L’invasion de la Hollande, en 1672, fut « un coup de foudre dans un ciel serein », pour nous servir de l’expression du chevalier Temple. Cent mille hommes abandonnent à la fois leurs cantonnements de la Flandre et, traversant la Sambre et la Meuse, pénétrèrent dans les Pays-Bas. L’armée s’empare tout d’abord de Rhimberg, d’Orsoy, de Wesel, de Burich, et chasse devant elle l’ennemi épouvanté. Des succès si rapides enflamment l’ardeur des officiers ; le pays de Liége soumis ouvre l’accès de la république ; on laisse de côté Maestricht, dont le siège eût pu retarder la marche des troupes, et l’on pousse en avant. Grol venait de tomber aux mains de M. de Luxembourg, lorsque, le 12 juin, le roi Louis XIV en personne arriva aux bords du Rhin. Le prince de Condé était avec lui ; le duc de Luxembourg rejoignit le grand capitaine. Le Rhin franchi, il n’y avait plus que l’Issel entre le roi et Amsterdam.
Belle-Rose et la Déroute s’étaient hâtés, aussitôt après la capitulation de Grol, de gagner le quartier général, où la présence du roi et du prince de Condé attirait un grand nombre de volontaires. Des hauteurs de Sherenberg on découvrait les cours du Rhin et de l’Issel, le Welaw et le Belaw ; l’île était défendue par le fort de Schenk et couverte par le Wahal, dont le courant impétueux la mettait à l’abri de toute attaque. Le prince d’Orange avait laissé sur la rive droite du Rhin un de ses lieutenants, Montbas, commissaire général de la cavalerie des États, avec huit régiments divisés en trois camps, qui surveillaient les passages depuis le fort de Schenk jusqu’à Arnhem ; l’un sous Hussen, l’autre à Borgschott, et le troisième à Tolhus. Derrière ces trois camps s’étendait un pays sablonneux, semé de digues et tout coupé de haies et de fossés. Des partis de cavaliers rôdaient à toute heure sur le rivage, épiant les opérations des troupes françaises, qui n’avaient pour s’introduire au cœur de la Hollande que l’espace compris entre Arnhem et le fort de Schenk. Plus haut, c’était le Wahal, rapide comme un torrent ; plus bas, il y avait un rempart de villes fortes. Durant la nuit qui précéda l’arrivée du roi, Belle-Rose se leva et sortit de sa tente. Mais il le fit avec une si grande prudence que la Déroute, qui sommeillait dans un coin, ne l’entendit pas. Quand il fut à quelques pas de sa tente, Belle-Rose tira son cheval par la bride, enveloppa ses sabots de linges et s’éloigna du camp. Après qu’il eut dépassé la dernière sentinelle, il partit au galop dans la direction du fleuve. Les pieds emmaillotés du cheval frappaient la terre sans bruit. On voyait sur l’autre rive les feux des bivouacs hollandais et l’on entendait au milieu du silence de la nuit les cris des vedettes qui se répondaient. L’eau du Rhin filait avec un sourd frémissement. Belle-Rose poussa sa monture à bord du fleuve et en suivit lentement les sinuosités, le corps penché en avant. Il y avait déjà trois ou quatre heures qu’il avait quitté le camp, lorsqu’un coup de canon réveilla le sergent en sursaut. La Déroute ouvrit les yeux et regarda autour de lui ; il n’y avait personne dans la tente, si ce n’est Grippard, qui ronflait dans son manteau. Cornélius était dans ce moment auprès de M. de Nancrais. Un autre coup de canon tira la Déroute de son immobilité léthargique ; il sauta sur ses pieds, et, laissant dormir Grippard, il s’élança hors de la tente. Une douzaine de détonations qui éclatèrent sur l’autre rive le firent courir du côté du Rhin, ne doutant plus que Belle-Rose n’eût, pour quelque entreprise incertaine, porté ses pas dans cette direction. Comme il approchait du bord, il vit un homme à cheval qui s’avançait vers lui au petit galop. La Déroute reconnut Belle-Rose malgré la nuit.
– Hé ! capitaine ! cria-t-il, est-ce vous qui êtes la cause de tout ce bruit qui se fait là-bas ?
– Ma foi, c’est possible, dit Belle-Rose.
