VIII LE SALAIRE

Lorsque j’évoque mes souvenirs du collége, j’y trouve que le salaire est la rémunération d’un service. On nous a conté, dans les temps, que ce mot avait la même étymologie que salade. Sal, en latin, exprime un condiment indispensable à l’homme, le sel. Je n’ai pas besoin de vous dire quel rapport il y a entre le sel, ou sal, et ce fourrage vert et salé qui constitue notre salade. Entre le sel, ou sal, et le salaire, la relation est moins évidente à Paris. Mais en Abyssinie, à l’heure où nous parlons, le sel est employé comme monnaie ; la tradition veut aussi qu’il ait fourni la paye des libres travailleurs à l’origine de Rome. Le citoyen qui avait travaillé pour un autre, lui disait : Donne-moi mon sel ! comme on dit aujourd’hui : Donnez-moi mon argent ! Sel étant pris pour synonyme d’argent, salarier et payer sont une seule et même chose.

Il est d’éternelle justice qu’un homme libre, après avoir peiné soit un an, soit un mois, soit un jour, soit une heure, au profit d’un autre homme, reçoive l’équivalent des services qu’il a rendus.

Servir pour rien, vous le savez, c’est faire œuvre d’esclave. Nous affirmons notre liberté toutes les fois que nous disons à notre égal : je t’ai servi, à ton tour !

Non seulement il n’y a pas de honte à réclamer le prix du travail qu’on a fait, mais celui d’entre nous qui se laisserait exploiter sans exiger la réciproque descendrait au niveau du bœuf ou du cheval.

Donc c’est dire expressément le contraire de la vérité que d’assimiler le salaire au travail servile. Cette définition qui court les rues est absurde pour deux raisons : d’abord parce que le salaire est l’inverse du travail, ensuite parce que l’esclave est le seul homme qui travaille sans recevoir aucun salaire.

Mais peut-être vous semble-t-il que je prenne le mot dans un sens trop général ? J’inclinerais plutôt à croire qu’une certaine école en a trop rétréci la signification depuis quelques années. Nous avons vu naître et grandir le monstre fantastique, bouc émissaire de la société moderne, qu’on s’exerce à lapider sous le nom de salariat. Tout récemment, tandis que je lisais une tirade fort éloquente, ma foi contre l’humiliante oppression du salaire, il m’arriva de Paris une assignation ou citation (je ne sais trop), mais un papier qui m’appelait à déposer en justice. Au verso de la feuille, je lus cette formule imprimée, et qui par conséquent n’était pas faite pour moi seul :

« Le témoin recevra salaire ! »

N’y avait-il pas là matière à réflexion ? Tous les ans, nos magistrats adressent la même invitation, dans les mêmes termes, à un demi million de Français, sinon plus. J’estime que les trois quarts des citoyens reçoivent pour le moins une fois dans leur vie un papier rédigé dans ce style. Or il est impossible que la loi, cette haute expression de la sagesse publique, insulte de propos délibéré la presque totalité de la nation. Si le salaire impliquait un sens injurieux ou simplement désagréable, on n’aurait garde de l’infliger aux hommes qu’on invite à parler sous la foi du serment. Évidemment, le ministère public interprète ce mot dans le même sens que les plus grands législateurs du monde ancien. Il dit : « Si je dérange un homme, si je confisque sa journée au profit de l’intérêt commun, la communauté lui doit quelque chose en échange : il recevra du sel ou de l’argent pour en acheter, un produit, un bien, un salaire.

