XX Jeu de cartes et jeu de dés

M. de Villebrais venait à peine d’entrer au camp, que le bruit de son arrivée se répandit. Les états-majors des divers régiments qui composaient l’armée s’en émurent, et plusieurs officiers, qui avaient eu connaissance de sa conduite passée à l’égard de Belle-Rose et du meurtre de M. d’Assonville, exprimèrent hautement leur indignation. Tant d’audace les étonnait. Mais M. de Villebrais n’était pas homme à s’effrayer de ces rumeurs, et se sachant appuyé à la cour par un parent qui avait quelque crédit, il croyait pouvoir braver impunément l’opinion de ses pairs. C’était un de ces hommes, et le nombre en est plus considérable qu’on ne pense, qui ont le cœur lâche et l’esprit téméraire. Le soir donc de son arrivée, il se rendit en uniforme dans une auberge où les officiers qui n’étaient pas de service se réunissaient pour causer, boire et jouer. Il y avait, au moment où il entra, nombreuse compagnie. Belle-Rose, introduit par M. de Nancrais, qui s’était plu à le présenter lui-même aux officiers de sa connaissance, recevait partout un accueil qui prouvait tout à la fois l’estime qu’on avait pour sa personne et pour celle du colonel. C’était, parmi ces braves et loyaux jeunes gens, à qui le complimenterait et presserait sa main. M. de Villebrais passa entre les groupes sans paraître voir son rival, et s’avançant vers une table où sept ou huit officiers jouaient au lansquenet, il jeta quelques pièces d’or sur le tapis. Celui qui tenait les cartes leva les yeux et reconnut M. de Villebrais. C’était un vieux capitaine d’artillerie réputé dans tout le régiment pour sa bravoure.

– Je fais dix louis, dit M. de Villebrais.

– Messieurs, je ne fais rien, reprit le capitaine, et lançant le jeu de cartes sur la table, il se retira.

– Monsieur ! s’écria le lieutenant ivre de colère et la main sur la garde de son épée.

Le vieux capitaine s’arrêta une minute, toisa M. de Villebrais des pieds à la tête avec un sourire de mépris, et passa sans répondre. Un jeune mousquetaire noir ramassa les cartes et les battit.

– Faites le jeu, messieurs, dit-il.

Mais, avant de tirer une carte, il repoussa les pièces d’or de M. de Villebrais, et ôtant avec affectation le gant qui les avait touchées, il le jeta dans un coin. M. de Villebrais se mordit les lèvres jusqu’au sang.

– C’est un outrage dont vous me rendrez raison, dit-il d’une voix sourde.

Le mousquetaire se leva et regarda M. de Villebrais comme l’avait fait le vieux capitaine.

– Décidément, dit-il en se retournant vers ses camarades, cette table est placée dans un lieu malpropre : on s’y frotte à de vilaines choses. Messieurs, allons-nous-en.

Un nuage rouge passa devant les yeux de M. de Villebrais. Dans sa fureur aveugle, il voulut saisir un des officiers par le bras. Celui-ci, qui était un cornette de chevau-légers, le repoussa et se mit très gravement à épousseter la manche de son habit. L’élan était donné. Personne ne croyait de sa dignité de faire autrement que le capitaine d’artillerie, qu’on citait dans l’armée pour sa droiture et sa loyauté.

– Mais qui donc veut se battre de vous tous, lâches ! cria M. de Villebrais.

Un frisson parcourut le cercle des officiers, qui s’agita ; mais un capitaine de grenadiers intervint.

– Je crois qu’il serait à propos de faire bâtonner monsieur, dit-il en désignant du geste la pâle victime ; les valets de l’auberge pourraient nous servir à cet usage ; qu’en pensez-vous ?

– Oui ! oui ! répondirent quelques voix ; appelons les valets !

– Arrêtez ! reprit un lieutenant de canonniers ; ce sont d’honnêtes garçons que ça pourrait compromettre. Des laquais contre un bandit, la partie n’est pas franche. Quittons la place.

Le cercle des officiers se rompit et chacun se dirigea vers la porte. Belle-Rose avait été le témoin muet de cette horrible scène, il en avait froid au cœur. Au moment où il passait devant son ancien lieutenant, M. de Villebrais le reconnut.

