L Un voyage d’agrément

L’équipage allait comme le vent. À quelque distance de l’abbaye, la Déroute, qui galopait en tête, vit, sur les bas côtés de la route, des cavaliers silencieux enveloppés de grands manteaux. Ils firent quelques pas au-devant du carrosse, le reconnurent pour être celui de M. de Charny, et s’inclinèrent. Belle-Rose et Cornélius couraient chacun à l’une des portières du carrosse. Au bout d’un quart d’heure, M. de Charny abaissa l’une des glaces, celle qui était du côté de Belle-Rose.

– Hé ! Grain-d’Orge ! dit-il.

Grain-d’Orge n’avait garde de répondre, mais Belle-Rose poussa hardiment son cheval à la portière.

– Le voilà, monsieur, dit-il en découvrant son visage.

M. de Charny le reconnut à la lueur vacillante des torches ; il poussa un cri et voulut s’élancer par la portière ; mais il rencontra le canon d’un pistolet dont la gueule froide s’appuya sur son front.

– Vous êtes mort si vous bougez, lui dit Belle-Rose de sa voix la plus tranquille.

M. de Charny se jeta de l’autre côté, mais il se trouva en face de Cornélius qui le salua à la manière de Belle-Rose. M. de Charny comprit qu’il était pris comme dans une souricière ; il n’avait pas d’autre arme que son épée, et le plomb avait cette fois l’avantage sur le fer. Une imprécation de fureur jaillit de ses lèvres.

– Voyons, reprit Belle-Rose, ne nous fâchons pas, et surtout ne cherchez point à vous échapper. Vous êtes seul dans une espèce de boîte, nous sommes deux à cheval et bien armés ; vos laquais sont très proprement enfermés à l’abbaye, où nous avons eu soin de leur préparer un logement ; la Déroute et Grippard sont en avant, vos postillons ne se doutent de rien ; ils ont des fouets et nous avons des pistolets. Causons.

M. de Charny déchirait sa poitrine à coups d’ongles.

– La mésaventure vous rend taciturne, mon cher monsieur, reprit Belle-Rose. Ce silence ne me donne point une haute idée de votre philosophie. Il faut prendre le temps comme il vient. Vous avez bien joué, et vous avez perdu ; ce n’est point votre faute, et à votre place, il me semble que je m’en laverais les mains ; par exemple, la partie était bien engagée. Voyez ! si Cornélius et moi ne nous étions pas pressés, nous étions enlevés tout net, peut-être même tués. Le plan était joli. J’en ai trouvé les détails dans la poche de cet aimable vaurien que vous appeliez tout à l’heure. N’est-ce pas Grain-d’Orge que vous le nommez ? Escalade, effraction, rapt, rien n’y manquait ; on aurait, au besoin, poussé jusqu’à l’assassinat. Il s’en est fallu de vingt-quatre heures que le plan ne fût mis à exécution. Ma foi, je n’ai pas voulu qu’une si belle invention fût perdue par le seul fait de mon départ ; j’ai fait remettre le tout à Mme de Châteaufort, qui en appréciera l’exquise délicatesse. Il est seulement fâcheux que vous vous soyez donné tant de mal pour rien. Mais vous êtes homme à prendre votre revanche, mon bon monsieur.

M. de Charny n’avait rien perdu de sa colère, mais déjà il ne la montrait plus ; il écoutait Belle-Rose d’un air grave, comme s’il se fût agi entre eux de choses sur lesquelles on lui demandait son avis. À ces dernières paroles, il s’inclina avec un sourire amer.

– Je vois, reprit Belle-Rose, que vous m’approuvez ; seulement, vous me permettrez bien de vous donner un petit avertissement : faites en sorte que nous ne nous rencontrions plus face à face ; cette dernière rencontre pourrait vous être fatale.

– Il est clair, dit M. de Charny, qu’elle doit l’être à l’un de nous.

Tant d’audace étonna Belle-Rose, qui se sentit une furieuse envie de casser la tête au favori de M. de Louvois.

– Le relais ! s’écria tout à coup Cornélius.

M. de Charny se pencha hors de la portière ; on voyait à quelques centaines de pas briller une lumière dans la nuit. Le mouvement de M. de Charny n’échappa point à Belle-Rose.

– Monsieur, lui dit-il d’un ton de voix ferme et bref, je vous jure que je vous tue comme un chien, non pas même au premier cri, mais au premier geste.

– Et si par hasard Belle-Rose vous manquait, moi, je ne vous manquerais pas, ajouta Cornélius.

