’argent. « Combien me prendrez-vous pour me faire un habit ? – 36 grammes d’or, au plus juste. Cette paire de chevaux, combien vaut-elle ? – 2 kilos d’or. Une maison du boulevard Haussmann s’est vendue hier matin 1000 kilos d’or légal, c’est-à-dire aux 900 millièmes. » On s’habituerait vite à cette façon de compter. Le difficile serait d’évaluer en grammes d’or un paquet de tabac, un mètre de calicot, un litre de vin d’Argenteuil.

Une numération fondée sur le gramme d’argent pourrait exprimer les valeurs les plus considérables ; une série qui part du gramme d’or est forcément plus limitée ; elle ne peut descendre au-dessous de 3 fr. 10 centimes ; encore une monnaie de 3 fr. 10 centimes en or serait-elle exposée à s’envoler au vent.

L’argent lui-même ne peut pas se faire assez petit pour payer un petit pain ou une boîte d’allumettes. La pièce de cinq centimes en argent pèserait 25 centigrammes et appartiendrait de plein droit au monde microscopique. Malgré cette insuffisance, qui a nécessité l’emploi du billon, l’argent est non seulement utile mais indispensable à la mesure des valeurs au-dessous de cinq francs.

Ainsi, la civilisation est armée de deux instruments merveilleusement propres à la mesure des valeurs. L’or, pris à part, est une admirable monnaie ; son seul défaut est de n’évaluer que les biens d’un prix élevé. L’argent, de son côté est une monnaie irréprochable, sauf qu’elle tient trop de place et qu’elle pèse un peu trop.

L’argent peut tout évaluer, à partir de cinquante centimes ; l’or peut tout évaluer à partir de cinq francs.

Le difficile, hélas ! est d’évaluer l’un par l’autre ces deux biens privilégiés qui évaluent tous les autres.

Dans les pays où l’argent est adopté comme étalon, c’est-à-dire comme unique mesure des valeurs, l’argent évalue tout, achète tout : le blé, le drap, le vin, l’or même y sont cotés comme marchandises. Tout cela hausse et baisse au gré de l’offre et de la demande ; on en donne plus ou moins en échange d’un gramme d’argent. L’argent seul est solide au poste ; il représente l’unité fixe, invariable, à laquelle on rapporte les valeurs de toute espèce. Si je conclus un marché à long terme, si par exemple je prête à une société civile ou à une association religieuse cent kilogrammes d’argent moyennant une rente perpétuelle de cinq pour cent, je suis sûr que ma postérité la plus reculée recevra tous les ans cinq kilos du même métal. Ce contrat, comme tous les contrats du monde, laisse prise au hasard des événements, il implique une part d’inconnu. Je ne peux pas prévoir si dans deux ou trois siècles les aliments, les habits, la vaisselle, les objets de première nécessité, les marchandises de luxe coûteront plus ou moins cher que de mon temps. Peut-être obtiendra-t-on pour un gramme d’argent quatre fois plus de pain qu’on n’en achète aujourd’hui : peut-être en aura-t-on quatre fois moins : voilà le point douteux de mon affaire. Ce qui n’est pas douteux, c’est que mes héritiers auront droit à une rente annuelle de cinq kilos d’un métal identique à celui que j’ai prêté.

Dans les pays où l’or est l’unique étalon des valeurs, c’est l’or qui évalue et achète toutes les marchandises, le blé comme l’argent. Supposez un contrat à long terme, vingt kilos d’or prêtés à fonds perdu au taux de 5 pour cent, les héritiers du préteur sont assurés d’un revenu net et invariable : ils recevront chaque année un kilogramme d’or. Rien ne prouve que ce kilogramme achètera jusqu’à la fin des siècles 8 000 kilogrammes de blé ; peut-être dans cent ans en payera-t-il 20 000, peut-être 5 000 seulement ; mais on est sûr que les héritiers recevront perpétuellement un égal poids d’un métal identique. C’est une sécurité qui n’est pas méprisable.

Supposez au contraire un pays où l’unité de valeur soit ce qu’elle est chez nous depuis l’institution du système métrique, et vous verrez surgir de curieuses complications.

