V L’Homme à la croix rouge

Sur ces entrefaites, un soir, par un temps de pluie, une troupe de cavaliers frappa à la porte de la Grande-Fortelle en demandant l’hospitalité. M. de Charnailles parut sur le seuil de la maison et donna des ordres pour que les chevaux fussent conduits à l’écurie et les cavaliers dans la grande salle.

Un quart d’heure après, les bêtes avaient de la litière jusqu’au ventre, les étrangers étaient assis autour d’une table qui pliait sous le poids des viandes et des brocs.

Le chef de cette troupe était un beau jeune homme qui paraissait avoir vingt-sept ou vingt-huit ans ; il portait un costume de velours, sauf le pourpoint qui était en cuir fauve ; la garde de son épée et celle de son poignard, magnifiquement travaillés, faisaient briller l’or et l’argent incrustés dans l’acier. Une chaîne d’or à lourds anneaux pendait sur sa poitrine ; des éperons de métal sonnaient sur ses bottes. Il avait grand air, le regard brillant et hardi, quelque chose d’imposant et de rude dans sa physionomie, le front large, les sourcils mobiles, la bouche expressive et hautaine, une forêt de cheveux bruns. Le français lui semblait familier, mais il le prononçait avec un accent étranger. Ses yeux s’arrêtaient quelquefois sur Mlle de Souvigny et s’en retiraient lentement. Armand-Louis remarqua cette attention muette ; une première fois, il posa son verre sur la table ; la seconde fois, il fronça le sourcil. L’inconnu s’en aperçut. De nouveau il promena son regard altier de la jeune fille au jeune homme et sourit.

Cet étranger déplaisait décidément à M. de la Guerche.

Vers la fin du repas, M. de Charnailles se leva, un verre à la main, plein jusqu’au bord.

– Messieurs, dit-il, je vous souhaite la bienvenue chez moi. Vingt châteaux dans notre beau pays de France vous offriraient une hospitalité plus riche et plus abondante, aucun ne vous la donnerait de meilleur cœur. La maison est à vous. Si vous avez faim, mangez ; si vous avez soif, buvez ; si vous êtes fatigué, reposez-vous. Ce me sera une bonne fortune de vous garder longtemps. Je suis le comte de Charnailles ; j’ai fait la guerre en bon soldat sous le feu roi Henri IV de glorieuse mémoire. Voici Mlle de Souvigny, ma parente.

– Ah ! Mlle de Souvigny ! murmura l’inconnu qui la considéra plus attentivement.

– Et mon petit-fils, le comte Armand-Louis de la Guerche, un gentilhomme qui portera les armes comme son père, mort au service du roi.

M. de Charnailles leva son verre et le vida jusqu’à la dernière goutte.

L’étranger l’avait imité, mais ne répondait pas.

– Si un motif que j’ignore ne vous permet pas de nous révéler votre nom, poursuivit le châtelain, je n’en veux pas moins inscrire votre visite au château de la Grande-Fortelle parmi les jours heureux de ma vie.

L’étranger se leva, et d’un air hautain :

– Cacher mon nom, et pourquoi ? dit-il ; il est de ceux qu’on peut avouer sans crainte, et je n’en sais pas qui puissent le surpasser en bonne renommée et en éclat ! Je m’appelle Godefroy Henri, comte de Pappenheim.

M. de Charnailles s’inclina.

– De cette fameuse maison où la dignité de grand maréchal de l’empire d’Allemagne est héréditaire ? s’écria-t-il.

– Ah ! je vois que vous connaissez les illustres maisons d’Europe ! Le seul représentant des Pappenheim, à présent, c’est moi. Je traverse la France et retourne en Allemagne où la guerre qui s’est rallumée me rappelle.

– Encore la guerre ! s’écria M. de Charnailles.

– Ceux de la religion prétendue réformée lèvent des troupes, engagent des capitaines, fortifient leurs villes et leurs châteaux, rassemblent des armes, et tout cela comme s’il s’agissait de résister aux invasions des Turcs. Les princes révoltés, les princes protestants veulent renverser le trône de mon gracieux maître l’empereur Ferdinand ! Avec l’aide de Dieu et de la sainte Vierge, nous disperserons leurs armées, nous saperons leurs villes fortes, nous tuerons leurs capitaines et nous agrandirons nos domaines aux dépens de ces mécréants !

