II La Grande-Fortelle

Depuis un grand nombre d’années déjà, Armand-Louis et Adrienne habitaient, sur les confins de la Marche et du Bourbonnais, un petit castel démantelé par les guerres de religion. Adrienne y était arrivée à une époque où Armand-Louis n’avait guère plus de huit ou dix ans. Mlle de Souvigny n’en avait pas quatre alors. Un vieil écuyer la conduisait. Il y avait déjà quinze jours qu’ils voyageaient de compagnie, l’homme, sur un bon vieux cheval grisonnant, l’enfant, sur une mule fort paresseuse, mais plus maigre encore. On n’allait pas fort vite et l’on s’arrêtait bien avant la nuit, par crainte des malandrins et des coupeurs de bourses. L’écuyer avait été fort aise de rencontrer le château de la Guerche en son chemin, son intention étant de demander conseil à M. de Charnailles, grand-père et tuteur d’Armand-Louis, lequel était un seigneur plein de sagesse et d’expérience.

Mlle de Souvigny était orpheline, et on ne lui savait d’autre protecteur qu’un certain marquis de Pardaillan, qui était son oncle et qui résidait en Suède, où l’on assurait que le vicomte de Souvigny, père d’Adrienne, était mort, laissant une grande fortune. Après un repos de huit jours sous le toit de M. de Charnailles, et force conversations, le vieil écuyer parla tristement de continuer le voyage. On boucla donc les valises et on donna double ration aux chevaux. Adrienne pleura beaucoup à la pensée de quitter un pays où l’on croquait de si belles pommes dans un si beau jardin, et d’abandonner un ami qui façonnait de si beaux jouets avec son couteau. Le soir elle s’endormit, le visage tout baigné de larmes, dans les bras de son petit cousin ; c’était ainsi qu’elle appelait Armand-Louis, M. de Charnailles et feu M. de Souvigny étant un peu parents.

Le grand-père, ému, regarda l’écuyer qui soupirait.

– Si nous leur donnions encore vingt-quatre heures ? dit-il.

– Le voyage est bien long !

– C’est pour cela : un jour de plus, un jour de moins, qu’est-ce ?

L’écuyer regarda l’enfant qui pleurait encore tout en dormant, et céda.

Le lendemain Adrienne ne manqua pas de se coucher dans les bras de son petit ami, comme si elle eût conscience du doux empire qu’avait son sommeil. M. de Charnailles l’embrassa tendrement sur le front.

– Est-ce pour demain ? dit-il en regardant l’écuyer.

L’écuyer essuya le coin de ses yeux.

– Il le faut ! répondit-il ; la Suède est si loin !

– Qu’importe alors ? Vous n’avez pas promis, j’imagine, que vous arriveriez le 1er octobre à midi, ou le 15 novembre à huit heures ?

– Non certes !

– Alors partez un autre jour.

– Soit ! dit l’écuyer, qui frissonnait à la seule pensée des longues étapes qu’il avait à fournir.

Adrienne fit encore le lendemain ce qu’elle avait fait la veille, elle eut même cette inspiration, en dormant, de jeter ses bras autour du cou d’Armand-Louis. Le pauvre écuyer n’avait pas le cœur assez dur pour séparer une orpheline du seul être qui lui témoignât de l’affection ; à cette époque, d’ailleurs, les voyages étaient fort dangereux, fort incertains : on ne pouvait s’entourer de trop de précautions pour les entreprendre.

Le cheval gris boitait d’une jambe pour le moins ; la mule n’engraissait guère, bien qu’elle employât toutes les heures et toutes ses dents à manger l’avoine et le foin de M. de Charnailles, en honnête bête qui se méfie de l’avenir. On ne sait guère ce que la Suède réservait à l’orpheline ; une halte ne pouvait en rien compromettre ses intérêts. Il fut résolu que l’on resterait encore une semaine au château, après quoi l’on partirait. Le vent eut le bon esprit de souffler bientôt après ; la pluie ne voulut pas être en reste et tomba comme si le bon Dieu l’eût chargée d’inonder la province.

– On ne part pas pour la Suède en temps d’orage, dit le grand-père : attendez jusqu’à la fin du mois.

– J’attendrai, dit le bon écuyer qui chauffait ses vieilles jambes dans la cheminée.

Adrienne lui sauta au cou. La neige succéda à la pluie, les chemins se trouvèrent défoncés ; on n’avait jamais entendu parler de voyageurs quittant le coin du feu pour courir les grandes routes au cœur de l’hiver ; Mlle de Souvigny pouvait s’enrhumer.