M. de Charny ne se méprit pas à l’accent des deux cavaliers ; il s’accula dans un coin comme un sanglier et ne bougea plus. On arriva au relais, qui avait été préparé d’avance à Franconville. Les chevaux écumants furent dételés ; la Déroute et Grippard sautèrent rapidement de selle, et remplacèrent aux portières du carrosse Belle-Rose et Cornélius, qui échangèrent aussi leurs chevaux. Il n’y avait sur la route que des valets d’écurie presque endormis ; la pluie tombait par rafales. M. de Charny se résigna. On courut jusqu’à Saint-Denis, on relaya de nouveau, et le carrosse continua sa route vers Paris. Au bout de cinq cents pas, Belle-Rose salua M. de Charny de la main.

– Votre compagnie nous a servi d’escorte, lui dit-il ; elle nous a valu la liberté, je vous laisse la vie et nous sommes quittes. Tâchons maintenant de ne plus nous rencontrer.

Pendant ce petit discours, la Déroute et Grippard avaient coupé les traits et forcé, le pistolet au poing, les postillons à descendre de cheval. Au moment où Belle-Rose lâchait les rênes, tous partirent à fond de train. Au bout d’une minute, le bruit de leur course précipitée se perdit dans les mille bruits de l’orage. Quand M. de Charny arriva à la porte Saint-Denis, on n’avait rien vu. Les quatre cavaliers s’étaient envolés comme des fantômes. À un quart de lieue de Paris, Belle-Rose avait brusquement tourné sur la droite et regagné Saint-Denis par des chemins de traverse, laissant M. de Charny courir devant eux. Au point du jour, les quatre fugitifs arrivèrent à Chantilly, où ils demandèrent M. de Pomereux. Le jeune gentilhomme déjeunait gaillardement, tout botté et éperonné ; il reçut Belle-Rose les bras ouverts.

– Parbleu ! s’écria-t-il, je m’attendais à quelque tour de votre métier. Je ne savais pas trop, à vrai dire, comment vous feriez, mais j’étais à peu près sûr que vous arriveriez.

Quand on lui eut raconté comment on s’y était pris pour quitter l’abbaye, M. de Pomereux rit de tout son cœur.

– C’est fâcheux seulement, ajouta-t-il, qu’il ne se soit pas défendu, vous auriez eu un prétexte pour le tuer.

La mort de M. de Charny était décidément l’idée fixe de M. de Pomereux. Chantilly était tout encombré de gentilshommes qui se joignaient, en qualité de volontaires, à la maison de Condé. On ne voyait partout que laquais et piqueurs, soldats et cadets de famille, qui s’agitaient en attendant l’heure du départ.

– Vous êtes arrivés à propos, leur dit M. de Pomereux ; l’ordre nous est parvenu ce matin de nous mettre en route. Le roi et les princes nous rejoindront à Compiègne. On vous prendra pour des volontaires, et vous n’aurez plus rien à craindre.

Les plus pressés commencèrent de partir vers midi. Les équipages les suivirent bientôt après, et le gros de la maison se mit en route vers deux heures. Belle-Rose et Cornélius chevauchaient à côté de M. de Pomereux, qui ne se sentait pas de joie. Il n’était pas moins heureux de la déconfiture de M. de Charny que du plaisir de voir les deux jeunes gens dans sa compagnie. La Déroute et Grippard, fermes sur leurs arçons, jacassaient comme deux pies. La route qu’ils suivaient était toute chargée de troupes, de fourgons, de bagages, de carrosses, de cavaliers. On rencontrait des escadrons rangés en longues files, des bataillons déroulés comme des rubans, des trains d’artillerie retentissants et sonores. À la vue des canons, la Déroute devint rouge de plaisir. Il poussa son cheval vers l’une des pièces, un beau canon de bronze fleurdelisé, et caressa de la main sa culasse luisante et rebondie.

– Si j’étais roi de France, dit-il, j’en aurais toujours une douzaine près de moi, tout chargés, et de temps à autre je les ferais jouer pour avoir de la musique.