– Je suis huguenot ! dit M. de Charnailles tranquillement.

Une violente émotion se peignit sur le visage du comte de Pappenheim, et l’on vit apparaître sur son front, à l’angle interne des sourcils, deux glaives en croix, dont les lames pourpres tranchaient sur la pâleur mate de la peau. Cependant, sa bouche allait s’ouvrir pour lancer une menace ou un défi, lorsque son regard rencontra celui d’Adrienne. Soudain un sourire plissa ses lèvres.

– Vous êtes mon hôte, monsieur le comte, un jour Dieu jugera entre nous, dit-il.

Les deux glaives écarlates qui prolongeaient leurs pointes sur son front s’effacèrent lentement. Étonnés, les yeux de Mlle de Souvigny interrogèrent silencieusement le comte de Pappenheim. Un mouvement d’orgueil enfla ses narines :

– Ah ! oui ! reprit-il, vous avez vu ces deux épées qui croisent leurs lames rouges sur mon front ? c’est le signe de ma race, le signe des Pappenheim ! Dieu a voulu imprimer sur notre front la marque ineffaçable de notre dignité. En Allemagne, quand un soldat voit passer les fils de notre maison, un regard lui dit qui nous sommes. Alors il tremble et se lève.

– Personne ne tremble ici, monsieur le comte ! Celui qui vous parle a vu des connétables, et l’épée des connétables de France vaut celle des maréchaux de l’empire d’Allemagne ; mais si nous ne tremblons pas, chacun de nous vous dira par ma bouche : « Restez, la maison est à vous ; partez, les portes sont ouvertes ! »

Malgré son arrogance, le comte de Pappenheim inclina la tête devant la dignité majestueuse de M. de Charnailles.

Une heure après un page débouclait le ceinturon de l’étranger dans l’appartement d’honneur où le châtelain lui-même l’avait conduit.

– À quelle heure, demain, monsieur le comte, veut-il que j’ordonne à ses gens de préparer les chevaux ? dit le page.

– As-tu vu cette jeune personne qui était assise à table auprès de M. de Charnailles, et qui, le soir, a chanté si doucement en s’accompagnant au luth ? lui demanda tranquillement le comte de Pappenheim.

– Oui.

– Eh bien ! nous resterons.

L’exclamation que M. de Pappenheim avait laissé échapper au nom de Mlle de Souvigny n’avait pas été perdue pour M. de la Guerche. Le lendemain, il profita d’un instant où il était seul avec le comte allemand dans la salle des armes pour essayer d’avoir le sens de cette exclamation.

– Quand M. le comte de Charnailles vous a présenté hier Mlle de Souvigny, lui dit-il, il m’a semblé que ce nom ne frappait pas votre oreille pour la première fois ; me serais-je trompé ?

– Point.

– Ah !

– Voilà une belle arme, poursuivit le jeune étranger, qui jouissait de l’embarras d’Armand-Louis, et qui, d’une main curieuse, venait d’enlever une dague à une panoplie voisine.

– Très belle, répliqua M. de la Guerche sans regarder rien. Peut-on vous demander où vous avez entendu parler de ma cousine, et par qui ?

– Sans contredit, je ne fais mystère de rien, vous le savez.

Et retournant la dague entre ses doigts :

– J’ai rarement vu travail plus beau, ajouta-t-il, c’est une dague de Milan ?

– Me permettez-vous de vous l’offrir comme un souvenir de votre passage dans ce château ?

– Merci, je n’accepte jamais rien ; j’achète ou je prends, répondit M. de Pappenheim, qui repoussa l’arme dans son fourreau.

Il fit quelques pas dans la galerie, plus hautain qu’un empereur.

M. de la Guerche le suivait des yeux, tout plein d’une sourde irritation ; mais le comte de Pappenheim était chez M. de Charnailles.

La patience rentrait dans les devoirs de l’hospitalité.

– À propos, reprit tout à coup le comte Henri, ne me demandiez-vous pas tout à l’heure en quel lieu et dans quelles circonstances j’avais entendu parler de Mlle de Souvigny ?