Il finissait à peine de parler, qu’un éclair illumina la tour de Tolhus, et qu’un boulet fit éclater le tronc d’un saule à vingt pas d’eux.
– Maintenant j’en suis certain, reprit la Déroute d’un air tranquille. Ah ! mon Dieu, ajouta-t-il, comme vous voilà mouillé ; d’où diable venez-vous donc ?
– Eh mais ! du Rhin apparemment, répondit Belle-Rose en tordant son manteau qui était tout ruisselant.
– Le bain n’a pas été sans musique, mais je ne vois pas à quoi il a pu vous être utile.
Belle-Rose sourit.
– Quand j’étais tout enfant, dit-il en appuyant sa main sur l’épaule du sergent, mon brave homme de père me faisait très souvent lire dans un gros vieux livre où tout ce qui vient du cœur est écrit. Dans ce livre, il y a une phrase qui me frappa dès lors et que je n’ai jamais oubliée depuis.
– Quelle phrase ?
– Celle-ci : « Cherchez et vous trouverez. »
– Eh bien ! qu’est-ce que ça prouve ? demanda la Déroute, qui se creusait l’esprit pour deviner quel rapport il pouvait y avoir entre les Hollandais et le vieux livre dans lequel lisait Belle-Rose.
– Ça prouve que j’ai cherché et que j’ai trouvé.
La Déroute, qui n’avait point l’intelligence tournée du côté des paraboles, renonça bientôt à comprendre celle-ci : Belle-Rose n’était ni mort ni blessé, le reste lui importait médiocrement. Quand ils rentrèrent sous la tente, Grippard dormait toujours. Au troisième coup de canon il avait ouvert les yeux un instant, et s’était rendormi, rêvant qu’il entendait un grillon. Aussitôt qu’il eut changé de vêtements, Belle-Rose se rendit chez M. de Luxembourg. Dès le lendemain, le prince de Condé fit dresser deux batteries et ordonna qu’on préparât un pont de bateaux. Des hauteurs de Sherenberg, Louis XIV examinait les positions de l’ennemi. Tandis qu’on plaçait l’artillerie qui devait protéger les opérations militaires, M. de Luxembourg s’approcha de M. de Condé et lui parla bas quelques instants. Le prince laissa échapper une exclamation de surprise.
– Est-ce un homme sûr ? s’écria-t-il tout à coup.
– Sûr comme moi, répondit le duc.
– Eh bien, qu’il essaye ! reprit le prince.
Belle-Rose était à quelques pas des officiers généraux, épiant leur conversation du regard. Sur un geste de M. de Luxembourg, il accourut.
– Voilà monseigneur le prince de Condé qui te permet de faire ce que tu voudras ; va donc, lui dit-il.
Belle-Rose salua sans répondre et tira son épée.
– Eh ! monsieur, ajouta le prince, c’est une entreprise quelque peu hardie et qui pourrait bien coûter, sans résultat, la vie à beaucoup de braves gens. Veuillez tout d’abord ne prendre avec vous que peu de monde.
– Donnez-moi dix hommes, si vous voulez, mon prince, répondit Belle-Rose.
– Vous en aurez vingt, et, si la chose est possible, croyez que nous serons bientôt à vos côtés. Soldat, j’y serais tout de suite ; général, je dois attendre.
Belle-Rose partit comme un trait. Dix cuirassiers du régiment de M. de Revel, dix volontaires des gardes du corps et trois ou quatre officiers de la suite du prince le suivirent. On ne savait pas encore ce qu’il prétendait faire, mais on le prévoyait déjà. Derrière lui venaient ensemble Cornélius, la Déroute et Grippard. Comme on touchait au rivage, on rencontra une troupe de gentilshommes, parmi lesquels était M. de Pomereux. Le jeune officier avait revêtu son uniforme le plus beau, espérant bien qu’on se battrait un peu. Il était tout couvert d’aiguillettes et de rubans.
– Où courez-vous donc ? s’écria le comte.
– Là-bas ! répondit Belle-Rose en lui montrant la tour de Tolhus du bout de son épée.
– Voulez-vous passer le Rhin ?
– Sans doute.
– À cheval ?
– Parbleu !
– Mais c’est impossible ! s’écrièrent deux ou trois gentilshommes.
