XXXII Une profession de foi

Après avoir laissé M. de Pomereux avec Mme d’Albergotti, M. de Louvois était allé rejoindre M. de Charny, qui l’attendait dans une pièce voisine.

– Je suis prêt, monseigneur, lui dit M. de Charny aussitôt qu’il l’aperçut.

– Il n’est pas encore temps, répondit le ministre.

– Auriez-vous renoncé à la vengeance ?

– Vous me connaissez trop pour le penser.

– Puis-je savoir, monseigneur, ce que vous comptez faire ?

– Oh ! c’est fort simple ! je marie Mme d’Albergotti.

M. de Charny regarda M. de Louvois comme s’il eût compris qu’il y avait un mystère là-dessous.

– Monsieur de Charny, reprit le ministre qui devina la signification de ce regard, je la donne à M. de Pomereux.

– À M. de Pomereux ! s’écria le confident, mais vous avez approché l’étoupe de la flamme !

– Lui ! il aime trop pour aimer rien.

– J’entends, reprit M. de Charny en hochant la tête, il désire toutes les femmes et n’en préfère aucune ; cependant je crois toujours qu’une prison eût mieux valu qu’un mariage.

– Souhaitez que la peur la fasse céder, et je tiens ma vengeance, dit le ministre avec un sourire étrange ; il ne m’a fallu qu’un entretien d’un quart d’heure pour juger Mme d’Albergotti. C’est une femme qui s’avise d’avoir du cœur dans ce temps-ci !

– C’est une grande imprudence, fit M. de Charny.

– Elle aime, et je l’enchaîne toute vivante à un débauché. Elle en mourra. Le cloître n’est qu’un cloître ; le mariage est un tombeau.

– Vous êtes mon maître en toutes choses, monseigneur, dit le favori en s’inclinant.

Alors que M. de Pomereux était avec M. de Louvois, Suzanne, livré à la solitude, avait bientôt senti dans son cœur germer de sourdes inquiétudes. Un instant soutenue par l’indignation, elle avait opposé un front calme aux emportements du ministre ; mais quand la réflexion lui fit voir à quels nouveaux périls son jeune et chaste amour était exposé, elle leva vers le ciel des yeux humides où rayonnait une larme. Peut-être regretta-t-elle de n’avoir pas suivi Belle-Rose, craignant surtout que la nouvelle de son emprisonnement ne déterminât l’audacieux capitaine à repasser en France ; cependant, comme elle avait fait son devoir en toute chose, elle mit sa confiance en celui qui soutient les faibles et console les affligés. Après le départ de M. de Louvois, le comte de Pomereux, en voyant les grands yeux de Suzanne s’arrêter sur lui avec une expression d’étonnement et d’inquiétude, comprit que la mission dont il s’était chargé un peu légèrement était plus délicate qu’il ne l’avait pensé d’abord. Le jeune courtisan avait trop vécu pour n’être pas quelque peu physionomiste : la mélancolie sereine qui était répandue sur tous les traits de Mme d’Albergotti le toucha sans qu’il pût s’en défendre, et il se mit à se demander tout bas si cette femme n’était pas d’une nature meilleure que toutes celles qu’il avait connues. Mais M. de Pomereux n’était pas homme à reculer devant aucune entreprise ; les plus extravagantes étaient précisément celles qui lui plaisaient davantage. Son émotion dura l’espace d’un éclair, et Suzanne n’avait pas eu même le temps de s’en apercevoir, quand il ouvrit la bouche pour lui faire part des intentions de M. de Louvois.

– Vous avez entendu M. le ministre, lui dit-il ; votre sort est entre vos mains, madame.

– C’est-à-dire, monsieur, qu’il est toujours entre les siennes, puisqu’il y met une condition.

– À vrai dire, madame, j’ai obtenu de mon illustre cousin plus que je n’espérais, mais, d’une autre façon peut-être que je ne l’eusse désiré.

– Expliquez-vous, de grâce.

M. de Pomereux roula les bords de son chapeau entre ses doigts, chiffonna les rubans de son haut-de-chausses, caressa la dragonne de son épée, et resta quelques instants silencieux.

– Ma foi, madame, s’écria-t-il tout à coup comme un homme qui prend son parti, voilà déjà six douzaines de mots que j’arrange à la queue les uns des autres pour vous apprendre une chose qu’il faudra bien que vous sachiez tôt ou tard. J’imagine que le plus simple est de vous le dire tout nettement.

