VI Conversations à huis clos

Voici ce qui se passait en ce moment dans la chambre de M. de Pappenheim :

Le comte allemand se promenait seul de long en large. Parfois il s’arrêtait devant la fenêtre et jetait un regard sur la campagne endormie ; parfois aussi ses yeux se portaient sur une pendule de marqueterie qui sonnait les heures dans un coin ; bientôt après il s’approchait d’un escalier tournant dont la vis s’ouvrait dans une pièce voisine, et prêtait l’oreille attentivement.

Armand-Louis ne connaissait pas à son visage cette expression de résolution froide et d’impatience fiévreuse que M. de Pappenheim avait en ce moment. Sa marche n’était jamais ni plus lente ni plus rapide ; quelquefois seulement sa main froissait la garde de son épée ou tordait la longue moustache qui ombrageait sa lèvre supérieure. Un son vague tout à coup troubla le silence de la chambre. Le comte s’arrêta et regarda du côté de la fenêtre.

– Une chouette dont l’aile a effleuré la vitre ! murmura-t-il, est-ce un mauvais présage ?

Il fronça légèrement les sourcils et ses yeux consultèrent la pendule.

– Dix heures ! reprit-il ; ils devraient être ici. Cet Armand-Louis qu’on n’a pas vu à souper les aurait-il aperçus ?… Bah ! mon écuyer se promène et rencontre un camarade, qu’est-ce ?

En ce moment, la portière qui séparait la chambre de M. de Pappenheim de la pièce où s’ouvrait l’escalier noir, s’écarta et deux hommes parurent devant le comte. C’étaient bien ceux qu’Armand-Louis avait entrevus se glissant sous les futaies.

– Enfin ! dit M. de Pappenheim.

– Voici le capitaine Jacobus, dit l’écuyer.

L’homme qui l’accompagnait laissa tomber son manteau, et le comte Godefroy enveloppa du regard un grand gaillard, large des épaules et vigoureux, dont la mine hardie était rehaussée par de flamboyantes moustaches. Sa main gantée s’appuyait sur le lourd pommeau d’une épée à fourreau de cuir fauve. Une dague était passée dans son ceinturon. M. de Pappenheim parut satisfait de l’examen.

– Tu sais ce que j’attends de toi ? dit-il alors.

– À peu près, répond le capitaine.

– Il s’agit d’une expédition prochaine ; peut-être faudra-t-il enlever une fille, forcer une porte, escalader un mur ; peut-être un étourdi se trouvera-t-il à portée de ton bras ; es-tu prêt ?

– Je le suis toujours.

– D’ailleurs, la chose, pour un homme de guerre, n’a pas plus d’importance que le pillage d’un verger pour un écolier… Un quart d’heure et deux pouces de fer suffiront.

Le capitaine Jacobus campa son poing sur sa hanche, et frisant sa moustache :

– Si la chose a si mince importance, pourquoi le comte de Pappenheim ne la tente-t-il pas en personne ? reprit-il. On ne dérange pas un capitaine pour faire œuvre d’écolier.

– Tu interroges ?… Sache donc qu’il ne plaît pas au maréchal héréditaire de l’empire d’Allemagne de commettre son épée contre quelques valets de ferme commandés par un enfant. Si par aventure un danger se faisait voir, alors j’interviendrai.

– Bon ! vous laissez la besogne aux gens du capitaine, et vous prenez la fille… je comprends !

– Est-ce à dire que tu refuses ?

– Eh ! monsieur le comte, j’ai fait la guerre en Transylvanie avec Bethléem Gabor, en Allemagne avec le comte de Mansfeld, en Pologne avec le roi Sigismond, en Italie avec Piccolomini ; j’en ai vu bien d’autres ! Quand on crie, je n’entends pas ; quand on pleure, je suis aveugle ; quand on résiste, je frappe !

– Bien cela !

– D’ailleurs, j’agis pour le compte d’un magnifique seigneur ; il est du Tyrol, je suis de la Bohême. Qui commande paye, qui paye a le droit d’être obéi.

