III Premiers soupirs

Donc étudiant un jour, guerroyant le lendemain, Armand-Louis avait atteint cet âge où le cœur bat plus vite, où une fleur qui s’échappe d’un corsage et qu’on ramasse en rougissant paraît le plus précieux de tous les trésors, où le visage pâlit tout à coup parce qu’on entend la voix d’une jeune fille. On sait qu’Armand-Louis avait regardé Mlle de Souvigny et l’avait trouvée belle ; jusqu’alors il savait seulement qu’elle était bonne. Quand il l’eut vue, il n’osa presque plus la regarder, si ce n’est à la dérobée. Il faisait collection de tous les objets qu’elle perdait, et les serrait dans un coffret dont il portait toujours la clé sur lui. Sa voix tremblait quand il lui parlait. Quand elle appuyait sa tête sur l’épaule du pauvre adolescent, il avait des battements de cœur qui l’étouffaient. Que devint-il quand il entendit Renaud de Chaufontaine s’extasier un matin sur la beauté d’Adrienne qui, en ce moment, traversait d’un pied leste un méchant petit pont jeté sur une rivière ?

– Eh ! eh ! ajouta le catholique en riant, la voilà bientôt bonne à marier !

– Qui ? s’écria Armand-Louis éperdu.

– Eh ! parbleu ! Mlle de Souvigny !

– Adrienne ?

– Oui, Adrienne.

Armand-Louis écumait de colère. Il saisit au vol le prétexte qui lui était offert de chercher querelle à son compagnon.

– Çà ! reprit-il, depuis quand, monsieur le marquis, vous permettez-vous d’appeler Mlle de Souvigny par son nom de baptême ?

– La belle affaire, puisque je le sais !

– C’est déjà trop de le savoir. Mlle de Souvigny n’est Adrienne que pour deux personnes, M. de Charnailles et moi.

– Bon, l’habitude est prise, elle le sera pour un troisième, qui est son voisin s’il n’est pas son parent.

– Apprenez que je ne le souffrirai pas !

– Me gêner pour une parpaillote, allons donc !…

La dernière syllabe expirait dans la gorge de son ami que déjà Armand-Louis attaquait Renaud. La lutte fut longue, opiniâtre, furieuse, interrompue seulement par les exclamations de M. de Chaufontaine. Cependant, brisés, moulus, exténués, ils demeuraient en face l’un de l’autre sans pouvoir se vaincre, Renaud toujours railleur, Armand-Louis exaspéré, mais tous deux hors d’haleine.

– Marier Mlle de Souvigny !… la belle idée ! reprit celui-ci. Connaissez-vous, monsieur le marquis, quelqu’un dans ce pays qui aurait la prétention de l’épouser ?

– Eh ! morbleu ! je connais vingt gentilshommes à qui cette pensée a pu venir ! répliqua M. de Chaufontaine qui souriait.

– Vingt est un chiffre, ce n’est pas un nom !

– Un nom ? eh bien ! d’abord il y a moi.

– Toi !

Le combat recommença, plus long, plus obstiné, plus ardent, bras contre bras, poitrine contre poitrine. Armand-Louis ne pliait pas, Renaud ne reculait guère ; les coups pleuvaient. L’un était pâle comme un mort, l’autre rouge comme le feu.

– Voyez-vous, le gourmand ? s’écriait le marquis toujours prompt à l’épigramme ; parce qu’il a une cousine jolie à croquer !… attrape ça, hérétique du diable !… il ne veut pas qu’on la regarde !… On a des yeux, vilain parpaillot, tu n’auras pas la demoiselle et tu auras les coups. Tiens, calviniste maudit, en voilà deux pour commencer ! Mets-la dans une boîte à coton, ton Adrienne, ça n’empêchera pas quelque bon gentilhomme de ma connaissance de la convertir… gibier d’enfer !

Chaque mot de ce petit discours où les invectives se mêlaient aux louanges produisait sur les nerfs et sur les muscles d’Armand-Louis l’effet d’un coup d’éperon sur un cheval emporté. Il sentait les flots de la haine envahir son cœur. Pour la première fois il éprouvait une envie sérieuse de tuer Renaud.

Les deux athlètes épuisés tombèrent sur l’herbe, Armand-Louis presque assommé, Renaud presque rompu.

– Finissons-en, dit celui-ci brusquement : demain je t’attendrai dans le val au Moulin à la tête de mes amis ; rassemble les tiens, ce sera une bataille comme celle que les Grecs livraient aux Troyens. Je tiens Mlle de Souvigny pour aussi belle que la belle Hélène.

– Faisons mieux : arme-toi d’une cotte de mailles, prends une épée, une hache, un poignard ; j’endosserai une cuirasse, et tel que deux paladins, fer contre fer, demain nous nous exterminerons.

– Soit ! et si je te tue, comme j’en ai l’espoir, je ferai dire vingt messes pour le repos de ton âme… il n’en faudra pas moins pour te tirer de la chaudière !