– C’est aussi mon opinion, monsieur.

– Eh bien ! madame, la volonté de M. de Louvois est, en quatre mots, que vous m’épousiez.

Mme d’Albergotti rougit comme une fraise et poussa un léger cri.

– Oui, madame, que vous m’épousiez ! répéta le comte en s’inclinant.

– Mais c’est une folie ! s’écria Suzanne tout étourdie.

– Pour vous, madame, je suis assez de cet avis ; mais permettez-moi de croire qu’il n’en est rien de mon côté.

– Est-ce bien sérieusement que M. de Louvois vous a parlé, monsieur ?

– Le plus sérieusement du monde.

– Il veut que je sois votre femme ?

– Ou que je sois votre mari, comme il vous plaira.

– Et c’est là la condition qu’il a mise à ma liberté ?

– La seule.

À chacune des réponses de M. de Pomereux, l’étonnement de Suzanne devenait plus grand. Il lui semblait impossible que M. de Louvois pût se jouer ainsi de ses sentiments, après l’aveu qu’elle lui en avait fait, et cependant le comte parlait d’un air qui la confondait.

– Pardonnez-moi, monsieur, si j’insiste, reprit-elle, mais veuillez m’apprendre si cette proposition vient de M. de Louvois lui-même.

– Sans aucun doute, madame, c’est une audace que je n’aurais jamais eue.

– Il paraît tout au moins que vous l’approuvez ?

– Je l’avoue humblement. Quand la porte du paradis vous est ouverte, on ne la referme pas.

– Ceci est un langage de cour, et vous oubliez que je suis presque en prison.

– Laissez-moi croire que vous n’y serez jamais.

– Je vois, monsieur, repartit Suzanne avec gravité, que votre cousin, M. de Louvois, ne vous a pas tout appris.

– Au contraire, madame, dit M. de Pomereux avec un sourire.

Suzanne le regarda avec des yeux tout effarés.

– Il vous a dit que j’étais fiancée à celui-là même dont j’ai protégé la fuite ? s’écria-t-elle.

– Oui, madame.

– Que je l’aimais ?

– Oui.

– Qu’il m’aimait ?

– Oui.

– Et vous avez consenti à m’épouser ?

– Oui.

– Oh ! vous mentez ! s’écria Suzanne en se levant, le visage pourpre d’indignation.

– Mais point du tout ; il me semble, à moi, que je vous dis les choses les plus naturelles du monde, répondit le comte avec un inaltérable sang-froid.

– Monsieur, reprit Mme d’Albergotti en se rasseyant, il faut que nous ne nous entendions pas. Je vous ai dit…

– Ne vous donnez pas la peine de recommencer ; je vais vous répéter ce que vous m’avez dit, interrompit M. de Pomereux. Vous avez un fiancé ; ce fiancé, qui est le fugitif après lequel courent les gens de M. de Louvois, vous aime, ce qui est tout simple, et vous l’aimez, ce qui fait que beaucoup d’autres voudraient courir comme lui. Vous allez me jurer que vous êtes déterminée à l’aimer toujours, et que de son côté il se gardera bien de vous oublier. Est-ce bien cela ?

– Parfaitement.

– Vous voyez donc que j’avais tout entendu !

– Et nonobstant ces aveux, vous persisteriez encore à vouloir de moi pour votre femme ?

– Sur ma parole, madame, c’est ma plus grande envie.

Un sourire amer passa sur les lèvres de Suzanne, qui recula son siège et ramena sa robe auprès d’elle avec un geste d’un écrasant mépris.

– Se peut-il, madame, que vous ayez si peu vu le monde que ma proposition vous étonne ? continua M. de Pomereux avec une grâce parfaite.

– Elle fait plus que m’étonner, monsieur, elle m’afflige.

– Eh ! mon Dieu ! madame, s’écria le comte d’un air tout surpris, qu’y a-t-il donc de si affligeant dans le désir que j’ai de vous épouser ? Vous êtes telle, que la moitié des dames de la cour mourraient de dépit en vous voyant ; je suis gentilhomme, nous sommes jeunes tous deux. Quoi de plus simple ?

– Mais, monsieur, mon cœur n’est plus à moi ! reprit Suzanne avec impatience.