– Oh ! s’écria-t-il avec un transport de rage, vous, au moins, tuez-moi ! – Et il tira son épée.

Belle-Rose appuyait déjà la main sur la garde de la sienne, lorsque M. de Nancrais le saisit par le bras.

– Monsieur Grinedal, lui dit-il d’une voix brève, Sa Majesté ne vous a pas donné une épée d’officier pour la salir.

L’épée de Belle-Rose, à demi tirée, rentra dans le fourreau, et tous les officiers sortirent lentement. M. de Villebrais, resté seul, chancela ; l’épée échappa à ses mains défaillantes, une sueur glacée mouilla ses tempes, et il tomba sur le carreau. Une heure après cette scène, le sergent la Déroute entrait dans l’auberge de l’air d’un homme qui a une mission délicate à remplir. Du premier regard il aperçut M. de Villebrais assis sur une chaise, les coudes appuyés contre une table et la tête entre les mains, pâle, morne, défait. L’épée était encore sur le sol. Les chandelles avaient été enlevées ; une seule lampe de fer pendue au plafond éclairait la vaste salle dont les angles reculés se noyaient dans l’obscurité.

La Déroute fit trois pas en avant, et, ôtant son chapeau, s’inclina légèrement.

– Monsieur de Villebrais ? dit-il.

M. de Villebrais tressaillit comme un homme qu’on tire violemment d’un profond sommeil. Il releva sa tête bouleversée par la rage impuissante et l’humiliation, et regardant un instant la Déroute aux clartés rougeâtres de la lampe, il le reconnut.

– Oh ! fit-il, c’est un cartel que tu m’apportes ?

– Non, monsieur, c’est un ordre.

– Un ordre !

– Et c’est moi que messieurs les officiers du régiment ont choisi pour vous le signifier.

– Toi ! insolent !

Et M. de Villebrais, dans un accès de colère folle, sauta sur son épée, et la saisissant par le fer, en leva la lourde garde sur la tête de la Déroute ; mais la Déroute, se jetant en arrière, prit à sa ceinture un pistolet dont il tourna le canon vers M. de Villebrais.

– Jouons franc jeu, monsieur, lui dit-il de cet air bonhomme qu’il avait toujours ; vous n’êtes plus mon officier : je vous jure donc que si vous faites un pas, si vous me touchez, je vous casse la tête.

M. de Villebrais lança son épée contre le mur de la salle avec tant de violence, que la lame vola en éclats.

– Monsieur, reprit le sergent en repassant le pistolet à sa ceinture, vous êtes prévenu de la part de messieurs les officiers du régiment où vous avez servi en qualité de lieutenant, que si vous avez l’audace de vous présenter demain au quartier ou à la parade, ils seront contraints de vous châtier du plat de leur épée, à la face de l’armée. Tous m’ont requis pour vous signifier la même condamnation. En conséquence, vous êtes sommé de partir sur l’heure, à moins qu’il ne vous plaise de subir ce traitement, et d’être ensuite livré au prévôt, sous la prévention du crime d’assassinat. J’ai dit.