– Venez d’abord, et vous verrez.
– Au fait, si c’était facile, ce ne serait pas la peine d’essayer ! s’écria le comte.
– Allons ! dirent les autres en dégainant.
M. de Pomereux avait déjà poussé son cheval auprès de Belle-Rose. La petite troupe se jeta dans l’eau. Il y avait là M. de Maurevert, le comte de Saulx, le marquis de Thermes, le duc de Coislin, le prince de Marcillac, et plusieurs autres de la première noblesse du royaume. On apercevait sur la rive opposée trois escadrons de Hollandais rangés en bataille ; dans la tour de Tolhus, les canonniers étaient à leurs pièces, la mèche allumée. À peine eut-on fait dix pas dans le fleuve, que la Déroute se frappa le front.
– Bon ! s’écria-t-il, c’est un gué !
Il avait compris la parabole.
– Eh bien ! lui dit Belle-Rose, crois-tu que l’Évangile ait raison ?
La troupe, qui se composait d’une quarantaine de personnes, avançait en riant aux éclats.
– Au moins, si nous mourons, mourrons-nous gaiement, dit M. de Pomereux.
Les cuirassiers, plus pesamment armés, restaient un peu en arrière ; les volontaires, ardents et bien montés, marchaient les premiers. Tantôt on avançait à gué ayant de l’eau jusqu’aux sangles ; tantôt on nageait ayant de l’eau jusqu’à la ceinture. Les escadrons de M. de Revel se rangeaient sur le rivage, prêts à partir au premier signal.
– Voilà un soldat déterminé ! dit le prince de Condé. Voyez, il est en tête.
– Oh ! il arrivera ! il arrivera ! répétait M. de Luxembourg, à qui il tardait de pouvoir se lancer dans le Rhin.
Vers le milieu du fleuve, un cuirassier perdit pied tout à coup et disparut emporté par le flot ; un peu après, ce fut le tour d’un garde du corps. Dix pas plus loin, le cheval d’un volontaire s’abattit sur M. de Pomereux, qui chancela ; mais, d’une saccade violente, le comte redressa son cheval, qui, frappé d’un coup d’éperon, pirouetta sur ses jarrets et sauta par-dessus la croupe de son voisin ; le volontaire et son cheval roulèrent dans l’eau, le fleuve passa sur leur tête et on ne les vit plus.
– En avant ! cria le comte.
– En avant ! répétèrent les gentilshommes, l’épée haute.
– Eh ! dit Grippard, je crois que nous sommes un contre vingt, et ils ont la position pour eux.
– Avance d’abord et compte après ; cet enfant y pense-t-il, lui ? répondit la Déroute en montrant du doigt le chevalier de Vendôme qui piquait son cheval de la pointe de son épée pour le faire nager plus vite.
Le chevalier de Vendôme avait alors dix-sept ans. Grippard s’affermit sur ses étriers, et, tout honteux de son observation, fit comme le chevalier. À la vue de cette petite troupe qui s’avançait hardiment contre eux, les trois escadrons hollandais descendirent vers le fleuve et entrèrent dans l’eau jusqu’aux étriers. En ce moment, le prince de Condé fit un signe, et M. de Revel plongea dans le Rhin à la tête de ses cuirassiers. Le fleuve était aux trois quarts franchi ; le passage n’était plus un problème.
– C’est un vaillant soldat, et s’il n’est pas tué, nous le présenterons au roi, dit le prince de Condé au duc de Luxembourg.
Belle-Rose et les braves jeunes gens qui l’accompagnaient ne s’effrayèrent pas de la différence du nombre. Poussant leurs chevaux, ils abordèrent résolument l’ennemi aux cris de : Vive le roi ! Leurs pistolets étant mouillés, l’épée seule leur restait : mais ils la maniaient en gens de cœur. Un instant on put croire que cette poignée d’hommes allait être anéantie par ces trois escadrons. Mais il arriva ce qui arrive souvent dans ces périlleuses circonstances : l’audace des uns intimida les autres. Les Hollandais exécutèrent une décharge et se débandèrent aussitôt. Les pieds des chevaux mordirent sur le rivage, et les quarante cavaliers s’élancèrent sur l’ennemi. On se joignit corps à corps, et la mêlée devint terrible.