– Ma foi, madame, j’ai à ce sujet-là des théories qui sont celles de beaucoup d’honnêtes gens, répondit le comte sans sourciller. On ne croit plus guère aux amours inaltérables, et au temps où nous vivons, les bergeries ne sont guère de mode. Il faut vraiment que vous ne soyez jamais sortie de Malzonvilliers pour en savoir si peu sur ce chapitre-là. En affaire de mariage, l’amour est un intrus, et nous ne sommes point gens à le réclamer de nos femmes. On se marie pour se marier, et on n’a garde de se chicaner sur les sentiments qu’on peut avoir ailleurs. Eh ! que diable ! on aurait trop à faire. Il y a de jeunes têtes que ces choses-là épouvantent, mais tout s’arrange à la fin le mieux du monde. C’est un état auquel vous vous accommoderez, et pour ma part je suis tranquille là-dessus. Je ne suis point un Mélibée, madame, pour m’aller cacher au fond des bois. Quelque jour vous m’aimerez peut-être, et, en attendant, nous serons comme des mariés de bonne maison.

Suzanne resta muette à ce discours. Jamais, ni quand elle était jeune fille, ni quand elle appartenait à M. d’Albergotti, elle n’avait entendu parler de la sorte à propos du mariage. Il lui semblait que M. de Pomereux s’exprimait en une langue inconnue. Elle mit sa tête entre ses mains et demeura silencieuse. Son front rougissait et son cœur battait à coups pressés.

– Tout cela vous surprend quelque peu, madame, reprit le comte, mais c’est une doctrine à laquelle vous arriverez avec le temps. On y trouve plus de douceur que vous ne pensez. Et puis, nous n’avons, ni vous, ni moi, tout le temps de réfléchir aux conséquences de la proposition que je vous ai faite. Le principal est de ne pas vous laisser mettre en prison. Nous nous arrangerons après. J’y risque quelque chose, je le sais ; mais je me suis toujours senti un secret penchant pour vous, qui me porte à tout braver pour vous rendre service.

Suzanne releva la tête pour voir si M. de Pomereux ne parlait pas pour se moquer. Jamais il n’avait été si sérieux.

– Ce que je vous dis là, madame, c’est la vérité, ajouta-t-il ; votre premier refus de m’épouser ne nous a pas porté grand bonheur à tous deux. Voyez où vous en êtes ; quant à moi, j’ai fait beaucoup de choses, beaucoup de mal, un peu de bien, vivant au hasard et faisant de ma jeunesse l’emploi que le diable voulait ; il m’en reste un violent désir d’en finir au plus tôt avec cette existence un peu décousue, un grand fonds d’indulgence pour les fautes d’autrui, et une assez maladroite expérience qui m’enseigne à prendre le temps comme il vient et le monde comme il est. Tel que je suis, madame, je m’offre à vous, et malgré ma modestie bien reconnue, j’ai la prétention de croire que je vaux mieux qu’une prison.

Suzanne s’était remise de son trouble pendant ce singulier discours ; quand M. de Pomereux se tut, elle s’inclina et lui dit à son tour :

– Puisque tout ceci est plus sérieux que je ne pensais d’abord, je vous répondrai sérieusement, monsieur. Vous avez professé des théories dont je ne contesterai pas le mérite, mais qui ne sont pas les miennes. J’ai pu, au temps où la volonté d’un père servait de guide à ma jeunesse, faire le sacrifice de ma main, mais aujourd’hui que je suis libre, la main ne se donnera pas sans le cœur. Or le cœur s’est donné, monsieur. Je n’ai rien de plus à répondre à la proposition que vous m’avez transmise au nom de M. de Louvois. Ma vie et ma liberté sont à lui ; mon amour est à moi.

À l’air de Mme d’Albergotti, M. de Pomereux comprit qu’il n’avait plus rien à espérer ; mais il tira de cette certitude le désir de triompher d’une résistance à laquelle, à vrai dire, il ne s’attendait pas beaucoup.

– Ma foi, madame, reprit-il avec un sourire, vous avez peut-être tort, et votre refus vous expose à un danger auquel vous ne vous attendiez pas.

– Lequel, monsieur ?

– Celui de me voir épris de vous.

Suzanne haussa les épaules en riant.

– Eh ! madame, il ne faut point vous en moquer. Si vous m’aviez épousé, c’est un péril auquel vous auriez peut-être échappé, mais vous n’êtes point sûre de l’éviter à présent.

– Si c’est un péril, avouez du moins que M. de Louvois prendra soin de me mettre en lieu où il ne saurait m’atteindre.

