XXXIII Le couvent de la rue du Cherche-Midi

Le couvent des dames bénédictines de la rue du Cherche-Midi était alors un des couvents les plus renommés de Paris pour l’austérité de sa discipline. C’était un grand bâtiment carré, allongé de deux ailes qui le coupaient à angle droit ; tout alentour s’étendaient de vastes et beaux jardins, qui faisaient à cet asile de la religion un rempart verdoyant plein de fraîches retraites et de sentiers ombreux. Mais au milieu de ce grand parc frais et souriant, le couvent, avec ses murs blancs et ses toits gris dont nul bruit ne s’échappait, avait un aspect morne qui glaçait le cœur. C’était comme un grand tombeau entre des fleurs. Au nom de M. de Louvois, la porte s’ouvrit ; Mme d’Albergotti et son guide descendirent du carrosse ; on conduisit Suzanne dans une petite pièce où il n’y avait pour tout meuble qu’un banc de bois, un christ et un prie-Dieu, et M. de Charny fut introduit dans le parloir, où la supérieure l’attendait.

– Veuillez attendre ici quelques instants, madame, dit M. de Charny à Suzanne en la quittant : l’asile que M. de Louvois vous a choisi vous dérobe à un monde corrupteur qui aurait peut-être un jour flétri votre pureté. Je vais vous recommander aux bontés toutes spéciales de madame la supérieure. C’est l’ordre exprès du ministre, et si mon faible crédit y peut quelque chose, croyez que je ne négligerai rien pour que vous soyez traitée ici comme vous le méritez.

Mme d’Albergotti s’inclina sans répondre. La voix de cet homme lui figeait le sang dans les veines. La lettre dont M. de Charny était porteur était conçue en termes clairs et précis. Aussitôt qu’elle en eut pris connaissance, la supérieure salua respectueusement l’envoyé du ministre.

– Veuillez assurer M. de Louvois, dit-elle, que ses instructions seront observées ; je sais trop ce que lui doit la maison dont j’ai la direction pour y manquer.

– Madame, répondit M. de Charny, cette lettre a pu vous dire que M. de Louvois m’avait en quelque sorte remis la tutelle de la personne qu’il vous envoie. Son intention est qu’elle entre en religion dans deux ou trois mois, à moins qu’elle ne se soumette prochainement à sa volonté.

– Elle y entrera, monsieur.

– C’est un esprit entêté, malheureusement enclin aux choses du monde, peu maniable et qui nourrit un amour coupable dont il convient de la guérir. Vous ne sauriez pas être autrement que bonne avec elle : c’est dans votre caractère pieux et doux, madame ; mais tempérez cette extrême bonté par un peu de fermeté. Croyez-moi, elle en trouvera plus vite le chemin du salut.

– Je m’en souviendrai, monsieur.

– Mme d’Albergotti a fort mal reconnu les complaisances de M. de Louvois, elle l’a trompé ; dans une personne si jeune, cela n’indique-t-il pas une corruption bien enracinée ? Entourez-la d’une grande surveillance ; votre exemple et vos conseils la ramèneront bientôt à d’honnêtes sentiments.