La Déroute remit son chapeau, qu’il assura d’un coup de poing, et sortit. M. de Villebrais ne remua pas. Il était comme un homme frappé d’un coup de foudre. Ainsi le calice de l’humiliation et de la honte avait été vidé sur sa tête jusqu’à la dernière goutte. Il resta une heure silencieux et frissonnant de la tête aux pieds, puis il se leva plus pâle qu’un cadavre et le regard plein d’éclairs. Il arracha ses épaulettes et les jeta au loin, coupa avec un couteau les fleurs de lis d’or cousues à son habit, déchira la cocarde blanche attachée à son chapeau et la broya sous ses pieds, ramassa, au pied du mur où elle gisait, la garde de son épée brisée, en passa le tronçon dans le fourreau et s’éloigna. Une heure après, un homme à cheval sortait du camp. Lorsqu’il fut parvenu à quelque distance, il arrêta son cheval sur un monticule et se tourna du côté des lignes qu’il venait d’abandonner. Mille flammes rayonnaient dans l’espace, où retentissait incessamment le cri des sentinelles. M. de Villebrais, – car c’était lui, – écarta son manteau, et, debout sur ses étriers, contempla la ville de guerre où flottait le drapeau de la France. Son bras s’agita un instant dressé vers le ciel, dont il semblait appeler les terribles malédictions. Un dernier cri sortit de ses lèvres toutes frémissantes de haine. – Vengeance ! dit-il. – Et poussant son cheval du côté des frontières de la Belgique, il disparut dans les ténèbres. À trois lieues en avant étincelaient les premiers feux des lignes ennemies. Arrêté par les sentinelles espagnoles, M. de Villebrais demanda à l’officier qui commandait le poste de le conduire auprès du général. Un instant après, M. de Villebrais, guidé par l’officier lui-même, arrivait à la tente du duc de Castel-Rodrigo, gouverneur de la Belgique pour le roi d’Espagne. Le duc de Castel-Rodrigo était assis devant une table chargée de cartes et de plans géographiques. Des aides de camp, bottés et éperonnés, dormaient dans les coins de la tente.

– Qu’est-ce encore ? s’écria le duc au bruit que firent les sentinelles en portant les armes.

– Je vous amène un étranger, un militaire, mon général, qui désire vous parler, répondit l’officier.

Le duc regarda M. de Villebrais.

– Vous êtes Français, monsieur, lui dit-il.

– Oui, général.

– D’où venez-vous ?

– De là-bas ! fit le lieutenant en tournant son pouce par-dessus son épaule du côté du camp français.

– Du camp français ! s’écria le duc.

– Oui, général.

– Et que voulez-vous ?

– Je viens vous offrir mon épée et mon bras.

– Ah ! fit le duc avec un geste où il y avait autant de surprise que de mépris. C’est-à-dire, reprit-il après un court silence, que vous venez en déserteur ?

– Je viens en homme qui veut se venger.

– Fort bien, monsieur. Ainsi, vous avez une insulte grave à punir ?

– Voyez ! s’écria M. de Villebrais en tirant le tronçon de son épée du fourreau ; j’ai brisé cette épée, mais je clouerai une autre lame à cette garde, et j’en frapperai ceux qui m’ont frappé.

– Ainsi l’on peut compter sur vous si l’on vous accueille ?

– On peut compter sur moi si l’on m’accorde ce que je demande.

– Que vous faut-il ?

– Quelques hommes déterminés et le droit de les mener partout où je voudrai, de jour et de nuit.

– Vous les aurez, et vous aurez le laissez-passer.

– Alors je suis à vous.

Le duc de Castel-Rodrigo prit une plume sur la table, écrivit quelques mots et remit le papier au lieutenant.

– Voici l’ordre, monsieur ; maintenant répondez ; mais songez-y : aussi bien j’ai consenti à faire ce que vous m’avez demandé, aussi bien je vous ferais pendre si vous me trompiez.

– Alors je n’ai rien à craindre ; parlez.

– Le roi Louis XIV est-il arrivé à Charleroi ?

– Il arrivera demain au camp.

– A-t-il le projet de quitter les bords de la Sambre et de pousser en avant ?

– On croit que l’armée abandonnera son campement et envahira les pays espagnols, qu’elle a l’ordre de conquérir.

– Nous avons là les places de Douai, de Mons, de Tournai, de Maubeuge, du Quesnoy.

– Ces places tiendront trois jours et seront prises.

– Monsieur, fit le duc, oubliez-vous que vous parlez au gouverneur de la province ?

– Je n’oublie rien ; vous m’interrogez, je réponds.

– Si vous croyez si fort au succès des armes françaises, qu’êtes-vous donc venu chercher parmi nous ?

– Je vous l’ai dit : la vengeance.

– C’est bien, monsieur, retirez-vous ; quand j’aurai besoin de vos services, vous serez prévenu.

Quand ils furent sortis, M. de Villebrais se tourna vers l’officier qui l’accompagnait.

– Avez-vous, monsieur, lui dit-il, dans quelque régiment de l’armée, de ces hommes qui ne reculent devant aucune entreprise et savent tout risquer dans l’espoir d’un gain honnête ?