– Et c’est là ce qui m’enrage. Prison pour prison, à votre place j’eusse préféré le mariage. C’est une Bastille d’où l’on s’échappe quelquefois.

Suzanne arrêta M. de Pomereux d’un geste.

– Soit, reprit-il. Vous voilà entre les griffes de mon cousin : mais il ne sera pas dit que je ne tenterai plus rien pour votre délivrance ; la chose m’intéresse un peu maintenant, et je mettrai tout en œuvre pour vous rendre à la liberté à vos risques et périls.

Une heure après, M. de Louvois fit appeler M. de Pomereux.

– Eh bien ! lui dit-il du plus loin qu’il l’aperçut, avons-nous fait capituler la citadelle ?

– Ma foi, mon beau cousin, si le genre humain avait commencé par Mme d’Albergotti, je crois fort que le péché n’eût jamais été inventé, si bien que nous ne vivrions ni l’un ni l’autre.

– C’est-à-dire que vous avez échoué ?

– Radicalement.

– Vous l’avais-je prédit !

– Eh ! parbleu ! on est à peu près sûr de triompher d’une femme, et vous m’envoyez vers un phénomène ! Sur ma parole, Héloïse, de fidèle mémoire, n’est point digne, à mon avis, de lacer le corset de Mme d’Albergotti.

– Bref, elle aime mieux la prison ou le cloître que votre personne ?

– Vous m’en voyez tout humilié. Savez-vous bien, monseigneur, que s’il y avait beaucoup de ces femmes-là à Paris, il faudrait se faire moine ou naître abbé. C’est d’un très mauvais exemple pour la cour, et je ne saurais trop vous engager à l’enfermer au plus vite.

– Reposez-vous sur moi de ce soin, répondit M. de Louvois en écrivant quelques mots sur un papier.

– Eh bien ! que Votre Excellence me traite de tête sans cervelle, de fou, de visionnaire, je crois, sur mon honneur ! que je suis en train d’aimer Mme d’Albergotti depuis qu’elle m’a parlé de la sorte.

– Aimez-la tant qu’il vous plaira. Il faudrait que vous fussiez son mari pour l’empêcher d’aller au couvent.

– C’est donc bien décidément votre intention de l’enfermer ?

– Je ne répète jamais deux fois la même chose, mon cousin. Et puis, ne le savez-vous pas, l’oiseau en cage appelle l’oiseau du ciel. Avec un, le chasseur en a deux.

– Vous êtes un terrible homme, monseigneur.

– Oh ! je commence, murmure M. de Louvois. Ceux qui ne voudront pas plier casseront.

– Allons ! s’écria M. de Pomereux, qui l’avait écouté, me voilà fixé, et très décidément je suis amoureux de Mme d’Albergotti.

– Vous voyez que j’y mets de la complaisance, je vous la garde.

L’accent de M. de Louvois fit tressaillir M. de Pomereux, qui n’était pourtant pas trop facile à émouvoir. Il tourna vers la porte du cabinet où était Suzanne un regard de pitié, et sortit.

Aussitôt après, M. de Louvois eut un instant de conférence avec M. de Charny.

– Eh bien ! lui dit le ministre, elle refuse M. de Pomereux.

– C’est qu’elle aura flairé le tombeau, répondit froidement M. de Charny.

– Il nous reste le couvent, c’est encore assez joli, reprit M. de Louvois en mettant sa signature au bas de la lettre qu’il venait d’écrire.

– Bah ! fit le confident, une cellule vaut une bière.

Bientôt après, un huissier vint avertir Mme d’Albergotti qu’il était temps de partir. La marquise se leva et descendit dans la cour de l’hôtel, où elle vit un carrosse aux armes du ministre. Le gentilhomme qui l’avait, dans la matinée, conduite à M. de Louvois, l’attendait sur le perron. C’était M. de Charny. À la vue de ce pâle et froid visage, Mme d’Albergotti eut un frisson ; elle détourna les yeux et sauta, sans lui prendre la main, dans la voiture, où M. de Charny s’assit bientôt après. Le cocher fit claquer son fouet et les chevaux partirent. Comme le carrosse tournait dans la cour, Mme d’Albergotti vit par la portière le visage de M. de Louvois, qui regardait derrière les vitres de son cabinet ; mais les chevaux allaient au galop et ce fut comme une vision.

– Où me conduisez-vous, monsieur ? demanda Suzanne à M. de Charny.

– Au couvent des dames bénédictines de la rue du Cherche-Midi.

Share on Twitter Share on Facebook