M. de Charny parla quelques minutes encore sur ce ton-là, puis se retira, non sans de profondes révérences. Au bout d’un quart d’heure, Suzanne entendit rouler la voiture qui l’avait amenée ; elle donna par la pensée un dernier adieu aux choses de la vie qui la fuyaient, et suivit une sœur qui vint la chercher. Le parloir du couvent était coupé en deux par une grille dont les mailles étaient couvertes d’un rideau de serge noire ; un banc régnait tout autour de cette pièce assez grande, et percée de trois fenêtres à châssis de plomb, d’où le jour tombait assombri. On voyait contre le mur un fort beau tableau représentant la vierge Marie visitée par l’ange. C’était, avec une belle image du Christ taillée dans l’ivoire, le seul ornement qu’il y eût dans cette pièce. L’usage des dames bénédictines était de rester voilées et de ne pas se montrer aux personnes qui n’étaient pas dans les ordres ; mais, sur la lettre de M. de Louvois, qui lui marquait que Mme d’Albergotti devait être traitée selon les règles de la maison durant tout le séjour qu’elle y ferait, la supérieure enleva son voile pour recevoir sa nouvelle pensionnaire. La supérieure du couvent des dames bénédictines était une femme de quarante-cinq à cinquante ans à peu près, qui avait dû être belle, mais que les austérités de la religion et les combats d’un esprit jaloux avaient privée de cette grâce qui est une seconde beauté. Son visage était jaune comme le vieil ivoire, ses yeux noirs et perçants, ses sourcils nets, ses lèvres minces et décolorées ; l’air de son visage exprimait l’habitude de l’autorité, mais d’une autorité sèche et froide. Elle avait les mains belles et la taille élancée ; mais quelque chose d’étrangement dur et de hautain détruisait les avantages naturels qui paraient sa personne. La supérieure des dames bénédictines, qui s’appelait, entre les murs du couvent, mère Évangélique du Cœur-de-Marie, avait été connue dans le monde sous le nom de Mme de Riége. C’était une créature de M. de Louvois. Issue d’une famille obscure de la Manche, elle avait dû à son esprit d’intrigue de se pousser dans le monde, où quelque temps elle avait fait une certaine figure. À la suite d’une affaire de cour où son cœur était intéressé, le dépit la fit entrer dans les ordres. Le crédit de M. de Louvois l’y suivit, elle lui dut son élection et lui resta dévouée. Mais la plaie que l’insuccès de son entreprise avait ouverte dans son cœur ne put se cicatriser ! elle en garda une secrète rancune contre tout ce qui était du monde, et surtout contre celles qui avaient de la jeunesse et de la beauté. La mère Évangélique et Mme d’Albergotti échangèrent un coup d’œil. Le regard de la supérieure, rapide et froid, impressionna douloureusement Suzanne, qui se sentit un éloignement irrésistible pour elle ; quant à la mère Évangélique, elle considéra quelque temps l’étrangère, de qui la grâce et les charmes lui rappelaient sa défaite et son humiliation ; la haine pénétra dans son cœur, et la mission dont M. de Louvois la chargeait lui parut douce à remplir.

– Ma fille, dit-elle à Suzanne avec un pâle sourire, M. de Louvois, qui vous veut du bien, me mande qu’il vous a choisi notre maison pour retraite. Au seuil de cette pieuse maison meurent les bruits du monde. Réjouissez-vous, ma fille, d’y être venue.

– Je m’en réjouirais, madame, si j’y étais venue de mon plein gré ; mais on m’y a conduite de force, et j’imagine que cette maison est, pour moi, une sorte de Bastille.

La mère Évangélique se pinça les lèvres ; mais elle reprit doucement :

– Vous n’êtes point dans une prison : c’est ici la maison de Dieu, et vous êtes sous la protection de la sainte mère du Christ. Vous êtes jeune, ma fille, et sujette aux illusions du monde. Mais on apprend dans notre paix profonde à ne rien regretter, et j’ai l’espoir que vous entrerez un jour dans le saint troupeau dont Dieu m’a confié la direction.

Suzanne écouta ce petit discours les yeux attachés sur ceux de la supérieure. Les paroles en étaient douces comme du miel, mais elles étaient amères au cœur, parce qu’elles ne venaient pas du cœur. Suzanne était naturellement pieuse et sincère, toutes les choses qui lui semblaient affectées et qui mêlaient au mensonge les couleurs de la religion lui répugnaient doublement ; elle ne put s’empêcher, franche comme elle l’était, de montrer dans sa physionomie l’impression pénible que lui laissait cette espèce de tirade où l’habitude était pour tout et la conviction pour rien. La mère Évangélique s’en aperçut et rougit ; mais en même temps qu’elle acquérait une bonne opinion de l’esprit de la prisonnière, elle sentit croître son aversion pour elle. Le regard qu’elle lui jeta le lui prouva bien. Ce fut un éclair ; le visage de la mère Évangélique redevint bientôt plus pâle que le marbre, et de sa colère il ne resta qu’un léger froncement de sourcils.