Les grands législateurs de l’an II, justement convaincus que l’or seul ne peut donner qu’une monnaie incomplète, que l’argent seul ne peut donner qu’une monnaie insuffisante, n’ont voulu démonétiser ni l’un ni l’autre métal. Ils ont bien fait : l’or et l’argent sont deux éléments indispensables aux transactions du commerce.

Mais ils se sont trompés en instituant deux étalons, l’un d’or et l’autre d’argent, en décidant que l’unité de valeur serait indifféremment ou une pièce d’argent du poids de cinq grammes, ou la vingtième partie d’une pièce d’or du poids de 6 grammes 45 161 cent-millièmes de gramme.

Décider que tel poids d’argent équivaudra toujours à tel poids d’or, c’est décréter en quelque sorte l’identité des deux métaux à dose inégale ; c’est dire qu’un kilogramme d’or et 15 kilos et demi d’argent sont une seule et même chose, c’est nier par avance les événements qui peuvent altérer une proportion accidentelle, temporaire et locale ; en un mot, c’est faire violence à la nature.

M. Michel Chevalier, dans un livre que je devrais citer à chaque ligne, s’élève avec une logique éloquente contre le système du double étalon. Je renvoie à son plaidoyer ceux qui veulent approfondir cette question, et je me borne à l’effleurer ici.

L’or et l’argent n’ont aucune parenté ; ils ne sont pas l’aîné et le cadet d’une famille aristocratique. La distance qui les sépare en tant que valeur peut varier à l’infini. Dans le même pays, on voit, selon les temps, le kilogramme d’or s’échanger contre dix, douze, quatorze, quinze, seize, dix-sept, dix-huit kilos d’argent. Dans le même temps, la proportion n’est pas partout la même. En 1857, quand le commerce européen força les portes du Japon, les indigènes échangeaient un kilo d’or contre 3 kilos, d’argent et 1/7. C’est-à-dire que l’or comparé à l’argent valait cinq fois moins cher à Yeddo qu’à Paris. Vous auriez quintuplé votre capital en portant de l’argent au Japon pour l’échanger contre de l’or !

Rien ne prouve que chez nous la proportion de 15 ½ se maintiendra même approximativement, comme elle a fait depuis un demi-siècle. La rareté respective des deux métaux est un élément considérable de leur prix. Que l’on découvre une deuxième Californie, ou que trois ou quatre mines d’argent se mettent en grève : l’or surabonde et se déprécie ; l’argent se fait rare, il est plus demandé qu’offert, il hausse. En pareille occasion, tout débiteur intelligent s’empresserait de solder ses créanciers. Seulement il payerait en or ce qu’on lui a prêté en argent. Tous les tuteurs qui savent compter se hâteraient d’émanciper leurs pupilles : trop heureux de solder en or déprécié le dépôt qu’ils ont reçu en argent ! Tous ceux qui ont des rentes à servir les serviraient en or et s’acquitteraient légalement à moitié prix. Les créanciers, les pupilles, les rentiers crieraient qu’on les ruine. On leur répondrait : de quoi vous plaignez-vous ? C’est tant de francs qui vous sont dus ; le franc est d’or ou d’argent, au choix de celui qui paye ; nous choisissons le métal qui nous acquitte à bon marché ; la loi ne l’a pas défendu.

Il peut se faire aussi qu’une mine d’argent se découvre demain en Europe, ou simplement que la Russie exploite à fond ses énormes filons de l’Oural. Le cas échéant, c’est l’argent qui baisserait et l’or qui serait en hausse. Les débiteurs, les pupilles, les rentiers auraient beau dire qu’on leur doit de l’or, ils seraient payés en argent.

C’est en vain que le législateur s’efforcerait de maintenir les deux métaux en équilibre. Tous ses efforts n’aboutiraient qu’à l’altération progressive des monnaies : la logique et l’histoire s’accordent sur ce point et condamnent le double étalon.