Le comte sourit, et s’asseyant :

– Je crois, dit-il, que nous finirons par nous entendre.

– C’est une question de chiffres, monseigneur.

– Tu auras cent écus d’or.

Le capitaine s’inclina.

– La main et l’épée sont à vous ! dit-il.

– Combien as-tu d’hommes ?

– Trente aux environs ; s’il le faut, j’en aurai cent ; vingt-quatre heures me suffiront pour les rassembler.

– C’est inutile. Que ta bande reste cachée dans les bois trois jours encore ; mon écuyer t’avertira du moment où il faudra agir ; alors, viens.

– Je viendrai.

M. de Pappenheim réfléchit une minute, les yeux sur le capitaine.

– Il faut tout prévoir, dit-il, on t’a vu causer deux ou trois fois déjà avec mon digne écuyer ; peut-être même, si bien prises que soient vos précautions, un œil indiscret vous a-t-il aperçus au moment où vous traversiez les vieux fossés du château ; il ne convient pas d’éveiller les soupçons… Maître Hans ne te verra plus.

– Qui m’instruira de l’heure où je devrai agir ?

– Un signal. N’y a-t-il pas dans les environs un endroit d’où le regard d’un batteur d’estrade puisse aisément découvrir le château et cette fenêtre ?

– Il y a la butte aux Corbeaux.

– Bon. Tous les jours, à la neuvième heure, ne manque pas de t’y promener à cheval.

– À cheval et à neuf heures, bien.

– Si tu aperçois une lumière, c’est que quelque incident m’oblige à retarder d’un jour ou deux l’exécution de mon projet.

– Bien, et s’il y en a deux ?

– C’est qu’alors j’y renonce.

– Ah ! diable ! Et les cent écus d’or ?… mes hommes ont un appétit formidable et une soif qui m’épouvante.

– Somme promise, somme donnée ; tu auras les cent écus.

– Vous parlez comme le feu roi Salomon, cet empereur des sages.

– Si tu vois trois lumières, donne double pinte à tes hommes et double ration à tes chevaux ; ce sera pour le lendemain. Est-ce convenu ?

– C’est dit.

– Ah ! un mot encore ! je n’aime pas à ébrécher les épées inutilement. Si on fuit, point de coups ; si on se rend, point de flammes !

Le capitaine fit la moue.

– Vous gâtez le métier, monsieur le comte ; en Moravie, nous brûlions les couvents ; dans le Palatinat, les villages ; en Hongrie, les châteaux ; cela réchauffe et égaye le soldat.

– C’est mon caprice d’épargner tout… une fois par hasard, que t’importe ?

– Pour vous, monseigneur, je ferai taire mes scrupules… On ne brûlera rien.

– Et puis, qui sait ? il y a ici un certain gentilhomme vif comme un jeune coq… il a des serviteurs, des amis… s’il tire l’épée, la bataille sera peut-être rude.

– Tant mieux alors !… on pillera !

– Je te charge d’occuper le château et d’en désarmer la garnison ; mes gens escorteront la demoiselle.

– Après que nous l’aurons enlevée ?

– Certainement. Ne faut-il pas que nous protégions l’innocence ?

– Et ensuite ?

– Ensuite, capitaine Jacobus, tu auras permission de boire et de manger tes cent écus d’or. Il faut bien que les hommes de guerre se réjouissent honnêtement.

– Sans doute, et c’est plaisir de vous entendre parler. À présent, n’oublions pas les pauvres morts.

– Que veux-tu dire ?

– Je demande dix écus pour chacun d’eux ; il y a les veuves et les orphelins, monsieur le comte, les veuves surtout qui geignent et vont criant misère… cela m’attendrit !… Et puis un homme mort, c’est un soldat de moins dans ma compagnie.

– Tu auras dix écus par trépassé.

– Monsieur le comte, à ce prix, la compagnie tout entière, sauf moi, est à vous.