Le lendemain, les deux chevaliers, armés de pied en cap, sous deux épais manteaux, dague au flanc, casque en tête, se rencontrèrent au petit jour dans la partie la plus déserte du val au Moulin.

– Fais ta prière et confesse-toi, dit Renaud.

– Recommande ton âme à Dieu, répondit Armand-Louis.

Ils se mirent en garde et le fer froissa le fer. Leur force était égale, leur adresse la même. Renaud raillait toujours et accompagnait chacun de ses coups d’une menace ou d’un avertissement. Armand-Louis combattait avec une fureur muette. Bientôt quelques gouttes de sang rougirent leur armure çà et là. Tout à coup, M. de la Guerche porta à son antagoniste un coup si furieux d’estoc que M. de Chaufontaine en eût été traversé si l’arme ne se fût brisée en éclats. Renaud chancelant répondit à cette attaque par un coup de hache désespéré qui frappa en plein le casque du huguenot. Armand-Louis ouvrit les bras, ferma les yeux et tomba lourdement.

– Ah ! mon Dieu ! je l’ai tué ! s’écria Renaud consterné.

Il jeta loin de lui la hache maudite, remplit son casque d’eau et en inonda le visage pâle de son ami. Armand-Louis ne remua pas. Renaud s’agenouilla auprès de lui ; il pleurait.

– Se peut-il que je l’aie frappé !… lui, mon vieux compagnon !… mon meilleur ami ! disait-il tout en arrachant pièce à pièce l’armure du blessé ; exécrable batailleur que je suis, je n’ai donc pas d’entrailles !… Si vraiment il expire, je ne m’en consolerai jamais !… Ah ! mon pauvre Armand-Louis, réponds-moi, parle-moi !… Je suis un animal féroce, c’est vrai ; mais je ne suis pas méchant !… J’aurais volontiers perdu la vie pour sauver ton âme… Que veux-tu que je devienne sans toi ?… Avec qui me disputerai-je ?… Contre qui me battrai-je ?… Veux-tu que je m’assomme ou que je m’étrangle ?… Ordonne, j’obéirai… Te plaît-il que je me fasse moine ?… J’irai faire pénitence au fond d’un cloître jusqu’à la fin de mes jours.

Armand-Louis poussa un profond soupir.

– Sainte Vierge ! il rend l’âme ! s’écria Renaud.

Et les mains jointes, il se mit à sangloter.

– Épouseras-tu toujours Mlle de Souvigny ? murmura Armand-Louis qui ouvrait les yeux.

– Moi, épouser Adrienne ?… non, mille fois non !… Qu’elle soit jolie, charmante, bonne et faite à ravir, que m’importe ? je ne la regarderai plus et, si tu le désires, personne même ne l’épousera jamais, j’en fais le serment !… Et que diable veux-tu que je fasse d’une huguenote, moi qui suis bon catholique ?… As-tu seulement réfléchi à cela, étourdi ?… Donc reviens à la vie et promptement, sinon je me passe l’épée que voici au travers du corps.

Renaud tira son épée du fourreau, et tel qu’autrefois Pyrame sur le corps de Thisbé, il en appuya la pointe sur sa poitrine.

– Eh ! là ! là ! ne te hâte pas de mourir ! reprit M. de la Guerche, je crois que j’en reviendrai !

Et, s’aidant d’une main, il souleva son corps à demi. Renaud lui sauta au cou.

– Je crois que le tranchant de ta hache a porté à faux, poursuivit Armand-Louis ; un instant, j’ai cru que j’étais mort.

– Jour de Dieu ! s’écria Renaud, si jamais je tire l’épée contre un la Guerche, et remarque bien que tu es le dernier du nom, je consens à devenir un abominable parpaillot comme toi !

Il ramena son ami un peu lentement à la Grande-Fortelle ; ils avaient une triste figure l’un et l’autre. Quand Mlle de Souvigny aperçut Armand-Louis, elle pâlit et courut à lui.

– Qu’avez-vous ?… que vous est-il arrivé ? s’écria-t-elle.

Armand-Louis baissa les yeux et avoua qu’il avait failli perdre la vie dans un combat singulier contre M. de Chaufontaine.

– Vous battre encore, et pourquoi ? reprit-elle.

– Parce qu’il vous appelait Adrienne et qu’il assurait que vous étiez en âge d’être bientôt mariée !

Mlle de Souvigny rougit un peu.

– Et que vous fait cela ? ajouta-t-elle.

– Je ne sais pas.

– Ah ! fit Adrienne.

Si la terre s’était entrouverte devant Armand-Louis, il s’y serait précipité tête baissée. Il n’avait pas eu peur devant une hache avide de sang ; le regard d’une petite fille blonde le faisait trembler.

Armand-Louis évita de rencontrer Adrienne jusqu’à la fin du jour. Pendant le dîner il fut silencieux et n’osa lever les yeux sur sa cousine. Il se retira de bonne heure, et le sommeil ne venant pas, il prit un volume dans la bibliothèque de M. de Charnailles, au rayon des romans de chevalerie.

« Renaud assure que c’est fort amusant », pensa-t-il.