– Ma fille, reprit-elle d’une voix brève, votre conversion sera l’œuvre de Dieu ; vous m’êtes confiée par M. de Louvois, j’ai fait répondre à M. de Louvois qu’il pouvait compter sur mon zèle et mon dévouement ; je prierai notre sainte mère pour que sa grâce vous touche. Adieu, ma fille.

La supérieure se retira, et bientôt après une sœur vint prendre Suzanne pour la conduire à la chambre qui lui était destinée. Tandis que ces choses se passaient au couvent des dames de la rue du Cherche-Midi, Claudine attendait, dans une mortelle inquiétude, le retour de Suzanne. Les heures s’écoulaient, et Suzanne ne revenait pas. Vers midi, n’ayant vu ni lettre ni personne, Claudine, n’y tenant plus, sortit de l’hôtel et courut chez M. de Louvois. À force de questionner les huissiers qui allaient et venaient de tous côtés, elle apprit que Mme d’Albergotti était partie en carrosse avec un gentilhomme de la suite de M. de Louvois. Cette nouvelle n’était pas de nature à diminuer ses craintes. Que voulait-on faire de Suzanne ? où l’avait-on conduite ? La cour était pleine de gens de toutes sortes qui entraient et sortaient, à toute minute un carrosse partait ou arrivait à grand bruit, les laquais jouaient aux dés en attendant leurs maîtres ; personne ne prenait garde à Claudine. La pauvre fille, brisée de lassitude, repoussée par ceux-ci, raillée par ceux-là, en proie à mille craintes, finit par s’asseoir sur un petit banc dans un coin, où elle se prit à pleurer. Elle était en train de s’essuyer les yeux, ce qu’elle faisait déjà pour la dixième fois, lorsqu’elle fut tirée de son isolement par une voix qui l’appelait. Claudine releva la tête et reconnut le caporal Grippard. Dans l’état d’agitation où elle était, la bonne figure de Grippard lui parut la meilleure et la plus aimable qu’elle eût jamais vue.

– Oh ! mon Dieu ! dit-elle en se redressant sur ses deux petits pieds, c’est le ciel qui vous envoie !

– Ma foi, mademoiselle, j’irai brûler un cierge au saint qui me vaut cette bonne fortune, répondit Grippard avec une grâce militaire qui, en toute autre occasion, eût fait sourire Claudine.

– Monsieur Grippard, reprit la jeune fille, vous allez me venir en aide ; moi, d’abord, je ne sais plus que devenir.

– Eh ! mon Dieu ! vous me dites cela d’un air tout singulier ; que vous est-il donc arrivé ?

– Vous ne savez donc pas ? on m’a enlevé Suzanne !

– Suzanne ! répéta Grippard d’un air surpris.

– Eh oui ! Mme d’Albergotti !

– La dame qui, avec mon ami la Déroute, s’est employée pour faire échapper mon capitaine ?

– Elle-même.

– Et à qui mon capitaine avait l’air de tant tenir ?

– Justement.

– Et qui diable peut s’être avisé d’avoir fait ce beau coup-là ?

– M. de Louvois.

– Aïe ! fit Grippard d’un air tout épouvanté.

– Vous allez m’aider à la retrouver, n’est-ce pas ?

– Je ne demande pas mieux, mais que voulez-vous que fasse un pauvre diable d’ex-caporal contre un ministre ?

– C’est égal, vous m’aiderez toujours.

– Très volontiers ; le capitaine Belle-Rose est un brave soldat qui ne m’a pas toujours puni toutes les fois que je l’ai mérité ; cette dame que vous appelez Mme d’Albergotti l’a servi de tout son pouvoir ; eh bien, ventrebleu ! je la servirai de toutes mes forces.

Claudine aurait volontiers embrassé Grippard sur les deux joues, tant elle se sentait aise de se voir un ami.

– Il faut d’abord savoir où on l’a conduite, reprit-elle.