M. de Pappenheim salua de la main son interlocuteur, et le capitaine Jacobus se retirait, précédé de l’écuyer qui portait un flambeau, lorsque le rappelant :

– Vous êtes entrés tous deux, je crois, par l’escalier de la courtine, dit le comte, sortez par la porte du guet ; excès de prudence ne nuit pas.

Peu d’instants après, le capitaine Jacobus et l’écuyer avaient disparu dans la spirale sombre de l’escalier à vis.

Cependant, Armand-Louis attendait toujours, et rien ne se montrait au pied du mur en ruine. Mais il lui semblait que deux ombres noires passaient et repassaient incessamment derrière la fenêtre lumineuse du comte. Tout à coup la lumière disparut ; un soupir souleva la poitrine de M. de la Guerche. Il compta mentalement le nombre des marches qui séparaient l’appartement de M. de Pappenheim des bords de la douve à demi comblée, où à toute minute il croyait voir surgir les deux ombres ; après qu’il eut fini il recommença. Rien ne parut.

Sur le flanc de la tour, la fenêtre de M. de Pappenheim, tout à l’heure brillante, était noire.

– C’est étrange ! murmura Armand-Louis.

Il allait sortir de sa cachette lorsqu’il lui sembla distinguer, dans l’épaisseur des futaies, le bruit d’une branche sèche écrasée sous le pied d’un passant ; habitué à vivre dans les bois, sous la clarté mobile des étoiles, ses sens percevaient tous les sons, et tous lui étaient familiers. Il tendit l’oreille ; le même bruit se fit entendre, mais plus loin.

« Ah ! pensa-t-il, les coquins sont sortis par la porte du guet ! »

Armand-Louis partit comme un daim à travers bois ; sa course rapide devait le conduire à l’extrémité du sentier que suivaient les promeneurs nocturnes ; il touchait à la lisière des futaies, lorsque le galop d’un cheval retentit soudain dans la nuit et presque aussitôt un homme passa près de lui, sombre et léger comme un esprit des ténèbres. Le jeune gentilhomme le cherchait encore que déjà il ne le voyait plus. Mais si fugitif qu’eût été cet instant, il lui avait suffi pour reconnaître le mystérieux compagnon de l’écuyer.

Armand-Louis tendit son bras dans la direction que suivait le sombre cavalier.

– Va, cours, précipite ta fuite ! dit-il, si profondément que tu te caches, j’aurai ton secret !

Et d’un pas ferme, il rentra à la Grande-Fortelle.

Le lendemain, Armand-Louis se hâta de chercher M. de Chaufontaine.

– Tu avais raison, dit-il.

Et il lui raconta brièvement ce qui s’était passé la veille.

– Tenons conseil, répondit Renaud, voici que l’aventure que j’appelais de tous mes vœux montre le bout de l’oreille. Ne la laissons pas échapper ! L’ami Carquefou est admis à donner son avis.

Carquefou gémit profondément.

– Je sens une odeur de bois vert, dit-il. Je demande à être enfermé dans un endroit écarté où nul bâton n’ait permission de se montrer.

– Carquefou, mon bon, reprit Renaud, tu connais l’écuyer de messire Pappenheim. Ton concours en cette occurrence nous est précieux. Si tu t’obstinais à nous le refuser, je serais contraint de te le demander avec l’aide d’une branche que je couperai à ton intention sur le tronc de ce jeune bouleau.

– J’entends. Si donc nous devons courir au-devant du danger, courons vite.

– Carquefou, mon ami, tu es un ange.

– Oui, monsieur le marquis, un ange trop maigre. Cet écuyer dont vous me parlez, je le connais, il est porteur d’une grande rapière qui me donne de petits tremblements nerveux quand je la vois. Je me suis attiré les bonnes grâces du maître en lui indiquant un cabaret où l’on boit d’un petit vin d’Anjou qu’il estime fort.

– Honnête écuyer ! Se rend-il quelquefois à ce petit cabaret dont tu lui as dévotement montré le chemin ?