S’il est encore en vigueur dans plusieurs grands États de l’Europe, c’est que les gouvernements modernes évitent autant que possible de s’immiscer dans les questions de monnaie. Ils pensent à bon droit que le pouvoir ne doit intervenir qu’à la dernière extrémité dans l’échange des biens et des services. Mais cette abstention cesse nécessairement le jour où une difficulté sérieuse menace les intérêts privés. Le moment est venu d’étudier un fait actuel où quelques économistes ont cru voir l’abandon d’un principe, mais où je ne vois pour ma part qu’un acheminement vers l’or comme unique étalon. La France, l’Italie, la Suisse, la Belgique et l’État pontifical viennent de s’entendre pour frapper des pièces de 20 et de 50 centimes, de 1 et de 2 francs, au titre de 835 millièmes.

Comment, pourquoi a-t-on pris cette résolution ? Quelles en sont les conséquences proches et lointaines ? C’est ce que les cinq gouvernements ont expliqué par le menu aux peuples intéressés. Mais les peuples sont si distraits que je ne crois pas faire un travail oiseux en apprenant à mes lecteurs ce qu’ils sont censés connaître.

Avant le 25 mai 1864, les pièces divisionnaires, c’est-à-dire les pièces de 2 fr., de 1 fr., de 50 et de 20 centimes étaient véritablement une monnaie comme les pièces de 5 francs. Elles étaient fabriquées sur la commande de citoyens (banquiers ou marchands), qui éprouvaient le besoin d’émietter leurs lingots en petites fractions pour le besoin des affaires. Elles représentaient une valeur intrinsèque égale à leur valeur nominale, sauf déduction des frais de monnayage. La pièce de 2 francs valait 2 francs moins 2 centimes environ ; la pièce de 1 franc valait un peu plus de 99 centimes, la pièce de dix sous valait dix sous moins un demi centime, la pièce de quatre sous en valait quatre, moins une différence impossible à évaluer en centimes.

Un beau jour (qui fut un mauvais jour pour la monnaie d’argent), on s’aperçut que le deuxième de nos métaux précieux par ordre de mérite était pour ainsi dire soutiré ; qu’il sortait de chez nous par des fissures invisibles et s’écoulait vers l’Inde, vers la Chine, vers les pays de l’extrême Orient. Le phénomène s’expliquait par des raisons très-naturelles. Quel est l’homme assez neuf pour conserver sa monnaie lorsqu’on viendra lui dire : Donnez-moi mille francs, je vous en rends sur l’heure mille vingt-cinq ? Vous en offrît-on mille cinq, ou mille et un, ou mille francs dix sous, vous n’hésiteriez pas une minute. Tout le monde s’empressa donc d’échanger l’argent contre l’or, dès que l’argent se mit à faire prime. Quiconque possédait une épargne en argent la troqua avec bénéfice contre une somme en or. L’exportation chargea notre argent blanc sur des navires au long cours ; on fit des pacotilles où les pièces de cinq francs, de deux francs, d’un franc, de cinquante et de vingt centimes s’en allaient dans les mêmes sacs pour ne jamais rentrer chez nous.

Qu’arriva-t-il ? La grosse médaille de cent sous ne fut pas trop regrettée, car on la remplaçait à mesure par une petite pièce d’or équivalente. Mais les pièces divisionnaires, à partir de deux francs, se firent remarquer par leur absence. On manqua de petite monnaie. Les banquiers et les commerçants qui avaient l’habitude d’en faire fabriquer, reconnurent qu’ils jouaient un rôle de dupes, car les pièces qu’ils avaient émises ne rentraient pas dans leur caisse, et c’était toujours à recommencer. Ils perdirent l’habitude de porter des lingots d’argent à la Monnaie ; les pièces divisionnaires devinrent presque introuvables, et l’État fut mis en demeure de soulager un embarras public.

Or, un gouvernement a-t-il le droit de jeter plusieurs millions chaque année dans le tonneau des Danaïdes ? Peut-il loyalement faire une opération à laquelle les banquiers et les gros marchands ont renoncé parce qu’ils la trouvaient ruineuse ? Non, les gouvernements n’ont pas de capitaux ; ils ont des revenus annuels, ou budgets, payés par nous entre leurs mains, à la condition expresse que tout sera dépensé pour nous jusqu’au dernier centime. Donc ils doivent se garder d’une mauvaise affaire aussi scrupuleusement que d’une mauvaise action. La France, l’Italie, la Suisse, l’État du Pape et la Belgique n’avaient donc pas le droit de fabriquer la monnaie d’argent aux frais du public, dès que les particuliers abandonnaient cette opération comme ruineuse.