– Oui ; mais s’il ne vous plaît pas de parler…

– Eh ! vous savez bien le contraire ! J’ai longtemps voyagé, monsieur. Plus tard, quand vous aurez âge de soldat, peut-être verrez-vous beaucoup de pays : je doute que vous en parcouriez davantage. Or je me suis promené en Suède : c’est un royaume lointain et curieux, un peu livré aux glaces et aux ours. Cependant il s’y rencontre des gentilshommes. L’un d’eux, qui m’a accueilli, s’appelait M. de Pardaillan.

– Ah ! fit Armand-Louis.

– Pardieu ! vous le connaissez peut-être : c’est un Français, un huguenot comme vous.

– Il est un peu de nos parents, mais je ne l’ai jamais vu.

– Tant pis ! Il a dans ses caves les meilleurs vins de France que j’aie jamais bus. C’est M. de Pardaillan qui m’a parlé de Mlle de Souvigny. Il m’assura qu’il l’attendait depuis quatorze ans.

– Douze, monsieur.

– Douze si vous voulez. Il m’apprit, en outre, que votre cousine avait une grande fortune en Suède ; or c’est une adorable personne, et je comprends qu’on la retienne en France.

Le rouge de la colère monta au visage d’Armand-Louis.

– Monsieur le comte !… s’écria-t-il.

– Qu’est-ce ? répliqua l’Allemand d’un air railleur ; Mlle de Souvigny ne serait-elle point riche, ainsi que me l’a conté M. de Pardaillan ? N’est-elle point dans ce château, où j’ai quelque souvenance de l’avoir saluée hier ?

M. de la Guerche se mordit les lèvres jusqu’au sang.

– Puisque je n’ai rien dit qui ne soit vrai, ne nous fâchons pas, monsieur, croyez-moi, ajouta l’étranger.

Et reportant ses yeux sur les murs de la galerie :

– Vous avez là une belle collection d’engins de bataille, reprit-il froidement.

« Certainement, pensait Armand-Louis, j’aurai quelque jour l’agrément de tenir ce Pappenheim au bout de mon épée. »

Quand l’heure sonna de se présenter chez M. de Charnailles et Mlle de Souvigny, le comte Henri Godefroy changea subitement de manière et de langage.

Le railleur impertinent fit place au gentilhomme de grande maison. Il fut galant sans affectation et montra qu’il avait voyagé avec fruit. L’italien, l’espagnol ne lui étaient pas moins familiers que l’allemand et le français. Il connaissait, pour avoir été dans leur intimité, presque tous les souverains de l’Europe ; Mlle de Souvigny paraissait l’écouter avec intérêt. Le comte Henri Godefroy mêlait habilement les anecdotes aux récits de ses lointaines pérégrinations. Il était peu d’événements considérables de l’histoire contemporaine sur lesquels il n’eût des renseignements curieux, peu d’hommes importants, capitaines ou ministres, auprès desquels il n’eût vécu. Il en faisait des portraits qui les mettaient en lumière. On devinait bien vite qu’il avait vu les cours et les champs de bataille, et que son intelligence avait largement profité de ces nombreux voyages.

« Ah ! je suis perdu ! pensa Armand-Louis ; que suis-je auprès d’un pareil homme ? »

Lui qui n’avait jamais haï personne, pas même son ennemi Renaud, le ligueur, il exécrait le comte de Pappenheim.

Le gentilhomme allemand était resté un jour à la Grande-Fortelle, il en resta deux, il en resta trois. Chaque matin, il apparaissait comme un astre, vêtu d’habits toujours nouveaux, des étoffes les plus belles, les velours, le brocart d’or et d’argent, le satin, et, parmi ces ajustements de grand prix, des flots de guipure et de dentelles si fines et d’un si merveilleux travail, qu’on n’en voyait pas de pareilles aux plus fières châtelaines de la province. Armand-Louis, qui détestait de plus en plus le comte Godefroy, s’étonnait que les valises d’un voyageur pussent contenir de si magnifiques vêtements et en si grand nombre.