– Quelquefois ? Ne lui faites pas injure ! il y va chaque jour, et deux fois par jour. Le matin, pour rafraîchir ses idées engourdies par le sommeil ; le soir, pour les maintenir en belle humeur.

– Tu pourrais donc nous embusquer, si besoin était, dans le voisinage de ce petit vin d’Anjou pour lequel ton ami l’écuyer a des tendresses de cœur ?

– Messieurs, je n’aurai garde d’y manquer. Le vin dont j’ai goûté appartient à la mère Frisotte, une commère à l’œil encore vif. J’ai quelque temps soupiré pour elle. Le cabaret est tapi dans l’ombre, au détour d’un chemin creux et à l’angle d’un bois. L’heure est prochaine où maître Hans va causer avec les brocs de la mère Frisotte. S’il vous plaît de me suivre, suivez-moi. Je sais des coins sombres où l’on peut attendre en rêvant. Quand Sa Seigneurie sortira, je réclame la permission de l’interroger le premier, pour me venger de la peur qu’il m’a faite maintes fois en fourbissant sa rapière à mon côté.

– Accordé, répondit Renaud.

Carquefou s’était levé. M. de la Guerche l’imita et l’on se mit en marche. Une heure après, Armand-Louis et Renaud atteignaient le cabaret de la mère Frisotte. Une voix chantait dans l’intérieur.

– Le coquin ! dit Carquefou, il ne m’a pas attendu !

Les deux amis se consultèrent du regard.

– Si, au lieu de nous morfondre à l’attendre ici, nous entrions ? dit Armand-Louis.

– Entrons, répondit Renaud.

– Messieurs, en vertu de nos conventions, je marche le premier, dit Carquefou, et s’il me tue, priez pour moi.

Sur la porte du cabaret, Carquefou trouva la mère Frisotte, une brune avenante et rondelette, qui souriait. Il l’embrassa gaillardement sur les deux joues.

– Ma princesse, dit-il, voici deux jeunes seigneurs qui ont une affaire d’importance à traiter avec maître Hans. Si tu entends un peu de bruit, ne t’inquiète pas, on payera les pots.

– Le jeune marquis de Chaufontaine ! le brave comte de la Guerche ! passez, messieurs, je suis sourde et muette ! répondit la cabaretière.

Carquefou se planta de côté, et caressant son menton d’une main complaisante, il regarda les deux amis d’un air qui semblait dire : « Voilà comment cela se joue ! »

Presque aussitôt il poussa la porte du cabinet où maître Hans, plongé dans la contemplation d’une cruche de grès, méditait sur la supériorité du vin d’Anjou comparé à la bière d’Allemagne. En ce moment, maître Hans méprisait l’orge et le houblon. Carquefou lui frappa sur l’épaule lestement.

– Causons, mon brave, dit-il.

Et soulevant le verre de maître Hans, il le vida d’un trait.

Cependant Armand-Louis et Renaud s’asseyaient aux deux côtés de la table ; l’un posait devant lui une paire de pistolets, l’autre une dague luisante et nue.

Maître Hans devint blême.

– Que veut dire ceci ? s’écria-t-il.

– Hélas ! cela veut dire que ces messieurs ont grand soin de votre santé, magnifique seigneur ! répondit Carquefou, et ils estiment que vous traitez cette précieuse santé avec une négligence qui leur inspire de vives inquiétudes… Ainsi, par exemple, vous vous promenez le soir dans les bois avec des gens de mauvaise mine.

– Moi ! balbutia maître Hans.

– Vous, honnête écuyer. Or l’air est malsain le soir ; de plus, vous entrez dans le château du gentilhomme que voilà par l’escalier de la courtine et en sortez par la porte du guet ; la route est mal tenue, le pied glisse, on y attrape des entorses.

– C’est une méprise, mon ami ; à cette heure avancée de la nuit, j’ai pour coutume de dormir après avoir fait ma prière.