– On le saura en furetant dans cette grande caserne d’hôtel ; je trouverai bien quelque camarade ou quelque laquais qui aura des connaissances parmi les huissiers ou les commis. J’ai de bonnes jambes et ma langue n’est pas trop mauvaise, vous verrez.

– Aussitôt que vous aurez appris le lieu de sa retraite, vous viendrez m’en instruire ?

– Parbleu ! puisque c’est pour vous que je le demanderai.

– Et vous ne perdrez pas une minute ?

– Pas une seconde.

Claudine rentra dans l’hôtel de la rue de l’Oseille, un peu moins troublée qu’elle ne l’était au moment où elle avait rencontré Grippard. Les malheureux s’accrochent à toutes les branches, Grippard était la branche de Claudine. Grippard était un homme consciencieux qui accomplissait loyalement tout ce qu’il promettait ; malheureusement, il avait plus de loyauté que d’esprit, et il ne réussissait guère dans les choses où il fallait de la ruse. Il s’installa devant l’hôtel de M. de Louvois et se mit bravement à interroger les laquais, les huissiers, les piqueurs et toute la valetaille qui affluait par là. La moitié de ce monde-là ne comprenait rien à ce qu’il demandait ; l’autre n’y répondait pas ; mais Grippard ne se décourageait pas pour si peu et recommençait de plus belle. Quand vint le soir, il s’en alla rendre compte à Claudine de ses démarches et de leur insuccès ; ce fut la même chose le jour suivant. Claudine à chaque visite pleurait de tout son cœur et priait Grippard de ne pas l’abandonner. Grippard lui promettait tout ce qu’elle voulait, et courait s’installer derechef dans cette cour maudite où l’on voyait tant d’uniformes, que c’était à peu près comme un camp. Il s’y tenait donc, planté sur ses jambes, épiant la venue d’un visage nouveau qu’il pût interroger, lorsqu’il aperçut Bouletord qui descendait le grand escalier avec un air de capitan merveilleux à voir. Le brigadier avait l’un des poings sur la hanche, et de son autre main il frisait sa moustache. Jamais son chapeau n’avait été posé si de travers, jamais son épée n’avait si fièrement battu ses mollets, jamais ses bottes ne s’étaient appuyées si carrément sur le pavé : c’était un homme qui triomphait des pieds à la tête. Grippard avait vu Bouletord le jour de l’expédition de Villejuif, mais Bouletord n’avait pas vu Grippard qui était déguisé. Le caporal n’hésita pas et aborda résolument son camarade.

– Bonjour, brigadier, lui dit-il.

– Maréchal des logis, s’il te plaît, répondit Bouletord d’un air superbe.

– Ah diable ! nous montons en grade, à ce qu’il paraît.

– C’est M. de Louvois que je viens de voir, qui m’a nommé à ce grade. Il ne s’arrêtera pas là. Le ministre sait apprécier mes services.

En prononçant ces paroles, Bouletord semblait étouffer dans son habit ; il parlait haut et tournait les yeux de tous côtés pour voir si personne ne le regardait. Grippard avait assez de sens pour comprendre que cet homme ne demandait qu’à être interrogé pour répondre. Il lui offrit d’aller boire une bouteille ou deux ensemble, et le maréchal des logis accepta, dans la double espérance de se rafraîchir et d’avoir un auditeur.

– Ainsi, reprit Grippard, quand ils furent assis devant la table d’un cabaret prochain, tu as vu le ministre.

– Comme je te vois ; il m’a donné vingt louis et m’a dit que j’étais un brave qu’il fallait pousser.

– Tu as donc fait toutes sortes de prouesses ?

– Je n’en ai fait qu’une, mais elle en vaut mille.

– Laquelle ?

– J’ai tué Belle-Rose.

Grippard laissa tomber le verre qu’il tenait à sa bouche.

– Tu as tué Belle-Rose ! s’écria-t-il.