Quelle piteuse mine ne faisait-il pas avec son pourpoint de drap usé et son manteau de grossière étoffe, auprès de ce grand seigneur, éblouissant, plus brillant qu’une châsse et tout couvert de broderies ! Ce qui augmentait son trouble, et donnait un aliment plus vif à son animadversion, c’était que quelque chose qu’il avait sur lui, une belle arme, des éperons, un ceinturon d’acier, rappelait toujours l’homme de guerre, et ne permettait pas de penser que ce beau jeune homme fût un dameret comme on en voit dans les antichambres des princes.

On avait dit à M. de la Guerche, peut-être l’avait-il lu dans un roman de chevalerie, que les femmes se prennent par les yeux, et cela redoublait son tourment.

Un matin, l’entretien tomba sur l’escrime. On était en ce moment dans la galerie des armes où, en temps de pluie, le vieux seigneur de Charnailles aimait à se promener, comme un soldat blanchi sous le harnais aime à se retrouver au milieu des compagnons de ses jeunes années.

– Vous avisez-vous quelquefois de manier ces joujoux ? dit le comte Godefroy en regardant Armand-Louis.

Sans répondre, celui-ci sauta sur une rapière, et tombant en garde :

– S’il vous plaît de vous en assurer, dit-il, voyez !

M. de Pappenheim prit à la muraille une arme de même taille, en fit ployer la lame, en examina la pointe et le tranchant émoussés.

– Un duel à armes courtoises, j’y consens, répondit-il.

Armand-Louis reprit :

– D’autres épées sont là, aiguës comme des aiguilles, mieux affilées que des couteaux de chasse ; s’il vous convient d’en user, reprit-il, ne vous gênez pas.

Il avait oublié M. de Charnailles, qui se leva.

– Eh ! monsieur de la Guerche, s’écria le châtelain, vous venez de provoquer notre hôte, ce me semble ?

– Oh ! monsieur le comte, ne craignez rien ! répliqua le gentilhomme allemand : du premier duel de M. de la Guerche je ne veux pas faire le dernier !

Une seconde après, le fer croisait le fer. Malgré sa jactance, M. de Pappenheim reconnut dès la première passe qu’il n’avait pas affaire à un adversaire de force médiocre. Deux fois même il faillit être touché. Il fronça le sourcil, et on vit se dessiner en rouge, sur son front pâle, les deux glaives en croix. Alors il se ramassa sur lui-même, serra son jeu, en déploya toutes les ressources savantes, et tout à coup, évitant une attaque avec l’agilité d’une panthère, il fit tomber sa rapière de tout son poids sur le bras d’Armand-Louis.

L’épée de M. de la Guerche échappa de ses mains et roula sur le parquet.

– Pardonnez-moi, dit alors M. de Pappenheim, je craignais de vous fatiguer.

Vaincu, et devant Adrienne, Armand-Louis aurait désiré que la terre s’entrouvrît sous ses pieds ; mais déjà il étendait la main vers la muraille, lorsque M. de Charnailles fit un signe :

– Assez ! dit-il.

Le regard du comte Godefroy croisa le regard d’Armand-Louis ; quelle arrogance orgueilleuse dans l’un, quel désir de vengeance dans l’autre ! Mais déjà M. de Pappenheim se baissait, et ramassant l’épée que la main engourdie de son antagoniste n’avait pas su retenir, il la lui présenta avec toute la grâce d’un raffiné.

– Vous savez tout ce qu’on apprend aux écoles, dit-il ; il vous manque ce qu’on apprend sur les champs de bataille.

– M. le comte de la Guerche, son père, le savait ; Armand-Louis le saura, dit fièrement M. de Charnailles.

– Je le désire et je l’espère, répondit le comte allemand en mesurant de l’œil le cousin de Mlle de Souvigny.

Armand-Louis sortit à pas lents de la galerie. Les battements de son cœur l’étouffaient. Quand il fut dehors, deux larmes tombèrent de ses yeux.

– Comme il la regardait, comme il souriait ! murmura-t-il. Ah ! j’aurai ma revanche quelque jour !

Un pas léger, qui criait sur le sable d’une avenue, le fit tressaillir. Adrienne était devant lui.

– Va, je le hais autant que tu le détestes ! dit-elle.

C’était la première fois que Mlle de Souvigny tutoyait Armand-Louis. L’âme du vaincu se fondit, il prit entre ses mains les petites mains d’Adrienne, et les pressant sur ses lèvres :

– Non, je ne pleure plus ! s’écria-t-il ; et, puisque tu m’aimes, je serai digne de toi !