– On vous a reconnu, maître Hans, à telle enseigne que vous portiez un bonnet fourré en peau de renard, le même que voilà sur la table.

La main du pauvre écuyer chercha à faire disparaître sous le banc le malencontreux bonnet.

– Il est trop tard, poursuivit Carquefou ; mais afin de vous éviter quelque chute épouvantable, ces messieurs désirent savoir quel est le personnage qui vous traîne à de si lugubres pèlerinages, et dans quel but vous grimpez avec lui chez M. de Pappenheim.

L’âme de maître Hans était dans une grande perplexité. Si d’un côté il avait sous les yeux une paire de pistolets d’aspect farouche et une dague qui lançait des éclairs sinistres, il savait, d’autre part, que son gracieux maître n’avait pas l’humeur tendre à l’endroit des indiscrets ; le comte Godefroy était homme à fendre la tête à quiconque ouvrait la bouche ; c’était même le plus sûr moyen qu’il eût trouvé, disait-il, pour apprendre à ses serviteurs les mérites du silence. Maître Hans frissonna, mais au milieu de son épouvante une idée lui traversa le cerveau : ne pouvait-on pas commencer par faire montre d’un courage sans pareil, quitte à capituler après si la bravoure ne produisait aucun effet ?

– Et s’il me plaît de me taire, s’écria maître Hans qui mit la main sur la garde de sa rapière de l’air d’un Titan, connaissez-vous ici quelqu’un qui soit de taille à me faire parler ?

– Carquefou ! cria Renaud.

– Monsieur le marquis.

– As-tu un bout de corde dans ta poche ?

– Toujours.

Carquefou étala sur la table deux aunes de bonne corde de chanvre, mince, ronde et bien solide.

– C’est tout neuf, ajouta-t-il.

Maître Hans essaya de tirer sa rapière hors du fourreau, mais la rapière résista à ce dernier effort de sa vaillance aux abois.

– Finissons ! dit Renaud qui lui saisit le bras ; regarde cette corde : si dans trois minutes tu n’as pas commencé ta confession, on te la passera autour du cou, et si dans cinq minutes tu ne l’as pas terminée, je serrerai cette corde si bien et si fort, que tu n’auras plus occasion de boire du petit vin d’Anjou.

– Et si tu parles, cette bourse est à toi ! continua M. de la Guerche en jetant sur la table une honnête petite bourse de soie qui rendit un son clair.

Maître Hans regarda tristement du côté de la cruche : Carquefou la vidait à petits coups ; l’écuyer soupira et porta ses yeux sur la bourse : l’or brillait entre les mailles de soie.

– Une minute ! dit Renaud.

– Ah ! seigneur Dieu ! murmura maître Hans, qui pensait à M. de Pappenheim.

Son regard timide interrogea la fenêtre, elle était fermée ; il tourna les yeux vers la porte, elle était close, et la mère Frisotte chantait dans la pièce voisine.

– Deux minutes ! répéta Armand-Louis.

– Jésus, Marie ! si mon maître apprend quelque chose, je suis un homme mort ! s’écria l’écuyer, qui porta la main à son front, où il croyait sentir le froid de l’acier.

– Tu auras vingt pistoles et le droit d’aller te faire pendre ailleurs, ajouta Renaud.

Maître Hans essaya de se relever et retomba sur son escabeau.

– Trois minutes ! cria Carquefou.

Il saisit la corde et l’enroula autour d’une poutre qui faisait saillie sur le plafond.

– Messieurs, je parlerai ! murmura maître Hans éperdu.

– Brave homme ! je savais bien que tu finirais par te rendre à la force de nos raisonnements ! reprit Carquefou qui s’appliqua néanmoins à faire un nœud coulant.

Maître Hans, saisi de vertige à la vue de cette corde et de ce nœud qui se balançaient à la hauteur de son cou, prit la parole subitement et ne la quitta qu’après avoir tout raconté, sa visite au capitaine Jacobus, leur entrevue avec le comte Pappenheim, les résolutions arrêtées pendant le conseil nocturne qui les avait réunis, et enfin sa sortie prudente du château ; lancé dans la voie des aveux et aiguillonné par la terreur, il n’omit rien.