Cependant il fallait nous mettre entre les mains une mesure des valeurs inférieures à la plus petite monnaie d’or, qui est de cinq francs.

On résolut d’importer le billon d’argent, dont l’expérience est faite en Angleterre depuis un demi-siècle.

Qu’est-ce que le billon ?

Il faudrait n’avoir pas deux sous dans la poche pour ignorer qu’il existe. Quant à le définir, peu d’hommes en sont capables, par le temps d’insouciance et de richesse où nous vivons.

Le billon est un substitut métallique de la monnaie ; il la remplace dans les petites transactions, il l’accompagne sous le nom d’appoint dans les grandes ; il comble les lacunes que la monnaie véritable ne peut remplir. L’évaluation de tous les biens se fait et se fera toujours en véritable monnaie. Lorsque le boulanger vous cède un petit pain d’un sou, il entend recevoir en échange 25 centigrammes d’argent à 900 millièmes, ou 16 milligrammes d’or au même titre. Si, au lieu d’acheter un seul petit pain chez le même marchand, vous en preniez deux cents, il ne vous les livrerait pas à moins de 50 grammes d’argent ou de 3 gr. 2682 d’or légal. Mais comme il serait plus qu’incommode de réduire l’or ou l’argent en fractions minimes, on évalue le petit pain en argent, et on le paye en cuivre.

Le sou que vous donnez au boulanger vaut-il la marchandise que vous recevez en échange ?

Non.

Le sou est une rondelle de bronze du poids de 5 grammes. Les matières dont on l’a fait sont le cuivre pour 95 centièmes, l’étain pour 4 et le zinc pour 1. Le cuivre en lingots vaut de 2 fr. à 2 fr. 80 le kilo, le sou, comme valeur intrinsèque, ne représente qu’un centime lorsque le kilogramme de cuivre est à 2 francs. Il suit de là que 200 petits pains s’échangent contre 10 francs (valeur intrinsèque), si on les paye en or ou argent, et contre 2 francs (valeur intrinsèque) si vous les achetez un à un contre du cuivre.

Et cependant vous vous sentez exactement aussi riche quand vous avez 5 fr. en sous que si vous les possédiez en or.

Pourquoi ? Parce que le billon de cuivre, outre sa valeur intrinsèque, représente une valeur de convention sociale.

Il a été entendu entre tous les citoyens français qu’un sou de cuivre serait donné et reçu dans les petits échanges et dans les appoints pour 25 centigrammes d’argent, quand même il n’en vaudrait que cinq. Le Gouvernement s’est chargé de fabriquer, au profit et aux frais de la nation, cette fausse mais commode et excellente monnaie. Il l’émet autant que possible dans la proportion des besoins publics, car s’il en faisait trop, le billon serait déprécié, les débitants qui l’ont en caisse ne pourraient l’échanger au pair, et ils élèveraient en conséquence le prix de leurs marchandises.

Une très-petite quantité de billon peut suffire à tous les besoins d’un grand État riche et florissant, car cet instrument d’échange se multiplie par la rapidité de ses mouvements. Personne n’est trompé sur sa valeur intrinsèque ; on ne s’avise donc pas de l’enfouir comme l’or ou l’argent. Chacun l’accepte sans difficulté, comme un outil modeste dont il aura besoin dix fois dans la journée ; mais il faudrait avoir perdu la tête pour thésauriser en décimes. Les pauvres gens qui mettent sou sur sou, changent leur cuivre en or ou en argent dès qu’ils ont de quoi faire la pièce ronde ; les riches n’échangent leur argent contre du cuivre qu’au fur et à mesure de leurs menus besoins. Tout le monde en voulant un peu et personne n’en voulant beaucoup, le billon court de l’un à l’autre et fait incessamment la navette entre les citoyens d’un même pays. Voilà comment un peuple qui possède environ six milliards en monnaie véritable se suffit avec soixante millions de cuivre. Le cuivre ne figure dans notre numéraire que pour un centième environ.