C’était l’histoire de Tristan et de la belle Yseult. Bientôt la poitrine d’Armand-Louis se gonfla, son cœur se mit à battre, les pages succédaient aux pages ; tout à coup il ferma le livre :

– Ah ! mon Dieu, je l’aime ! s’écria-t-il.

Le mot qu’il venait de dire fit tressaillir Armand-Louis ; tout effaré, il cacha sa tête entre ses mains, craignant que le son de sa voix n’arrivât jusqu’à Mlle de Souvigny. Le livre ouvert était auprès de lui ; mais qu’avait-il besoin d’y lire à présent ? La nuit s’écoula sans qu’il pût fermer les yeux, dans une longue suite de rêves que le souvenir et le nom d’Adrienne remplissaient. Mais ce secret qu’il venait de découvrir, sa conscience lui faisait un devoir de ne pas le garder. Dès les premières lueurs du jour il descendit au jardin et attendit Mlle de Souvigny, tout ému, palpitant, mais heureux ; il trouvait les couleurs du ciel plus brillantes, le parfum des fleurs plus enivrant, le souffle de la brise plus caressant et plus doux. Bientôt il entendit le pas léger d’Adrienne ; il s’arma de courage, et alla au-devant d’elle.

– Chère cousine, lui dit-il, vous m’avez demandé hier pourquoi la proposition de M. de Chaufontaine m’avait indigné, et je vous ai répondu que je ne le savais pas.

– C’est vrai.

– Je le sais à présent.

– Ah !

– Un hasard m’a fait lire dans mon cœur ; peut-être l’aveu que je vais vous faire excitera-t-il votre courroux… disposez de moi alors : quoi que vous ordonniez, j’obéirai !

Un léger coloris parut sur le front charmant d’Adrienne ; elle cueillit des fleurs d’une main tremblante, et, sans regarder Armand-Louis, elle se mit à les réunir en bouquet.

– Si j’ai voulu tuer M. de Chaufontaine, c’est que je vous aime, poursuivit Armand-Louis tout pâle et tout tremblant. Ma vie était à vous et je l’ignorais ; à présent quelque chose me dit que jusqu’à mon dernier soupir je vous aimerai… Hélas ! je n’y pensais pas, parce que je vivais près de vous, dans l’air que vous respirez… Maintenant que je sais que d’autres peuvent aussi vous voir, vous aimer, rechercher votre main, à présent que je puis vous perdre, une terreur folle s’est emparée de moi. Un mot de M. de Chaufontaine a fait ce miracle.

– M. de Chaufontaine !… ah ! je le déteste ! dit Adrienne.

– Ne le détestez plus ! il ne vous épousera jamais, lui ! mais un autre, un inconnu ! Ah ! puissé-je ne jamais voir ce jour-là !… Vous savez tout, chère cousine ; ai-je besoin d’ajouter que pour vous mériter il n’est rien que je ne fasse ?

Adrienne leva les yeux : une flamme sincère les remplissait ; elle mit sa main dans celle d’Armand-Louis, et d’une voix émue et tendre :

– Mlle de Souvigny s’appellera un jour la comtesse de la Guerche, dit-elle, ou elle ne sera jamais à personne.

– Dieu du ciel ! s’écria M. de la Guerche.

Il ne put pas continuer : Adrienne venait de s’enfuir, laissant entre ses mains le bouquet qu’elle avait cueilli.

Que la campagne lui parut magnifique ce jour-là ! comme il comprenait le sens mystérieux des choses !… Armand-Louis se sentait transformé. Le cœur d’un homme battait en lui ; il entrait dans la vie par la porte radieuse de l’amour.

À cette époque qui devait laisser une trace si profonde dans sa vie, Mlle de Souvigny traversait sa seizième année.

Ce fut alors qu’on vit Armand-Louis errer autour de la Grande-Fortelle et s’enfoncer dans les bois : mais il n’était plus seul, et quand un soupir de joie soulevait sa poitrine, un sourire lui répondait. Avec quelle assiduité ne suivait-il pas les leçons que lui prodiguait la prévoyance de M. de Charnailles ! Il ne voulait rien ignorer de ce qui pouvait l’aider à faire son chemin dans le monde. Son but, son espérance, c’était Adrienne. Pour l’obtenir, pour la mériter, rien ne lui paraissait impossible. Par quel effort aussi, et avec quelle ardeur ne se rendait-il pas expert dans toutes les choses qui poussent un homme plus avant dans le métier des armes !

Cependant M. de Chaufontaine tenait sa promesse ; si terrible que fût son envie de pourfendre un huguenot, il ne provoquait plus M. de la Guerche. Il ne cessa pas toutefois de l’appeler parpaillot, sa théologie militante n’admettant pas de compromis de ce côté-là ; il est vrai que dans sa bouche ce sobriquet avait un son amical et quelque chose de caressant qui enlevait tout prétexte aux représailles. Le parpaillot se vengea de l’entêtement pieux de Renaud en lui donnant le surnom de ligueur.

– Ligueur ? je m’en vante ! répondit Renaud gaillardement.

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