Or, il n’y a qu’une justice, une morale, et une vérité dans ce monde. L’homme qui rend service à un autre doit être payé de retour. Dans toute société quelque peu civilisée, l’individu produit au jour le jour une certaine somme de biens qu’il jette dans la consommation et qui reviennent à lui sous forme de salaire. Nous ne vivons que de cela. J’ai pour voisin de campagne un fermier qui fait mûrir, bon an mal an, 1000 hectolitres de grain. Lorsqu’il porte sa récolte au marché, les consommateurs, accourus de toutes parts, enlèvent ses produits pour s’en nourrir et donnent en échange une trentaine de mille francs : c’est un beau chiffre. Mais le cultivateur a des salaires à payer : tant au propriétaire qui lui prête un sol défriché et des bâtiments en état ; tant au bailleur de fonds qui lui prête de quoi acheter ses bœufs, ses chevaux, ses charrues, ses semences, tant aux aides qui ont travaillé sous sa direction ; tant à la grande machine politique qui garantit sa sécurité. Lorsqu’il aura donné tous les salaires qu’il doit, il lui restera quatre ou cinq mille francs qui seront le salaire de son labeur annuel. Cette somme est décidément à lui ; elle ne doit plus rien à personne ; il en est le seul maître et le vrai propriétaire ; il a le droit d’en user et d’en abuser, c’est-à-dire de la consommer jusqu’à extinction, si bon lui semble.

Mon autre voisin est un grand industriel qui vend du fer travaillé en cent façons pour plusieurs millions chaque année. Il récolte, au lieu de blé, des limes, des outils, des ressorts de crinoline, des ouvrages plus ou moins ingénieux, plus ou moins utiles, mais tous généralement demandés sur le marché européen. Au fur et à mesure de la vente, il encaisse une forte somme, quatre millions au moins, payés par une centaine de gros marchands. Mais lui-même est débiteur de plusieurs millions, pour salaires. Le capital, ou l’immense outil qu’il met en œuvre, appartient à deux cents personnes qui le lui prêtent : il faut payer salaire à ces gens-là. Les cinq ou six cents hommes qui forgent, taillent, liment, ajustent et polissent dans ses divers ateliers, ne sont pas des esclaves astreints au travail ; ils viennent à la fabrique parce qu’ils le veulent bien ; chacun d’eux a fait ses conditions à l’avance et stipulé son salaire. Quand tout le monde aura reçu ce qu’on lui doit, le chef d’usine fera son inventaire et dira : Tous comptes faits, mon salaire, à moi, est de tant. L’an dernier, c’était 100 000 francs ; l’année d’avant, 12 000 ; quelquefois rien ; quelquefois moins que rien, c’est-à-dire une perte assez notable : car tout n’est pas profit dans l’industrie, ni dans le commerce non plus, ni même dans l’agriculture. Il y a telle année où l’on s’estime heureux d’avoir joint les deux bouts, et d’éviter ce salaire tristement négatif qu’on nomme la faillite.

Quand vous entrez dans une boutique d’épicier pour prendre un demi kilogramme de sucre, les 75 centimes que vous jetez sur le comptoir ne sont pas le salaire du marchand seul ; la somme est à répartir entre plusieurs milliers d’individus qui ont collaboré directement ou indirectement au service que cette livre de sucre va vous rendre. L’acheteur n’entre pas dans le détail d’une répartition si compliquée : toute sa vie n’y suffirait pas. Vous avez affaire au marchand ; il vous demande un prix qu’il sait ou qu’il croit rémunérateur. Il a fait ses calculs d’avance ; il s’est prouvé à lui-même que s’il vendait son sucre 75 centimes, il pourrait payer tous les salaires des autres producteurs et s’adjuger à lui-même 1 centime ou 2 pour salaire. Peut-être bien s’est-il trompé ; peut-être, en fin de compte, au bout de l’an, verra-t-il que ses calculs étaient faux, que la totalité de ses salaires se réduit à zéro, ou même, qu’il a plus perdu que gagné. C’est son affaire. Quant à vous, une fois la marchandise reçue et payée, vous n’avez plus rien à débattre avec le vendeur. Advienne que pourra, vous êtes quitte envers lui. S’il venait, dans dix ans, vous dire : j’ai fait faillite, l’expérience m’a prouvé qu’il aurait fallu vendre mon sucre un sou de plus, vous lui répondriez : Tant pis pour vous ! Si, au contraire, vous le rencontriez, dix ans plus tard, dans une voiture à huit ressorts, vous n’auriez pas le droit de lui dire qu’il a vendu son sucre un sou trop cher et palpé un salaire exorbitant. Il a fait le commerce à ses risques et périls ; s’il devient riche, tant mieux pour lui !