Mais le cœur d’Armand-Louis était en proie à trop d’agitation pour qu’il pût rester en place. Il savait que Renaud chassait en compagnie de Carquefou ; il le rejoignit au milieu des bruyères.

– Eh ! parpaillot, viens-tu te confesser ? lui cria Renaud du plus loin qu’il le vit.

– Presque, répondit Armand-Louis.

– Alors, j’écoute, poursuivit Carquefou, qui avait de ces familiarités et s’étendit sans façon sur l’herbe.

M. de la Guerche ne cacha rien à son ami de ce qui s’était passé depuis quelques jours au château de la Grande-Fortelle. Renaud s’épanouissait d’aise.

– Et tu dis que l’étranger auquel vous offrez l’hospitalité est fort insolent ? demanda-t-il.

– Insolent comme un reître.

– Et qu’il regarde Mlle de Souvigny ?

– Si ses yeux étaient des tisons, elle serait en flammes !

– Et qu’il a une suite nombreuse ?

– Vingt sacripants, tant écuyers qu’hommes d’armes ou laquais.

– Bravo ! s’écria M. de Chaufontaine qui se frottait les mains.

– Comment ! voilà quelles consolations tu m’offres ? Je te raconte mes chagrins, et tu t’en réjouis !

– Eh oui, morbleu ! Ne l’as-tu pas compris ? Ce qui manquait à notre bonheur, nous l’avons. Ce M. de Pappenheim, ce comte Godefroy, comme tu l’appelles, c’est une aventure à cheval, une aventure armée de pied en cap qui nous arrive bel et bien ! J’en bénis les saints : sainte Estocade surtout, et saint Hercule-coupe-tête, mon patron !

Armand-Louis regarda son ami avec étonnement.

– N’y prends pas garde, poursuivit Renaud : sainte Estocade et saint Hercule-coupe-tête sont des élus que j’ai inventés ces temps derniers pour mes besoins particuliers. Je les invoque du matin au soir : les autres habitants du paradis sont trop pacifiques pour moi.

– À Dieu ne plaise que je contrarie tes dévotions ! Mais en quoi, s’il te plaît, saint Hercule-coupe-tête, ton patron, et sainte Estocade elle-même peuvent-ils me venir en aide ?

Renaud passa son bras sous celui de M. de la Guerche.

– J’ai toujours remarqué, ajouta-t-il, que ton esprit manquait de logique. Il y a l’enchaînement des choses auquel tu ne prends pas garde. Tu dormais à la Grande-Fortelle et tout y dormait, le bonheur poussant au sommeil ; un homme arrive un soir d’orage ; ce n’est qu’un homme, et cependant voilà que tout s’éveille ; on se querelle, on se jalouse, on se déteste, on se bat même ; bref, on s’amuse. Il y a toujours de ces accidents dans la vie. Le diable les a inventés pour en couper la monotonie. Mais quand un voyageur a la mine de celui dont tu m’as fait le portrait, les accidents se compliquent. Comprends-moi bien : riche, étranger, insolent et accompagné d’une bande de coquins tout prêts à dégainer au premier signal, M. de Pappenheim ne voudra pas quitter la Grande-Fortelle sans emporter un souvenir.

– Quel souvenir ?

– Eh ! parbleu ! Mlle de Souvigny !

– Que dis-tu là ?

– La vérité ; n’est-il pas amoureux ?

– Hélas !

– Alors, c’est clair ; il mettra tout en œuvre pour t’enlever ta cousine.

– Enlever Adrienne ?

– Eh ! oui, puisqu’il l’aime et qu’il te hait ! Son plaisir d’abord et ton chagrin ensuite, c’est tout bénéfice. Et voilà où l’aventure commence.

– Va-t’en au diable avec ton aventure !

– J’irai volontiers, si ça m’amuse, mais je veux d’abord que ton Allemand me montre le chemin. Je ne suis pas comme Carquefou, moi, je suis logique.

En entendant prononcer son nom, Carquefou, qui était couché sur le ventre, se souleva paresseusement sur les deux coudes, planta sa tête entre ses mains et soupira.