– Nous sommes entre l’eau et le feu ! dit la Déroute, dont la bonne figure était rouge de joie.
– Eh bien ! nous aurons plus tôt fait d’éteindre l’un que de boire l’autre, répondit M. de Pomereux, qui chargeait au plus épais des escadrons.
La tour de Tolhus, qui avait dédaigné de tirer sur Belle-Rose et sa troupe, ouvrit le feu contre les cuirassiers de M. de Revel, que suivaient deux escadrons de M. de Pilois et deux autres de M. de Bligny. Les boulets et la mitraille fouettaient l’eau ; à tout instant un cavalier disparaissait dans le fleuve. Au bout de cinq minutes, ce fut un désordre affreux. Les chevaux piaffaient dans le Rhin, perdaient pied et tombaient dans des courants où ils s’enfouissaient ; les rangs étaient rompus, les cavaliers marchaient à l’aventure, l’œil sur la mêlée qui pétrissait le rivage opposé ; le fleuve était tout couvert de cadavres flottants, de blessés qui tendaient les bras vers le ciel, de drapeaux abandonnés, de chevaux qui se débattaient dans l’agonie. Le chevalier de Sallar, atteint d’un coup de feu, tomba de selle et disparut sous la surface du Rhin écumant ; le cheval du comte de Nogent, s’étant renversé sur son maître, l’entraîna dans l’abîme, et le courant les emporta tous deux. Une balle tue raide le cheval d’un cornette de cuirassiers, M. de Brassalay ; le vaillant jeune homme saute dans le fleuve et nage d’une main, portant son étendard de l’autre. M. de Pomereux, qui le voit, rentre dans le fleuve, l’aide à prendre pied et retourne au combat. Cependant les cuirassiers arrivaient les uns après les autres ; M. de Revel, blessé et tout sanglant, anime les soldats, les rallie et fond sur les Hollandais, qui déjà rompus et découragés, se dispersent de toutes parts. La Déroute avait du sang jusqu’à la garde de son épée. Belle-Rose poussait toujours droit devant lui. Cornélius et Grippard frappaient d’estoc et de taille. M. de Nancrais était avec les cuirassiers de M. de Revel, et d’un bond il avait rejoint Belle-Rose. M. de Pomereux poursuivait les fuyards, qu’il assommait à coups de pommeau d’épée.
– Eh ! drôles ! tournez-vous donc qu’on voie vos visages, criait-il moitié sérieux, moitié riant.
Les Hollandais se rallièrent derrière les haies et les palissades que le lieutenant de Montbas, Wurts, avait garnies d’infanterie. On sonna de la trompette, et les soldats, un instant dispersés, se rangèrent autour de leurs guidons. Il y avait devant les escadrons français quatre ou cinq mille hommes protégés par de nombreux fossés et des travaux d’art ; au moins, avant de les attaquer, fallait-il se mettre en ordre de bataille. Le canon des batteries dressées sur la rive du Rhin foudroyait maintenant la tour de Tolhus et protégeait le passage des renforts. Le prince de Condé n’y tenant plus, se jeta dans une barque avec M. le duc de Luxembourg, le duc d’Enghien et le duc de Longueville ; leurs chevaux les suivaient à la nage. Deux régiments entiers de cavalerie venaient d’entrer dans le fleuve. Quand le prince de Condé et les gentilshommes de sa suite arrivèrent sur la plage semée de cadavres, les escadrons de MM. de Revel, de Pilois et de Bligny étaient engagés contre des partis d’ennemis sortis des retranchements pour soutenir les fuyards. On se battait avec une impétuosité extraordinaire du côté des Français, qui étaient un contre dix, avec consternation du côté des Hollandais, qui ne s’attendaient pas à une attaque si furieuse et si soudaine. Le prince de Condé et le duc de Luxembourg mirent l’épée à la main, et comme au temps où ils guerroyaient ensemble contre M. de Turenne, en Flandre, ils se jetèrent tête baissée contre l’ennemi. La fièvre du combat les avait saisis. Quand on les vit accourir, des cris d’enthousiasme s’élevèrent du milieu des cavaliers français. Le chevalier de Vendôme fondit sur un officier hollandais, le tua d’un coup d’épée, prit