Ces soixante millions, si nous voulions les vendre à l’étranger, n’en vaudraient guère plus de douze. Mais ils ne sont pas à vendre, et personne ne pense à les exporter.

Le sou français, hors de chez nous, ne représenterait que sa valeur intrinsèque. Chez nous et entre nous, il a de plus une valeur fiduciaire. C’est un centime de cuivre, plus un bon de quatre centimes sur la communauté des citoyens français.

Vous me demanderez peut-être quel profit nous trouvons à donner et à recevoir des sous qui valent un centime, un centime et demi, quand il serait tout simple de les faire quatre ou cinq fois plus lourds ? Le cuivre deviendrait une juste monnaie comme l’or et l’argent ; on taillerait quarante pièces d’un sou dans un kilogramme de cuivre, et l’élément fiduciaire serait remplacé par un surcroît de valeur réelle.

Oui ; mais le cuivre, s’il devenait juste monnaie, rendrait moins de services qu’à l’état de simple billon. Il serait plus encombrant, plus lourd, et d’un emploi presque pénible. La loi permet au débiteur de payer en cuivre jusqu’à 5 francs : c’est un demi kilo de billon à transporter. Ce serait environ 2 kilos et demi, si le métal était donné et reçu pour sa valeur intrinsèque.

D’ailleurs, le prix du cuivre varie incessamment ; il faudrait refondre les sous plusieurs fois dans l’année. Or, les frais de fabrication coûtent presque aussi cher que le métal lui-même. Enfin, s’il est impossible ou du moins très-difficile de marcher avec deux étalons, le moment serait mal choisi pour en atteler un troisième.

Notre époque songe si peu à élever le cuivre au rang de monnaie, qu’elle fait descendre l’argent même à l’humble rôle de billon. C’est le meilleur moyen, le seul, de conserver les pièces divisionnaires dont le petit commerce a si grand besoin tous les jours. Le billon de cuivre se garde bien d’émigrer, puisqu’il perdrait les quatre cinquièmes de sa valeur en passant la frontière. Nos 60 millions de sous et de centimes resteront certainement chez nous jusqu’à ce qu’ils s’usent, et comme ils sont taillés dans une étoffe solide, nous n’aurons pas à les refondre de longtemps.

Les nouvelles pièces divisionnaires qui commencent à circuler sont également garanties contre l’exportation qui raflait périodiquement leurs aînées. Personne n’aurait profit à les porter en Chine, personne n’est intéressé à les fondre en lingots, car leur valeur intrinsèque est au-dessous de leur valeur nominale. Le spéculateur assez mal avisé pour les soustraire à la circulation ne pourrait qu’y perdre.

1000 kilos d’argent monnayé au titre de 900 millièmes représentaient 900 kilos d’argent pur ; 1000 kilos de la nouvelle monnaie ne contiennent plus que 835 kilos de fin. Différence en moins, 65 kilogrammes. Donc, s’il vous prenait fantaisie de collectionner 200 000 pièces de 1 franc, toutes neuves, pour les jeter à la fonte, cette petite opération vous coûterait 65 kilos d’argent pur, à 218 fr. 89 c. le kilo, ou 14 227 fr. 85 c., sans compter les dépenses de laboratoire et autres menus frais.

Donc, 200 000 francs en véritable monnaie, par exemple en grosses pièces de cent sous, valent environ 14 000 francs de plus que 100 000 francs en billon d’argent.

Donc, 20 francs de monnaie ancienne valent 1 fr. 40 c. de plus que le nouveau substitut de la monnaie ; celui qui échange une pièce de 5 francs d’or ou d’argent contre des pièces divisionnaires, reçoit environ 35 centimes de moins qu’il n’a donné.

Mais qu’importe ! Je perds sept sous toutes les fois que je change 5 francs, mais les 93 sous qui me restent sont acceptés pour 5 francs dans mon pays, à Rome, en Belgique, en Suisse et en Italie. Cinq nouvelles pièces d’un franc valent 4 fr. 65 cent., plus 0, 35 centimes garantis par la nation.