Toute transaction doit être loyale. Si l’épicier vous donne du plâtre ou de la farine pour du sucre, il vous vole ; s’il vous livre 450 grammes pour 500, il vous vole. Si vous le payez en fausse monnaie, vous le volez ; si vous ne le payez pas, vous êtes un voleur. Mais une fois que vous avez reçu le vrai poids en vraie marchandise et payé en véritable monnaie le prix librement débattu, vous n’avez plus rien à régler avec le marchand, ni lui avec vous. C’est à lui de se débrouiller dans ses comptes et d’en dégager, s’il le peut, son salaire.

Le manufacturier, le marchand et généralement tous les producteurs qui travaillent à leurs risques et périls sont ballottés entre l’espérance et la crainte. Ils rêvent tous de réaliser un gros bénéfice qui les payera largement de leurs peines, mais ils savent aussi qu’ils travaillent peut-être pour rien. Le destin des affaires est si capricieux qu’un homme intelligent et probe peut se ruiner en travaillant, perdre dans l’espace de six mois le fruit de vingt années de labeur, son patrimoine, sa réputation d’honnête homme, tout enfin, sauf la vie et la liberté. C’est donc pour ainsi dire un instinct de légitime défense qui le pousse à tout vendre aussi cher que possible, à tout payer aussi bon marché que possible. Le contrepoids de cette tendance est dans l’énergie de la partie adverse. Le consommateur se défend contre les prétentions exorbitantes du vendeur ; il va au bon marché et donne la préférence au marchand qui se contente du moindre salaire. Le petit producteur se défend à son tour contre l’avarice des entrepreneurs. Il se met aux enchères et vend ses services au plus offrant. De tous ces mouvements en sens inverse résulte un équilibre instable : la liberté industrielle a ses fluctuations comme l’Océan, et quelquefois ses tempêtes.

Or tout le monde n’a pas le pied marin. Si l’esprit d’aventure et un tempérament robuste entraînent quelques milliers d’individus à doubler le cap de Bonne Espérance, il y en a des millions qui préfèrent une cabane sur le plancher des vaches au plus magnifique steamer ballotté par la houle.

À mesure que les sociétés se sont assises, on a vu croître la prudente multitude des travailleurs sans ambition qui préféraient le certain à l’incertain. Longtemps avant que les calculateurs eussent dégagé la grande conception de l’Assurance par division des risques, on savait s’assurer individuellement contre l’élément aléatoire qui met toujours en question la récompense du travail. Lorsqu’un homme a reconnu par dix années d’expériences que la moyenne de ses salaires est de 1 500 francs, il s’estime lui-même à sa valeur industrielle et dit : « Je suis un homme de 1 500 francs par an. Si je travaille à mes risques et périls, le total de mes bénéfices, ou mon salaire, s’élèvera dans les bonnes années jusqu’à 3000 francs peut-être, mais il se peut aussi que dans une année malheureuse je ne gagne absolument rien. De quoi vivrai-je alors ? Des épargnes que j’aurai faites au préalable. Mais si la mauvaise année se présente avant la bonne, je n’aurai pas un centime par devers moi ; il faudra que je meure de faim ? Assurons d’abord notre existence.

C’est donc l’instinct de conservation qui porte nombre d’individus à préférer le salaire modeste mais fixe aux gros salaires aléatoires.