son drapeau, et, armé de ce trophée, continua sa course téméraire ; le marquis d’Aubusson voulut le suivre et tomba frappé d’une balle au cœur ; le duc de Longueville sauta par-dessus son corps expirant et vint se mettre au premier rang. M. de Nancrais, Belle-Rose, Cornélius, la Déroute et Grippard formaient un noyau qui trouait l’armée hollandaise avec la force irrésistible d’un bélier. M. de Pomereux était partout à la fois, choisissant ses adversaires et improvisant çà et là des duels au milieu du combat. Quand il se faisait un mouvement quelconque d’un côté, Belle-Rose quittait ses amis, courait là où était le danger, et maintenait la supériorité acquise dès le commencement de l’action. Il avait tout ensemble la bravoure du soldat et le coup d’œil du chef ; on le suivait avec enthousiasme et on lui obéissait avec une confiance aveugle. La tour de Tolhus cessa bientôt son feu ; elle était démantelée et vaincue. Les deux batteries du prince de Condé tournèrent leurs canons fumants vers la plaine, où l’on apercevait les Hollandais derrière leurs haies et leurs palissades. L’élan était donné ; il ne dépendait même plus des chefs de l’arrêter ; à vrai dire, aucun d’eux n’y pensait, et bien loin de vouloir contenir leurs troupes, ils les auraient poussées si elles en avaient eu besoin. Les princes du sang eux-mêmes se battaient comme des officiers de fortune. La présence du prince de Condé, de son fils le duc d’Enghien, du duc de Luxembourg, du jeune duc de Longueville, communiquait une ardeur incroyable aux soldats qui venaient si audacieusement de franchir le Rhin. On ne prenait pas garde à la mousqueterie qui éclaircissait les rangs, et l’on arrivait pêle-mêle aux barrières, les mieux montés en avant, les autres derrière. Les officiers hollandais étaient parvenus à rétablir un peu d’ordre parmi leurs compagnies, qui s’imaginaient que toute l’armée française allait tomber sur elles ; les cavaliers, ralliés derrière un premier fossé, faisaient le coup de pistolet. Une balle emporta le chapeau de M. de Pomereux, qui salua de son épée.
– Voilà une leçon de politesse dont il faut que je remercie ces messieurs, dit-il, et il appliqua un grand coup d’éperon à son cheval, qui hennit de douleur et sauta par-dessus le fossé.
Trente ou quarante gentilshommes, parmi lesquels étaient le prince de Condé et le duc d’Enghien, tombèrent l’épée au poing sur un gros de cavaliers hollandais. Ces cavaliers les accueillirent à coups de mousqueton. Belle-Rose, au moment où les armes s’abaissèrent, se jeta au-devant du prince de Condé et le couvrit de son corps. Les balles sifflèrent, et le cheval de Belle-Rose, qu’il avait forcé à se cabrer, bondit, frappé à mort. Trois ou quatre gentilshommes roulèrent de selle, et l’épée s’échappa des mains du prince de Condé. Une balle égarée lui avait cassé le bras. Près de lui, le marquis de La Force tomba sous les pieds des chevaux. Belle-Rose ramassa l’épée du prince et la lui rendit.
– Donnez, monsieur, donnez ! s’écria le prince qui la saisit de la main gauche, et faisons voir à cette canaille que le fer a raison du plomb.
Et passant par-dessus le cadavre du marquis de La Force, il chargea les Hollandais, qui tournèrent bride. Au bout de cinquante pas on arriva aux barrières, soldats et gentilshommes, vainqueurs et vaincus, cavaliers et fantassins, tous mêlés. M. de Nancrais avait donné son cheval à M. de Luxembourg, qui avait perdu le sien. La Déroute, voyant ses deux chefs à pied, descendit de selle. M. de Pomereux, qui s’était emparé d’un drapeau, combattait à côté du duc de Longueville, le dépassant d’une demi-longueur de cheval à peu près. Le jeune duc s’efforçait d’atteindre la barrière avant le comte.
– À Versailles, je vous céderais le pas, mon cher duc, lui dit M. de Pomereux en riant, mais nous avons laissé l’étiquette de l’autre côté du Rhin.