– Oh ! quand je dis tué, je n’en suis pas tout à fait sûr ; mais il doit être mort à l’heure qu’il est. Je lui ai mis une balle, tiens, là, ajouta Bouletord en appuyant le doigt sur le justaucorps de Grippard. Voilà ce qu’on gagne, continua Bouletord, qui prenait le silence de son camarade pour de l’admiration, voilà ce qu’on gagne à lutter contre nous autres. L’homme est à peu près mort et la femme a son affaire.

– Quelle femme ? demanda Grippard d’un petit air innocent.

– Eh ! parbleu ! Mme d’Albergotti. Elle est au couvent, celle-là.

– Quel couvent ?

– Ma foi, je n’en sais rien. C’est un couvent comme tous les couvents. Visitandines, ursulines ou bénédictines, qu’est-ce que ça fait ?

– C’est juste, fit Grippard.

Bouletord commençait à être gris : il quitta Mme d’Albergotti et retourna à Belle-Rose ; au bout d’un quart d’heure, il avait narré six fois l’histoire de son coup de fusil. C’était plus que Grippard n’en voulait apprendre ; il paya l’écot et courut chez Claudine.

Au récit que lui fit le pauvre soldat, Claudine faillit mourir de désespoir. Elle l’écoutait les yeux noyés de larmes, la poitrine haletante, le cœur oppressé ; vingt fois elle lui fit répéter le même discours et l’interrompait à tout instant par ses sanglots.

– Dieu me l’aura peut-être conservé, dit-elle enfin ; j’en aurai bientôt l’assurance.

– Que comptez-vous faire ?

– Partir pour l’Angleterre.

– Toute seule, vous si jeune ?

– Mon frère est blessé, malade, souffrant, puis-je l’abandonner ? Suzanne est seule aussi, mais elle, du moins, n’est pas en danger de mort. J’irai au plus malheureux.

– Je ne sais pas trop comment vous offrir cela, moi, reprit Grippard, mais il me semble que vous feriez bien si vous me permettiez de vous accompagner. J’ai été caporal dans la compagnie de votre frère. C’est tout simple.

– J’accepte, lui dit-elle ; nous partirons demain.

M. de Louvois n’avait pas plutôt appris la nouvelle de la mort supposée de Belle-Rose, qu’il fit appeler M. de Pomereux, de qui la mission avait été retardée.

– Notre homme est mort ! lui cria-t-il du plus loin qu’il le vit.

– Tircis Belle-Rose ? fit le comte de sa voix railleuse.

– Lui-même. Voilà, j’imagine, qui aplanit furieusement les difficultés. Que Mme d’Albergotti vous épouse, et je suis assez vengé.

– Merci, beau cousin ; vous ne l’êtes point encore tout à fait.

– Quoi ! c’est vous qui doutez maintenant ?

– À vrai dire, monseigneur, je ne suis point très rassuré de ce côté-là. Quand les femmes se mêlent de fidélité, elles sont fidèles jusqu’à l’extravagance. Les morts ont toutes sortes d’avantages : ce sont des personnes tranquilles qui ne contrarient jamais. Elle l’aimait vivant, elle va l’adorer défunt.

– Voyons, monsieur le comte, renoncez-vous à Mme d’Albergotti ? Ce serait tant pis pour elle, je vous en préviens, et pour vous aussi, qui manqueriez une belle fortune.

– Et qui vous dit qu’on renonce à quoi que ce soit ? Je fais comme ces généraux qui comptent l’ennemi avant de livrer bataille, et qui se battent après.

– S’il en est ainsi, rendez-vous sur-le-champ au couvent des dames bénédictines de la rue du Cherche-Midi. Voici une lettre pour la supérieure qui vous introduira auprès de Mme d’Albergotti.

Mme d’Albergotti reçut M. de Pomereux dans le parloir. La même émotion qui avait saisi le gentilhomme à leur première entrevue chez M. de Louvois fit tressaillir son cœur à la vue de Suzanne. Elle eut, en le saluant, un si doux sourire et un si chaste mélange de réserve et d’aménité, qu’il en fut touché.