Le commis de magasin vend ses services au patron moyennant un salaire de tant par mois. Il sait que s’il était établi à son compte il tirerait probablement un meilleur parti de son intelligence et de son activité : que peut-être il gagnerait deux fois, dix fois, vingt fois davantage. Mais d’abord il n’a pas les capitaux ou le crédit indispensables pour fonder le plus modeste établissement. Ensuite, il voit de près les difficultés, les risques, les dangers du commerce, et il s’estime heureux d’esquiver toute initiative et toute responsabilité. Que l’inventaire de fin d’année soit bon ou mauvais, il a touché son salaire mensuel. Que le patron tombe en faillite, il s’en lave les mains. L’ouvrier de manufacture ne gagne pas autant que son patron, ni même que le plus modeste artisan en boutique ; mais il n’apporte aucune mise de fonds, il n’expose rien ; lorsqu’il a terminé sa pièce ou fini sa journée, il sait qu’il a gagné quatre ou cinq francs ou davantage ; il va dîner et dormir sans souci. Peut-être cependant le produit de son travail sera vendu à perte ou dédaigné par la consommation, c’est-à-dire enterré, matière première, main-d’œuvre et tout. Tant pis pour le patron ! L’ouvrier n’entre pas dans ces détails. Il a livré son travail, touché sa paye : il n’a plus rien à prétendre sur les produits éventuels de l’affaire, mais son contrat est formel, et en cas de malheur personne n’a un centime à réclamer de lui.

Les médecins, les avocats, les avoués, les notaires, les huissiers, les agents de change, les courtiers de commerce, les banquiers travaillent tous en vue d’un salaire aléatoire. Qu’on l’appelle honoraires, courtage, commission, agio, peu importe ; c’est toujours un salaire, la rétribution d’un service.

Les fonctionnaires, petits et grands jouissent d’un salaire fixe, qui porte divers noms, mais qui ne diffère en rien du salaire perçu par les commis de magasin et les ouvriers à la journée. Les appointements d’un garde champêtre, les remises d’un percepteur, les gages d’un exécuteur, le traitement d’un évêque, d’un recteur, d’un professeur, d’un préfet, d’un ministre, la solde d’un maréchal de France, l’indemnité d’un représentant, la dotation d’un sénateur, la liste civile d’un souverain, salaires, salaires, salaires ! Dans un État républicain, le premier de tous les salariés est le président ; dans une monarchie, c’est l’empereur ou le roi. Le salaire n’est donc pas humiliant en lui-même, puisque la plus haute ambition d’un homme est d’obtenir le plus gros salaire inscrit au budget.

Ah ! çà mais, tout le monde est donc salarié, excepté l’homme qui vit de ses rentes ?

Je n’excepte pas même celui-là.

Les rentes sont toujours payées par quelqu’un, n’est-il pas vrai ? Et personne ne les paye par plaisir, mais en échange d’un service. Le fermier rétribue le service qu’on lui a rendu en lui prêtant quelques hectares de terre. Le fermage est donc le salaire du propriétaire foncier.

Le locataire paye quatre fois par an l’abri modeste ou somptueux qu’un autre homme lui prête : chaque terme est un salaire perçu par le propriétaire de la maison.

L’industriel et le marchand qui travaillent avec l’argent d’autrui payent salaire au capitaliste qui les commandite. Le voyageur qui prend son billet dans une gare paye salaire aux entrepreneurs de transports, c’est-à-dire à vous, à moi, à tous ceux qui possèdent une action de chemin de fer en portefeuille.

L’État, ou la communauté des citoyens, salarie quatre fois par an tous ceux qui lui ont avancé leur agent, soit pour les dépenses de la guerre, soit pour les travaux de la paix. Titres sur l’État, actions, obligations, créances chirographaires ou hypothécaires, maison de ville, biens-fonds, tout ce qui rapporte intérêt, fermage ou loyer, représente un service rendu et rendu moyennant salaire.

Nous somme tous salariés et tous nous payons des salaires, car la vie civilisée est un perpétuel échange de services.

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