– Restons, puisque la Providence le veut, reprit l’honnête écuyer.

Quand vint la saison nouvelle, M. de Charnailles fit observer à son hôte que des bandes de malfaiteurs battaient le pays et qu’il n’était pas prudent d’exposer une personne qui lui était confiée à tous les dangers d’une lointaine expédition. Il fallait attendre que les gens du roi eussent pendu les coquins qui mettaient la contrée au pillage. Certainement alors il serait le premier à brider les chevaux et à donner le signal du départ.

– Vous parlez comme un sage, répliqua l’écuyer, qu’Adrienne regardait de ses yeux les plus caressants.

Ce signal promis, M. de Charnailles se garda bien de le donner. Il était, à tout prendre, le parent de Mlle de Souvigny, il avait donc le droit de veiller sur elle, de la protéger ; elle lui paraissait d’une santé délicate, il fallait lui donner le temps de se fortifier pour supporter le rude climat de la Suède : n’était-elle pas bien dans le château de la Guerche, aimée, choyée, entourée de ces mille tendresses que les vieillards prodiguent aux enfants dans lesquels ils se sentent renaître ? Certes elle n’avait pas le luxe que donne la fortune, un carrosse à sa porte, dix laquais dans son antichambre, des dentelles sur sa robe ! mais elle avait la joie, la santé, le bon air, la belle humeur, et la sagesse enseigne que ce sont des biens dont il faut savoir se contenter. En outre, Adrienne ne quittait plus Armand-Louis, Armand-Louis était son premier mot, Armand-Louis était le dernier : cela attendrissait l’écuyer.

Le temps et M. de Charnailles firent si bien, qu’après avoir dû monter à cheval tous les matins pour gagner à travers l’Allemagne les bords de la mer Baltique, Mlle de Souvigny était encore dans la Marche six ans après. Un soir, l’écuyer qui, par occasions, disait encore : « Nous partirons demain », s’endormit pour ne plus se réveiller.

Au moment de trépasser, il fit approcher Adrienne qui pleurait, et l’embrassant :

– Vous direz à M. de Pardaillan, murmura-t-il, que ce n’est pas ma faute.

Puis se tournant vers M. de Charnailles :

– Je vous la recommande… aimez-la comme votre enfant, dit-il.

Ce furent ses dernières paroles, Mlle de Souvigny déclara qu’elle ne s’en irait plus, et voilà comment une orpheline qui devait rester seulement huit jours au château de la Grande-Fortelle, y demeura jusqu’à quinze ans.

Ce castel de la Grande-Fortelle était un bâtiment délabré, moitié château fort, moitié ferme, dont les murailles chancelantes occupaient le sommet d’un monticule à l’entrée d’un vallon semé d’étangs et de bois. Deux méchantes tours couronnées de créneaux lui donnaient de loin une apparence féodale que démentaient promptement les fossés à demi comblés, les étables adossées contre les remparts, les granges assises sur des débris de voûtes. Une métairie occupait l’emplacement du donjon. Telle quelle cependant, la Grande-Fortelle, dont on ne voyait que des vestiges, aurait encore pu soutenir l’attaque d’une bande de partisans, et bien défendue par une garnison d’hommes déterminés, la repousser.

On n’y voyait, en 162., que M. de Charnailles, son petit-fils Armand-Louis, Mlle de Souvigny, et une douzaine de serviteurs, valets de ferme, palefreniers et laquais. Ce n’était pas un corps d’armée à inspirer de grandes craintes aux maraudeurs qui erraient par troupes dans la campagne, mais un tel respect entourait le châtelain, qu’au premier son de la cloche d’alarme on aurait vu accourir tous les paysans et tous les hobereaux du voisinage, ceux-là armés de fourches, et ceux-ci d’arquebuses qu’on n’avait point déchargées depuis M. de Mayenne.

Armand-Louis était l’unique rejeton d’une fille bien-aimée dont le mari, M. le comte de la Guerche, était mort au service du roi sans laisser de fortune. Veuve à un âge où quelques-unes de ses compagnes n’étaient point encore mariées, la comtesse s’était réfugiée auprès de son père, M. de Charnailles ; la tristesse l’avait bientôt fait disparaître, comme se dessèche et meurt un jeune épi brûlé par le soleil.