– Nous avons malheureusement trop de ces hommes-là. Vous cherchez des soldats, vous trouverez des bandits.

– Voudriez-vous, monsieur, me conduire au quartier de ces gens-là ?

– C’est ici, derrière ce bouquet de frênes. Ils servent dans le corps de M. le duc d’Ascot.

L’officier pressa le pas.

– Voilà, monsieur, dit-il en s’arrêtant derrière les frênes, et du doigt il lui montra une ligne de tentes où, malgré l’heure avancée de la nuit, retentissait un bruit confus de chants et de cris.

Autour des tentes, éclairées par des chandelles fichées au bout des fusils, on voyait un grand nombre de soldats qui jouaient aux dés sur la peau des tambours ; d’autres dormaient ça et là, d’autres buvaient, d’autres encore se querellaient. Les bouteilles vides volaient en pièces, les joueurs juraient ; les plus irascibles soutenaient leur opinion le pistolet au poing ; les femmes allaient et venaient, s’arrêtant aux endroits où l’argent sonnait ; il y avait dans un coin un soldat qui râlait, la gorge ouverte, et près de lui deux cuirassiers qui vidaient sa bourse.

– Il y a là des hommes de tous les pays, dit l’officier à M. de Villebrais ; le moindre d’entre eux a déserté cinq fois : j’imagine qu’ils s’entendront avec vous.

M. de Villebrais jeta un regard froid sur l’Espagnol.

– C’est ce dont je vais m’assurer, dit-il, et il s’avança vers le premier groupe.

Cinq ou six soldats accroupis par terre agitaient un vieux cornet noirci par l’usage : les dés sonnaient en roulant sur les tambours.

L’un d’eux, qui avait perdu, chiffonnait sa moustache d’une main et fouillait de l’autre dans sa poche.

– Voilà cinq ducats ! dit celui qui avait gagné, qui les veut ?

– Voilà mon sabre pour cinq ducats, dit celui qui avait perdu, et, dégrafant le ceinturon, il le jeta sur le tambour.

– Ton sabre ! il en vaut deux à peine ; la lame est de fer et la poignée de cuivre.

– Eh bien ! voilà mes pistolets ! dit le soldat ; des pistolets qui ont tué dix catholiques et dix huguenots.

La main de M. de Villebrais se posa sur le bras du parieur.

– Je prends le sabre pour dix ducats, et j’en donne dix encore pour le bras qui le tient, dit-il.

– C’est dit ! s’écria le soldat en voyant briller l’argent sur le tambour. Eh ! Conrad ! joue donc !

Conrad jeta les dés et perdit ; au troisième coup il n’avait plus rien.

– Mon officier, dit-il à M. de Villebrais, qui les regardait faire les bras croisés sur la poitrine, j’ai, moi aussi, un sabre et une main, en voulez-vous ?

– Voilà vingt ducats.

– Marché conclu, dit Conrad en serrant l’argent dans ses poches.

– Conrad, s’écria brusquement un nouveau venu qui portait l’uniforme des hussards, Jeanne la blonde a fantaisie d’un collier avec sa croix d’or ; je n’ai plus que mon cheval, le veux-tu ?

– Je prends le cheval et te le donne, fit M. de Villebrais.

– À moi l’argent et le cheval ? reprit le hussard en comptant ses pièces d’or.

– À toi, mais à une condition.

– Rien qu’une ? c’est trop peu pour n’être pas beaucoup.

– C’est tout : le cheval et l’homme me suivront partout où j’irai.

– Ils sont prêts.

Au bout d’un quart d’heure M. de Villebrais avait recruté sa bande. Comme elle se disposait à partir, un brigadier intervint. C’était un homme balafré, grisonnant et d’aspect farouche.

– Eh ! dit-il, n’êtes-vous point enrôlés au service de M. le duc d’Ascot, notre général ? Lui seul peut vous donner permission de quitter le régiment.

– Lui ou celui qui commande à toute la province, répliqua M. de Villebrais en présentant au sous-officier l’ordre du gouverneur.

Le brigadier déchiffra le papier à la clarté d’une chandelle.

– Un ordre et un laissez-passer ! murmura-t-il entre ses dents. Excusez-moi, mon officier ; c’était l’amour de la discipline qui me faisait parler.