Les paysans accouraient sur la route pour voir défiler les régiments et les compagnies de gentilshommes qui s’en allaient en guerre, beaux, souriants et parés comme on va au bal. Quand on traversait des villages, toute la population se rangeait sur le passage des soldats, les femmes étaient penchées à leurs fenêtres, les jeunes filles souriaient, les enfants marchaient en tête, imitant le bruit des tambours, et les hommes, excités par les fanfares, avaient envie de jeter la bêche pour prendre le mousquet. C’était bien autre chose encore dans les villes. Les habitants s’emparaient des soldats, et le lendemain on voyait à la cocarde du chapeau et à la garde de l’épée des bouquets de fleurs et des nœuds de rubans qui rappelaient aux gentilshommes leurs éphémères amours d’une nuit. Dans tout ce beau pays de France, si bien organisé pour la guerre, cet appareil militaire éveillait l’enthousiasme, et l’on marchait aux frontières au milieu des cris joyeux, des chansons et des fêtes. Aucun accident ne vint attrister la route. Il y avait tant de troupes, tant de volontaires, tant d’équipages, tant de cadets de famille, que personne ne prenait garde à Belle-Rose et à Cornélius. Ils passaient, eux aussi, pour des soldats de fortune. La maison du roi était à Compiègne, où Louis XIV l’avait rejointe. L’éclair allait fendre la nue. La France entière était dans l’attente de l’un de ces grands événements qui font trembler les royaumes sur leurs bases. Quand M. de Pomereux et Belle-Rose arrivèrent aux frontières, la Flandre était hérissée de baïonnettes. L’armée se concentrait à Charleroi. Lorsqu’on fut près d’Arras, Belle-Rose s’informa auprès d’un vaguemestre du quartier de M. de Luxembourg. Le duc avait son logement du côté de Marchienne-le-Pont. Belle-Rose prévint Cornélius et la Déroute, et partit dans la nuit, après avoir fait ses adieux à M. de Pomereux.

– Bonne chance ! lui dit le comte ; s’il vous arrivait malheur, songez à moi.

– Bah ! dit la Déroute, nous avons le régiment de La Ferté pour nous ; les gens de M. de Charny n’iront pas se frotter contre l’artillerie.

Le long de la route qu’ils suivirent d’Arras à Marchienne, les campagnes fleuries étaient éclairées par mille feux. On entendait dans le silence de la nuit le chant des soldats qui buvaient dans les bivouacs. Des courriers passaient au galop, portant des ordres aux divers corps, et l’on voyait au milieu des ténèbres des régiments silencieux s’avancer dans les plaines comme de gigantesques boas. M. de Luxembourg avait le commandement du corps d’armée qui touchait à la frontière. L’ordre et l’activité régnaient partout. L’illustre capitaine qui devait un jour succéder au prince de Condé et au vicomte de Turenne, et soutenir l’honneur du drapeau français, avait établi parmi les troupes une discipline exacte et rigide. Insouciant, irrégulier, voluptueux dans sa vie privée, il apportait aux choses de la guerre une promptitude, une fermeté, une action, qui imposaient le respect et l’obéissance. Son coup d’œil avait cette netteté et cette certitude qui font les grands généraux ; sa bravoure égalait celle du prince de Condé, auprès de qui il avait, sous le nom de M. de Bouteville, fait ses premières armes. S’il n’avait pas encore accompli ces grandes choses et gagné ces furieuses batailles qui devaient porter si haut sa réputation, on avait vu, dès les premières campagnes, le germe de ses brillantes qualités. Il avait tout ensemble l’estime des chefs et la confiance du soldat. À mesure qu’il avançait dans la direction de Marchienne, la vue des lieux rappelait à Belle-Rose l’un des épisodes les plus terribles de sa vie, si souvent agitée. Il vit du haut d’un monticule le petit pavillon où Geneviève lui avait fait de si tristes adieux ; et, sur un pli du rivage que baignait la Sambre, l’endroit lugubre où M. de Villebrais avait poussé vers le ciel ses trois cris d’agonie. Le vieux saule était toujours là, trempant sa tête échevelée dans l’eau. Quand Belle-Rose atteignit Marchienne-le-Pont, il trouva la résidence de M. de Luxembourg entourée d’officiers et d’aides de camp. Le jour venait de naître, et ses premiers rayons avaient réveillé la grande ruche où bourdonnaient vingt mille soldats. Des chevaux tout sellés piaffaient autour des piquets. M. de Luxembourg expédiait des dépêches. Il fallait avoir un ordre pour arriver jusqu’à lui. Belle-Rose mit pied à terre ; la Déroute n’avait pas assez de tous ses yeux pour regarder les parcs d’artillerie, les tentes, les faisceaux d’armes ; mille exclamations folles partaient de ses lèvres. Il venait de reconnaître trois ou quatre sous-officiers qui avaient servi dans le régiment de La Ferté, et trépignait d’impatience. Au moment où, n’y tenant plus, il allait frapper sur l’épaule de l’un d’eux, un officier, suivi d’une ordonnance, arriva au galop au milieu des groupes qui entouraient la demeure du général. Son visage était joyeux et animé.

– Mon frère ! s’écria Belle-Rose.

– Le colonel ! s’écria la Déroute, qui était resté immobile, la main levée et le pied en avant.

À ce double cri, M. de Nancrais, car c’était lui, se retourna, et du même coup d’œil il reconnut le sergent et le capitaine.

– Belle-Rose ! s’écria-t-il à son tour.

Et sautant de cheval, il se jeta dans les bras de Belle-Rose, qui, de ceux du colonel, passa dans ceux de Pierre.