C’est l’État qui émet et garantit le billon d’argent ; il s’engage à le reprendre au cours d’émission dans toutes les caisses publiques, quelle que soit l’importance du versement. Dans les transactions privées, la loi dit que cet argent atténué ne servira qu’aux appoints, il n’a cours forcé entre nous que jusqu’à concurrence de 20 francs.

Ces dispositions, loyalement publiées et portées à la connaissance de tous, habitueront les peuples à consolider leur épargne sous les espèces de l’or, et à considérer l’argent comme un simple instrument d’échange. On ne le mettra plus au rang des biens de conserve ; on ne fera plus provision de menues pièces, comme on faisait jadis au détriment du commerce. Notez bien que cette quasi monnaie à 835 millièmes contient encore une respectable quantité de bien réel, puisque sur mille kilos elle en renferme 835 de métal pur. C’est à peu près l’aloi de l’argenterie au second titre (840) ; c’est 85 millièmes de plus que l’argent au troisième titre : n’importe. Il suffit que sa valeur de convention soit un peu supérieure à sa valeur intrinsèque pour que l’épargne s’en détourne aussi bien que l’agiotage, et qu’on la laisse tout entière à son véritable emploi : la circulation.

Il ne faut pas être sorcier pour prédire les effets de cette petite révolution monétaire : il suffit de regarder ce qui se passe au-delà du détroit. Les Anglais, qui sont nos maîtres en économie sociale, ont choisi l’or pour unique étalon. Leur plus petite pièce de véritable monnaie vaut environ 12 fr. 50.

Pour les appoints et les dépenses minimes, ils ont deux billons : un billon d’argent au titre magnifique de 925, mais léger de poids, et coté sensiblement au-dessus de sa valeur intrinsèque ; un billon de cuivre, moins commode et moins beau que le nôtre, presque deux fois plus lourd, mais dont la valeur intrinsèque n’arrive pas à la moitié de sa valeur nominale. Avec ces éléments, une mesure réelle absolue et deux mesures approximatives, admises par convention dans l’intérêt du commerce, l’Angleterre produit, échange, épargne plus qu’aucun pays du monde ; ajoutez qu’elle fait deux ou trois fois plus d’affaires en employant deux ou trois fois moins de numéraire que nous.

Le cadre de cette étude et sa destination spéciale ne me permettent pas de m’étendre sur les mécanismes ingénieux à l’aide desquels un peuple civilisé fait beaucoup de transactions avec peu d’argent. Le compte courant, le chèque, la lettre de change, le billet de banque et tant d’autres merveilles de l’industrie financière n’intéressent que médiocrement, et pour cause, la grande majorité des travailleurs. Ce qui les touche de tout près, c’est le salaire, l’épargne, le capital, le revenu, l’association, la coopération : parlons-en.

Permettez-moi seulement de terminer ce chapitre par une réflexion patriotique.

Voilà trois nations indépendantes, éclairées et laborieuses, qui se rallient à notre monnaie et qui adoptent la dernière conséquence du système métrique. Il y a, dès aujourd’hui, 70 millions d’Européens, qui parleront la même langue toutes les fois qu’il sera question de longueurs, de surfaces, de volumes, de poids, de valeurs.

Le système métrique s’arrêtera-t-il en si beau chemin ? Je suis sûr qu’il s’annexera tous les peuples l’un après l’autre.

Quelques pays l’ont repoussé jusqu’à présent pour deux raisons.

La première, purement théorique, est qu’un de nos savants (Méchain) a commis une légère erreur dans la mesure du méridien.

La deuxième, plus pratique, est l’utopie du double étalon, si malheureusement acceptée par les législateurs de l’an XI.

En adoptant enfin un étalon unique, nous écartons la seule objection sérieuse que le système métrique ait rencontrée sur son chemin ; on dit déjà que la grande nation américaine va conformer sa monnaie d’or à la nôtre. Comment rejetterait-elle après cela notre mètre, notre litre, notre kilogramme, qui sont bien autrement logiques que notre pièce de 20 francs ? L’idée française est destinée à conquérir le monde civilisé, et cette victoire en vaut bien une autre, quoiqu’elle n’ait pas coûté une goutte de sang.

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