Toute l’affection du vieux châtelain s’était reportée sur le seul héritier de deux maisons qui avaient eu leurs jours de prospérité et d’éclat, mais que les coups de l’adversité renversaient l’une sur l’autre sans leur rien faire perdre de leur fierté.

M. de Charnailles n’avait que de maigres revenus, et quelques pauvres débris d’une splendeur effacée par les discordes civiles, mais il employa toutes ses ressources à donner au jeune Armand-Louis la plus brillante éducation militaire. Il voulut qu’un gentilhomme qui entrait dans la vie avec le poids des deux écussons des la Guerche et des Charnailles à porter, sût tout ce que savaient à cette époque les plus habiles et les plus experts. Lui-même était un homme de savoir, ami des bons livres autant que de l’épée. Il façonna donc à son image l’âme de l’orphelin qui lui était confié, et lui enseigna, plus encore par son exemple que par ses leçons, que tous les biens de la terre ne sont rien en comparaison de l’honneur.

– Si tu peux, à l’heure de la mort, répéter le mot héroïque de François Ier : « Tout est perdu fors l’honneur ! » lui disait-il souvent, que Dieu te bénisse, mon fils, tu n’auras rien perdu.

À seize ans, Armand-Louis supportait toutes les fatigues sans faiblir ; une course de vingt lieues, à toute vitesse, à cheval, par des chemins affreux, n’était rien pour ce corps de fer ; à pied, il franchissait des distances qui eussent épuisé la patience d’un homme de forces communes ; si la lassitude se faisait sentir après une rude journée de chasse, il s’étendait sur la bruyère, soupait d’une croûte de pain et d’un verre d’eau, et dormait les poings fermés. Au matin, il était frais et dispos comme un oiseau surpris sur une branche par l’aurore. Il regardait en face les plus graves périls, se jetait sans pâlir dans les rivières les plus furieuses, disparaissait hardiment dans les chaumières en flammes, et n’avait point encore rencontré de bête enragée ou de bandit en armes capables de le faire reculer.

M. de Charnailles souriait d’aise en passant sa main ridée sur ce jeune front.

Un matin il surprit son fils tout en sang. Armand-Louis s’était trouvé dans un hameau au moment où une bête endiablée s’était ruée sur les troupeaux qui rentraient du pacage ; armé d’une fourche, il n’avait pas craint de l’attaquer ; l’animal s’était rué sur lui, mais le brave enfant, tout déchiré par les ongles de la bête, n’avait lâché prise qu’après l’avoir tuée. Vainqueur, il tomba lui-même sur le corps palpitant de sa victime.

– Si Dieu te prête vie, tu seras un homme, lui dit le châtelain.

Les armes ne manquaient pas dans la Grande-Fortelle ; on n’avait qu’à choisir le long des murs de la grande salle : c’était un arsenal. Quant aux professeurs, il en passait chaque mois sur la route : officiers de fortune, soldats licenciés, reîtres regagnant leur patrie lointaine, aventuriers qui n’avaient que la cape et l’épée, n’hésitaient pas à demander l’hospitalité à la tombée de la nuit, et en retour du gîte qui leur était offert de bon cœur, ils enseignaient volontiers ce qu’ils savaient dans le maniement des armes. Le soir, devant une large cheminée où flambaient des tronçons de chênes, ils faisaient des récits de guerre et apprenaient à leur hôte comment un homme de cœur se tire des plus mauvais pas. Pas un étranger qui ne fût frappé de la bonne mine d’Armand-Louis, pas un gentilhomme qui ne fût charmé de sa politesse. Son air franc et résolu prévenait en sa faveur ; ce qu’on voyait après ne démentait pas cette première et bonne impression : c’était l’âme d’un héros dans le cœur d’un adolescent.

M. de Charnailles avait vu les grandes guerres du temps de Henri IV, il avait combattu contre la Ligue et M. de Guise ; il ne manquait pas, comme aiment à le faire les vieillards, d’en raconter les lointains épisodes, et cette histoire glorieuse d’un roi conquérant son trône, l’épée au poing, remplissait d’enthousiasme l’âme fière d’Armand-Louis. Il brûlait de se trouver, lui aussi, mêlé à ces bandes vaillantes qui font triompher le bon droit, et ce fut à cette fin de se bien préparer au métier des armes qu’il enrégimenta plus tard les petits huguenots du pays pour les mener en guerre contre les catholiques commandés par Renaud de Chaufontaine, son voisin.

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