– Enfin ! dit M. de Nancrais, ils ont donc ouvert les griffes !

– C’est-à-dire que j’en suis sorti.

– Eh bien, morbleu ! tu n’y rentreras pas. L’armée est un lieu d’asile.

– C’est un paradis ! murmura la Déroute.

M. de Nancrais sourit en regardant le sergent.

– Quant à toi, reprit-il, si l’on vient te chercher, tu as une hallebarde pour te défendre.

M. de Nancrais entraîna Belle-Rose et passa dans l’appartement de M. de Luxembourg. Au nom du colonel, le général se tourna brusquement vers la porte.

– Avez-vous l’ordre ? s’écria-t-il.

– Je l’ai, répondit M. de Nancrais en tirant une dépêche de son habit ; vous aurez bientôt, monsieur le duc, ajouta-t-il, vingt occasions de signaler votre courage contre les ennemis du roi et du royaume ; une autre se présente maintenant de signaler votre générosité. Voici un officier qui réclame votre protection.

– Le capitaine Belle-Rose ! s’écria le duc.

Et spontanément il courut embrasser le jeune homme.

– Vous avez cherché mon appui, et mon appui ne vous faillira pas, dit-il ; aussi bien comme je suis la cause du mal, c’est à moi de le réparer.

Belle-Rose voulut l’interrompre ; M. de Luxembourg l’arrêta d’un geste.

– Certes, dit-il, j’ai fait ce que j’ai pu ; mais puisque je n’ai point réussi, je n’ai rien fait. L’incendie du couvent des dames bénédictines de la rue du Cherche-Midi et l’enlèvement de Mme d’Albergotti ont fait échouer mes démarches au moment où peut-être elles allaient aboutir. Le roi y a vu un attentat contre la religion, et vous savez quelle est son humeur sur ce chapitre-là. J’ai dû me taire, espérant qu’on vous oublierait. Mais voici la guerre, Belle-Rose ; l’épée peut tout conquérir.

– J’essayerai, dit Belle-Rose avec un fier sourire.

– Et les occasions ne te manqueront pas, ami Jacques, reprit le duc, que la vue de Belle-Rose faisait plus jeune de dix ans. On m’a conté des choses de toi qui prouvent assez que ta main ne s’est pas engourdie durant la paix. Fais ce que tu dois, et tu seras le plus fort. Tu es parmi nous, restes-y ; l’armée est une grande famille, et tous les soldats sont frères. Viens à moi si l’on t’inquiète, et dussé-je y laisser mon épée, tu resteras sauf dans mon camp.

M. de Luxembourg ouvrit les dépêches que M. de Nancrais lui avait apportées ; son œil s’alluma tandis qu’il les parcourait et ses joues s’enflammèrent.

– C’est la guerre ! messieurs, s’écria-t-il d’une voix vibrante. Le roi passe ses troupes en revue ; quant à nous, nous passerons bientôt la frontière.

Quand Belle-Rose et M. de Nancrais sortirent, ils trouvèrent des groupes d’officiers qui les attendaient à la porte de la résidence. À la nouvelle que la guerre était à la veille d’éclater, ce furent parmi ces braves gentilshommes mille cris d’enthousiasme. La nouvelle se répandit comme une étincelle électrique dans le camp, semant partout l’ivresse ; les soldats mettaient leurs chapeaux au bout des baïonnettes et s’embrassaient. Quand vint le soir, des feux s’allumèrent sur toute la ligne, et le camp présenta l’aspect d’une grande fourmilière de soldats qu’agitait une ardeur fiévreuse. Ce qu’avait prévu M. de Luxembourg arriva : les officiers qui avaient servi avec Belle-Rose dans le même corps d’armée en 1668, l’accueillirent comme un frère d’armes et le présentèrent à leurs nouveaux camarades. Au besoin, le capitaine eût trouvé cinquante épées pour le défendre et des tentes sans nombre pour le recevoir. Le régiment de La Ferté, dans lequel il avait fait ses premières armes et gagné son premier grade, accourut autour de lui, et parmi tous ces soldats et tous ces officiers auxquels il avait, par son courage et sa droiture, inspiré une vive affection, il ne savait auquel tendre la main. Quant à Pierre, il n’avait pas quitté M. de Nancrais, qui l’avait attaché à sa personne. Il était devenu caporal, puis sergent, et avait fort envie de devenir capitaine. Au bout d’une heure, la Déroute revint, traînant avec lui une douzaine de sergents qu’il avait recrutés parmi ses vieilles connaissances.

– Notre grâce est au bout de notre épée, lui dit Belle-Rose.

– Alors nous la tenons, dit la Déroute d’un air calme.

Cette nuit-là le sergent s’endormit sous un canon.

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