– M’apportez-vous une bonne nouvelle ? lui dit-elle ; je suis si peu habituée au bonheur, que j’espère toujours le voir enfin me rendre visite, tout en n’y comptant pas beaucoup.

– Hélas ! madame, lui répondit M. de Pomereux, qui était fort embarrassé, je viens de la part de M. de Louvois.

– C’est-à-dire que cette espérance dont je vous parlais tout à l’heure ne me rendra pas visite aujourd’hui ?

– C’est un peu comme vous l’entendrez. Je voudrais que nous fussions au temps des chevaliers de la Table ronde pour avoir le droit de venir vous délivrer la lance au poing ; malheureusement, madame, la maréchaussée m’interdit cette faculté ; mais il est un autre moyen d’en sortir.

– Encore ! fit Suzanne d’un ton moitié riant, moitié sérieux.

– Eh ! madame, croyez bien que si j’en use de cette façon, c’est plus dans votre intérêt que dans le mien ! On vous délivre et je m’enchaîne.

Le ton brusque de cette repartie fit sourire Mme d’Albergotti.

– Faut-il que je vous remercie ? dit-elle.

– Tenez, madame, parlons sérieusement, reprit le comte ; il y a si longtemps que cette folie ne m’est arrivée, que je puis bien me la permettre une fois en passant. Je me sens attiré vers vous par une sympathie que vous appellerez comme il vous plaira, mais qui est sincère ; votre avenir m’épouvante. Vous ne savez pas quel homme c’est que mon cher cousin. Entre nous, et quand la passion le domine, je le crois un peu capable de tout. Vous et le capitaine Belle-Rose l’avez blessé dans son orgueil de ministre ; la plaie est incurable. Vous savez quel jour vous êtes entrée en ce couvent, savez-vous bien quel jour vous en sortirez ? Êtes-vous bien sûre que Belle-Rose revienne jamais ? Entre vous il y a la mer et la colère du ministre, madame ! Voulez-vous faire de ce cloître votre tombeau ? Sortez d’abord, épousez-moi et vous vivrez après à votre guise. Si je vous déplais trop, notre gracieux monarque me fournira bien quelque occasion de me faire casser la tête à son service. Tout au moins serez-vous libre et hors de ces murs où l’on étouffe.

Mme d’Albergotti vit bien cette fois que M. de Pomereux parlait sérieusement. Son visage était animé, l’expression de sa voix était tendre et suppliante ; l’enveloppe du débauché s’était fondue, et l’on voyait à nu l’âme du gentilhomme. Elle tendit la main au jeune comte, qui la baisa respectueusement.

– Merci, monsieur, lui dit-elle ; vous avez le cœur bon, bien qu’il soit pétri d’une étrange façon. En vous repoussant, ce n’est pas M. de Pomereux que je repousse, c’est le mariage avec un autre qui ne serait pas Belle-Rose. Je lui ai engagé ma foi : qu’il meure ou qu’il vive, je la lui garderai. Je ne me dissimule aucun des périls auxquels m’expose la rancune de M. de Louvois. Ces périls ne seront pas plus forts que ma résignation. Vous m’avez comprise, monsieur ; qu’il ne soit plus désormais question de cela entre nous.

M. de Pomereux s’inclina. Ce qu’il avait encore à dire l’étranglait ; il voulut vaincre son émotion et n’y parvint pas. Il se pencha sur la main de Suzanne et la baisa de nouveau avec un respect qui n’était pas dans ses habitudes.

– Vous êtes une noble créature, et vous m’auriez rendu meilleur, dit-il.

M. de Pomereux fit prier la supérieure de vouloir bien l’entendre une minute ; elle vint, et il lui demanda de communiquer à Mme d’Albergotti la nouvelle dont il était porteur ; après quoi il sortit en toute hâte. Comme il traversait la cour intérieure, il entendit un cri déchirant. Son cœur sauta dans sa poitrine.

– Mon Dieu ! murmura-t-il, je crois que si trente femmes ne m’avaient pas un peu usé de ce côté-là, je finirais par aimer celle-ci.

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