– Ah ! le capitaine Jacobus ?… dit Armand-Louis ; n’est-ce point ce grand drôle à moustaches rousses qui demeure à l’auberge des « Trois-Pintes », sur la route de Guéret, et où une douzaine de sacripants qu’il appelle des soldats rôdent autour de lui ? Ne dit-il pas qu’il les conduit à l’armée que monsieur le cardinal réunit contre les Espagnols ?

– Oui, d’honnêtes soldats qui entendent la messe tous les dimanches.

– Et qui volent tous les jours.

– Monsieur, il ne faut jamais croire que la moitié de ce qu’on raconte.

– Nous parlerons au capitaine Jacobus, dit Renaud. Tu dis donc qu’il a planté sa tente à l’auberge des « Trois-Pintes » ?

– Depuis une semaine à peu près ; sa troupe était fatiguée.

– N’a-t-il pas, comme toi, quelque bonne habitude dont on puisse user pour le mettre à l’abri des tentations ?

– Oh ! le capitaine ne boit guère !

– C’est un vice, murmura Carquefou.

– Mais il a le cœur tendre, et tous les soirs, quand il n’est pas en affaires, il dirige sa course vers une petite maison dont la porte rouge s’ouvre à une demi-lieue de l’auberge. Là roucoule une colombe…

– Je la connais ! dit Carquefou ; c’est une autre mère Frisotte, une mère Frisotte blonde, qui s’appelle Euphrasie.

– Le capitaine Jacobus en est énamouré, reprit maître Hans, il ne dormirait pas tranquille s’il ne l’avait pas vue.

– Alors il est à nous ! dit Renaud.

Armand-Louis se leva :

– Maître Hans, reprit-il, vous voilà libre ; mais si le comte de Pappenheim sait un mot, un seul mot de notre entretien, aussi vrai que je suis un la Guerche, je vous fais sauter la cervelle avec la balle de ce pistolet.

– Eh ! monsieur, ce ne serait pas la peine ; s’il se doutait seulement de ce que j’ai dit, mon maître m’étranglerait.

L’écuyer fit un effort et parvint à se mettre sur ses jambes.

– À présent, mes bons messieurs, ajouta-t-il, m’est-il permis de regagner mon logis ?

– Va, si tu veux suivre un conseil, ne t’aventure plus du côté de l’auberge des « Trois-Pintes ».

M. de Chaufontaine n’avait pas achevé de parler que déjà maître Hans ouvrait la porte et se glissait dehors.

– Au capitaine Jacobus à présent, dit Armand-Louis.

Un gémissement s’échappa de la poitrine de Carquefou.

– Vous plaît-il donc aussi que nous courions à la mort ? dit-il en s’adressant au marquis.

– Je crois même que nous avons perdu un peu de temps, répondit Renaud.

– Je vous prends à témoin que je n’ai plus une goutte de sang dans les veines, repartit Carquefou. Maintenant, suivez-moi : je connais un chemin de traverse qui mène en droite ligne à la maison rouge de madame Euphrasie.

La nuit était tout à fait noire quand les trois compagnons parvinrent devant une maison dont toutes les fenêtres étaient closes. Carquefou appliqua son oreille contre les fentes d’un volet par lesquelles filtrait un rayon de lumière.

– On chuchote et on rit, dit-il à voix basse.

Cela fait, il appuya son œil contre un petit trou qui permettait de voir ce qui se passait dans l’intérieur.

– La nappe est mise, reprit-il ; le loup est dans la bergerie.

La route que le capitaine Jacobus avait suivie pour arriver de l’auberge des « Trois-Pintes » à la maison rouge passait entre deux bordures de chênes épais ; Carquefou y conduisit les deux amis et s’assit sur l’herbe, les jambes dans un fossé.