Comme il parlait encore, l’infanterie hollandaise coucha toute la troupe en joue. À la vue de cette longue file de mousquets étincelants, la Déroute sauta comme un lion sur M. de Nancrais et Belle-Rose, et les renversa sous lui avec une force irrésistible.
– Baissez-vous ! cria-t-il d’une voix tonnante au comte de Pomereux, qui touchait aux palissades.
– Un gentilhomme ne se baisse pas ! répondit M. de Pomereux.
M. de Longueville l’avait joint et ils allaient de front. La décharge éclata. Un vent de mort passa sur la troupe des gentilshommes et fit tomber les plus hardis. Les chevaux de M. de Longueville et de M. de Pomereux sautèrent par-dessus la palissade, et les deux braves jeunes gens, atteints ensemble, roulèrent dans les rangs hollandais, ouverts par leur élan. Belle-Rose et M. de Nancrais se levèrent au milieu d’un nuage de fumée et entrèrent des premiers dans la barrière. Les Hollandais lâchèrent pied de tous côtés ; beaucoup d’entre eux, poursuivis l’épée dans les reins, restèrent sur le carreau ; un plus grand nombre se rendit. Deux régiments de cavalerie prirent possession des camps ennemis abandonnés. M. de Luxembourg attachait son regard perçant sur l’horizon, où, dans les vapeurs dorées du soir, on voyait les clochers de dix villes.
– Utrecht est à nous, dit-il.
Cependant, Belle-Rose, ne voyant plus d’ennemis devant lui, revint sur ses pas. Un groupe de gentilshommes, noircis par la poudre et tout couverts de sang, entourait une civière sur laquelle on avait couché un cadavre. Il y avait là le prince de Condé, le duc d’Enghien et le chevalier de Vendôme ; le jeune chevalier pleurait comme un enfant après s’être battu comme un soldat, le duc d’Enghien laissait tomber de grosses larmes le long de ses joues, le prince de Condé s’essuyait les yeux d’une main mutilée. La tête livide et souillée de sang du duc de Longueville reposait sur un lit de drapeaux. On voyait encore sur son visage pâli l’expression ardente et fière de son jeune courage. La mort l’avait surpris au moment du triomphe. Il était tombé, comme un chêne frappé par la foudre, d’un seul coup. Ceux d’entre les gentilshommes qui étaient blessés se relevaient pour dire un dernier adieu à celui que l’avenir entourait de tant d’espérances et qui n’était plus qu’un cadavre ; les vivants lui faisaient un cortège morne et désolé. Belle-Rose se souvint tout d’un coup du cri de la Déroute, et ne voyant pas M. de Pomereux parmi les officiers du prince, il eut peur. Il s’élança du côté où il avait vu le comte disparaître dans un nuage de fumée et de feu, et trouva le sergent qui soutenait M. de Pomereux dans ses bras. Un chirurgien, que Cornélius était allé chercher, sondait ses blessures.
– Hé ! venez donc, lui dit le comte d’une voix défaillante, je craignais de mourir sans vous avoir serré la main.
Quand Belle-Rose fut auprès de lui, M. de Pomereux repoussa la main du chirurgien.
– Je suis percé d’outre en outre, lui dit-il ; vous savez bien qu’il n’y a plus d’espoir, ainsi, monsieur, ne me tourmentez pas davantage.
Le chirurgien essuya ses instruments et partit sans mot dire.
– Voilà qui est répondre, dit le comte avec un sourire.
Il embrassa Belle-Rose et Cornélius, tendit la main à la Déroute et s’arrangea pour mourir. Sa tête reposait sur un tambour. Le soleil s’inclinait vers l’horizon ; des nuages roses nageaient dans le ciel lumineux que balayait un vent tiède. Le regard de M. de Pomereux semblait y chercher une image fugitive ; une douceur calme et sereine détendait ses traits naguère endoloris : on y lisait le reflet d’une pensée heureuse. Le sourire passa sur sa bouche décolorée.
– Il me semble que la mort est un réveil, dit-il ; elle réunit ceux que la vie a séparés.
Ses yeux s’éteignirent ; il murmura le nom de Gabrielle et mourut. En ce moment, mille cris s’élevèrent de tous côtés, les tambours battaient aux champs, les cavaliers agitaient leurs chapeaux au bout des épées et les clairons sonnaient. Louis XIV passait le Rhin.