– Je vois où tend cette logique, monsieur le marquis, dit-il ; vous flairez une aventure comme un bon limier la piste d’un cerf ; vous vous mêlerez de choses qui ne vous regardent point, vous les embrouillerez à plaisir, vous m’y embrouillerez avec vous, et voilà les trente bandits de M. le comte Godefroy à nos trousses… j’en ai la moelle des os figée ! Trente bandits, et de l’Allemagne encore !

– Qui t’oblige à me suivre ? reste au logis !

– Que je reste seul ! vous tenez donc à ce que je périsse d’effroi ?… Non, non, monsieur le marquis, je me traînerai sur vos pas, je serai votre ombre, et où iront vos bottes, que sainte Estocade confonde, j’irai !

– Prends garde, il y aura peut-être des coups !

– Eh bien ! monsieur, nous partagerons ; j’ai toujours eu la main généreuse.

Carquefou soupira de nouveau, s’assit sur une souche et, tirant de son bissac une croûte de pain et un râble de lièvre, il se mit à manger d’un air triste.

Armand-Louis venait de poser la main sur l’épaule de Renaud.

– Sérieusement, dit-il, d’un air inquiet, es-tu bien convaincu de ce que tu me dis ?

– Sérieusement, répondit Renaud, qui changea de ton ; j’ai vu passer l’autre jour à la brune ton homme à cheval dans une lande. Je ne savais pas alors d’où il venait et où il allait : une longue plume écarlate pendait de son feutre gris sur sa cotte de peau de buffle, une grande épée à fourreau de fer battait ses éperons, le soleil couchant l’enveloppait de ses rayons ; il avait le poing sur la cuisse, la mine hautaine. Vingt hommes silencieux galopaient derrière lui. Il m’a regardé en passant ; méfie-toi d’un homme qui a ces yeux-là.

– Merci ! dit Armand-Louis qui serra la main de Renaud.

– Maintenant, je suis là ; à l’heure du péril, si le péril vient, où tu seras, je serai.

– Quand je le disais !… murmura Carquefou épouvanté. Et encore, si c’était demain, on n’aurait pas le temps d’avoir peur ! mais non !… il faudra patienter et trépasser d’effroi vingt fois de suite avant de mourir d’un coup de dague !

– Un dernier mot, reprit Renaud d’une voix grave qui ne lui était pas habituelle, ne perds pas de vue l’hôte que la pluie t’a envoyé ; sache exactement ce qu’il fait, aie les yeux ouverts, les oreilles tendues, veille partout, veille toujours. Il est de la race des milans, une heure d’oubli, et il aura disparu comme l’oiseau de proie. Prends garde alors que Mlle de Souvigny ne soit perdue pour toi.

La nuit était venue lorsque Armand-Louis, tout ému encore des paroles de Renaud, aperçut les tours de la Grande-Fortelle ; il était tard, une lumière brillait derrière la fenêtre du comte de Pappenheim. Tandis que M. de la Guerche regardait cette lumière, il lui sembla qu’on marchait non loin de lui sous un couvert de futaies dont les derniers arbres ombrageaient les douves du château. Un mouvement instinctif le fit se jeter derrière le tronc énorme d’un chêne, et il vit passer deux ombres devant lui. Un clair rayon de lune, qui glissait à travers les branches, lui fit reconnaître dans l’un de ces deux muets fantômes l’écuyer particulier du comte ; l’autre était tout enveloppé d’un épais manteau. Seulement on voyait sur ses talons briller la pointe d’une formidable rapière. Bientôt les deux figures silencieuses disparurent ensemble derrière un massif d’arbres.

Armand-Louis n’était pas armé, il n’hésita pas cependant à se jeter sur leurs traces ; mais l’écuyer et l’homme à la rapière marchaient fort vite. Il les aperçut l’espace d’une seconde sur les bords du fossé. Un son aigu, comme celui qu’on tirerait d’un sifflet, fendit l’air ; une porte basse, cachée au pied d’un vieux mur presque à demi ruiné, s’ouvrit ; un homme parut portant une torche, et les deux ombres s’effacèrent dans l’ouverture flamboyante qui presque aussitôt s’éteignit.

« C’est singulier ! pensa M. de la Guerche, Renaud aurait-il eu le don de prophétie ? »

Et il resta en vedette à l’abri d’un buisson.

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