– Si le capitaine est à cheval, il nous échappera, dit Armand-Louis.

– Je connais madame Euphrasie, répondit Carquefou, c’est une personne emmitouflée et discrète ; ses coiffes blanches sont toujours pudiquement baissées… le galop d’un cheval la trahirait ; le capitaine est venu à pied.

– Cet imbécile a réponse à tout, s’écria Renaud.

– Hélas ! monsieur le marquis, on est bête, mais on regarde ! Maintenant, laissez-moi recommander mon âme à Dieu… La rapière du capitaine est moins longue peut-être que celle de maître Hans, mais le bras qui la tient est plus solide ; il y aura des trous dans ma peau avant qu’il soit une heure… pauvre chère peau !

Quelques nuages blancs et cotonneux passaient devant la lune ; mais la clarté pâle qu’elle versait sur la route permettait de voir au loin. Les arbres dormaient ; aucun vent, aucun bruit. Une chouette chanta dans la nuit.

– Si nous nous en allions ? dit Carquefou.

– Le vin est tiré, il faut le boire, répliqua Renaud.

– Eh ! messieurs, chacun sait que je ne bois pas !

– Hypocrite ! murmura Armand-Louis.

La porte rouge de la maison isolée s’ouvrit, et un jet de lumière en sortit, inondant la route tout à coup. Deux ombres dessinaient leur silhouette noire dans cet encadrement de feu ; l’une d’elles jeta un regard autour de la maison, et ramena les pans d’un manteau autour de ses épaules, en ayant grand soin de laisser le bras droit libre. Puis la porte se referma, la lumière s’éteignit, et tout s’effaça dans la nuit.

Presque aussitôt on entendit les pas d’un homme sur le chemin.

– Le voilà, murmura Carquefou.

Le capitaine appuyait vigoureusement le talon de ses bottes et chantait.

– Entendez-vous ? reprit Carquefou : une voix de stentor, un pied d’Hercule… Messieurs, je m’évanouis !

Carquefou se laissa choir, et, rampant sur le sol, il attacha solidement au tronc d’un chêne, sur le côté droit de la route, un bout de corde dont il fixa l’autre extrémité aux souches d’un bouleau, sur la gauche. La corde, celle-là même dont la vue avait si fort épouvanté maître Hans, s’élevait à six pouces de terre ; la ligne blanche qu’elle traçait dans l’ombre se confondait avec la poussière du chemin.

Le capitaine Jacobus venait de s’engager dans le bois ; soit prudence habituelle, soit qu’il eût entendu un léger bruit, il s’arrêta dès les premiers pas, et sonda d’un long regard la profondeur à demi voilée de la route.

– Sainte Estocade, protège-nous ! murmura Renaud.

Sainte Estocade exauça-t-elle le vœu du gentilhomme ou le capitaine n’aperçut-il rien qui confirmât cette alarme subite ? Toujours est-il que de nouveau il allongea le pas. Une ou deux minutes l’amenèrent par le travers de la corde. Carquefou retint son souffle. Le capitaine, qui marchait alors fort vite, se prit la jambe dans la corde et s’abattit sur le chemin.

Une imprécation terrible s’échappa de ses lèvres, mais, avant qu’il eût pu se relever, une main leste avait tiré du fourneau cette rapière dont la pensée attristait Carquefou.

Debout, le capitaine jeta les yeux autour de lui : trois hommes, l’épée nue à la main, lui barraient le passage ; il porta la main à son côté.

– Ne cherchez pas, lui dit Carquefou, j’ai pris soin de vous débarrasser de ce fer trop pointu : rien n’est plus dangereux pour un homme qui tombe.

– Ah ! un guet-apens ! dit le capitaine qui se croisa les bras sur la poitrine.

– Monsieur, une explication seulement, reprit Renaud froidement.

– Et vous vous mettez trois contre un pour la demander ?… Si vous êtes des gentilshommes, je vous plains ; si vous êtes des bandits, que vous faut-il ?