– Eh ! l’homme à la discipline, reprit M. de Villebrais, n’irez-vous point aussi pour l’amour des pistoles où vont ces braves ?

Le brigadier, qu’on appelait Burk, boucla son ceinturon, prit sa pique et suivit le lieutenant sans répondre. Il y avait dans la petite troupe que M. de Villebrais conduisit au logement qui lui fut assigné, un Lorrain, deux Wallons, un Franc-Comtois, un Piémontais, deux Suisses, deux Hollandais du pays de Gueldres, et un Bavarois, qui était le brigadier. M. de Villebrais rangea ses nouveaux acolytes autour de lui et les examina attentivement.

– Vous avez, leur dit-il un moment après, une demi-pistole de paye par jour et une pistole entière les jours d’expédition.

– Bravo ! dit le Piémontais.

– Le service de nuit se payera double.

– Bon ! fit le Franc-Comtois, je dormirai le jour.

– Au premier mot, il faut être prêt ; au premier signe, il faut partir ; au premier ordre, il faut tuer.

– Si c’est la consigne, c’est fait, dit le brigadier.

– Allez, maintenant ; toi, Conrad, reste.

La troupe disparut, et Conrad s’assit dans un coin, tandis que M. de Villebrais fouillait dans sa valise.

– Écoute, reprit le lieutenant, qui venait de tirer un papier de la valise, et retiens bien tout ce que je vais te dire.

– J’écoute et je retiendrai, dit le Lorrain.

– Tu partiras au point du jour pour le camp français. C’est ton affaire d’y pénétrer.

– J’y pénétrerai.

– Tu t’informeras du quartier de l’artillerie et tu t’y rendras sur-le-champ. Il te sera facile de découvrir le logement d’un lieutenant nommé Grinedal ; les soldats le connaissent sous le nom de Belle-Rose.

– Je le trouverai.

– Tu lui remettras cette lettre. Elle est, comme tu peux voir, sous enveloppe et sans adresse ; cette lettre a été écrite par une femme.

– Parole de femme, glu pour les hommes !

– Justement. Tu diras à Belle-Rose que la personne qui t’a remis cette lettre l’attend à deux lieues du camp, derrière Morlanwels, près d’un bois que tu dois connaître.

– Je le connais. C’est un endroit merveilleux pour les embuscades.

– C’est ce que j’ai pensé hier en m’y promenant. Tu t’arrangeras pour que le lieutenant Grinedal te suive en ce bois.

– Il m’y suivra.

– Dans ce cas, tu auras vingt louis.

– Ils sont gagnés.

– Très bien. Un mot encore. Si tu te laisses soupçonner, tu es pendu.

– Ma mère, qui était un peu sorcière, m’a toujours prédit que je mourrais dans l’eau. Vous voyez bien que je n’ai rien à craindre.

– Va donc. Voici la lettre.

– Est-ce tout ?

– Tout ; le reste me regarde.

Au point du jour, Conrad partit. C’était un homme accoutumé aux aventures périlleuses, et qui avait eu tant de fois affaire aux prévôts, qu’il ne redoutait plus rien. Il avait le pied leste, l’œil vif, la main souple et la langue adroite. Il s’était pour la circonstance revêtu d’un habit de paysan sous lequel, à tout hasard, il avait glissé un poignard et deux pistolets. Au moment où il apercevait les premières tentes de l’armée, un coup de canon retentit. Au même instant les clairons sonnèrent, les tambours battirent aux champs, et mille cris s’élevèrent du camp. Conrad s’arrêta. On voyait, dans les longues rues de cette ville de toile, s’agiter une foule d’officiers ; des gentilshommes couraient au galop distribuant des ordres de tous côtés ; les régiments prenaient les armes et les drapeaux flottaient au vent.

– Toute l’armée est debout : quand tout le monde regarde, personne n’y voit, dit Conrad, et il s’achemina d’un pas délibéré vers le camp.

Au moment où il franchissait les palissades du côté de la frontière, Sa Majesté Louis XIV entrait dans le camp du côté de Charleroi.

Share on Twitter Share on Facebook