M. de la Guerche s’approcha :

– Il y a dans un château voisin un vieillard, une jeune fille, dix pauvres serviteurs. Un homme, au mépris de l’hospitalité, a conçu le projet d’enlever la jeune fille confiée à la garde du vieillard, et le capitaine Jacobus n’a pas craint de mettre sa troupe au service de cette mauvaise cause ; on lui a promis cent écus d’or pour ce crime, est-ce une œuvre de gentilhomme ?

Le capitaine poussa un cri de rage et, tirant une dague de sa ceinture :

– Tu as oublié que j’avais cette arme encore, meurs donc ! s’écria-t-il.

Et d’un bond de chat-tigre il s’élança sur Armand-Louis ; mais le jeune homme évita son attaque et, glissant sous le bras du capitaine, il le saisit à la gorge avec une telle force et un élan si rapide que, la face bleue et les yeux injectés de sang, son ennemi tomba lourdement par terre.

Sans perdre une seconde, Carquefou lui lia les pieds et les mains.

– Misérables ! s’écria le capitaine qui revenait à lui et se débattait vivement dans la poudre du chemin.

– Monsieur, dit Renaud, il ne faut pas en vouloir à mon ami ; c’est un parpaillot qui a appris toute espèce de ruses dans le commerce des petites gens. Au fond, son idée est pleine de mansuétude, et telle qu’un pieux catholique serait heureux de l’avoir conçue. Il veut vous mettre à l’abri de la tentation en vous procurant une retraite où vous aurez tout loisir de réfléchir aux vanités de ce monde. Ne vous préoccupez donc point des lumières qui peuvent briller à la fenêtre de M. de Pappenheim, M. de la Guerche que voilà se charge de souffler dessus ; je l’y aiderai.

Le capitaine tendit ses muscles à les briser, les cordes ne cédèrent pas.

– Je comprends ce qui excite votre colère, poursuivit Renaud ; mais considérez que si d’un côté vous perdez cent écus d’or, et c’est une somme ronde, de l’autre vous couriez le risque de perdre la vie : il y a compensation.

Le capitaine Jacobus devint calme tout à coup.

– Comment vous appelez-vous, monsieur ? dit-il alors.

– Le marquis Renaud de Chaufontaine.

– Je m’en souviendrai.

– Je l’espère.

Cependant Carquefou venait de tailler quelques fortes branches et de les ajuster en civière. On étendit le capitaine sur ce lit improvisé.

– Où allons-nous à présent ? dit Carquefou.

– Chez moi, répondit Renaud ; je désire que le capitaine Jacobus voie mes traits à la lumière du soleil pour qu’il ne les oublie jamais.

Deux jours après cette expédition, M. de Charnailles apprit à son hôte, le comte Godefroy, qu’il était appelé à passer la journée du lendemain hors de la Grande-Fortelle pour une affaire d’importance.

– Je partirai cette nuit, si vous le permettez ; M. de la Guerche me remplacera, dit-il.

M. de Pappenheim échangea un regard d’intelligence avec maître Hans.

– Ne vous gênez pas, monsieur le comte, bientôt moi-même je vous ferai mes adieux, dit-il.

Peu d’heures après, trois lumières brillaient à la fenêtre du gentilhomme allemand.

« Allons, c’est pour demain ! » pensa Armand-Louis, qui était en sentinelle aux environs.

Depuis que le capitaine Jacobus avait été ramassé sur le chemin de la maison rouge, Carquefou avait pris ses quartiers à la Grande-Fortelle pour être en mesure de prévenir Renaud en temps utile de ce qui se passait chez le huguenot. Il y avait toujours pour les cas pressés un cheval sellé et bridé dans l’écurie.

– Cours ventre à terre, et que Renaud soit ici au point du jour ! dit Armand-Louis.

Carquefou mit le pied à l’étrier, et poussant le cheval de la houssine et de l’éperon :

– Toutes ces émotions abrégeront mes jours ! dit-il.

Share on Twitter Share on Facebook