XXXIV Le conseil des quatre

Le premier mouvement de M. de Chaufontaine, alors qu’il eut reçu la lettre de Mme d’Igomer, fut de courir à son cheval et de sauter en selle pour s’élancer à la poursuite du mystérieux messager, et, s’il ne l’atteignait pas, de battre le Brandebourg, la Poméranie et la Saxe jusqu’à ce qu’il eût découvert les traces de Mlle de Pardaillan ; mais au moment de mettre le pied à l’étrier, il se souvint à propos que la terrible nouvelle concernait M. de la Guerche pour le moins autant que lui.

Mâchant ses moustaches, il poussa du côté de la tente de M. de la Guerche.

Armand-Louis était chez le roi.

– Toujours chez le roi ! murmura Renaud.

Galoper vers le quartier général n’était pas difficile, mais Gustave-Adolphe pouvait avoir envoyé M. de la Guerche en mission dans une autre partie du camp. Le plus simple était d’attendre ; un excès de précaution n’était cependant pas à dédaigner. Renaud expédia Carquefou, ventre à terre, vers la demeure du roi, et Magnus, au grand galop, aux deux portes du camp, avec injonction de ramener M. de la Guerche au plus vite.

– Et si dans une heure il n’est pas ici, je vous massacre ! dit-il les dents serrées.

– Monsieur, dit tranquillement le vieux reître, l’épée qui doit couper Magnus en quatre n’est pas encore forgée.

Tandis que les deux cavaliers poussaient leurs montures dans la direction indiquée par M. de Chaufontaine, celui-ci se promenait de long en large devant la tente de M. de la Guerche. On le voyait tantôt précipiter le pas, et tantôt marcher lentement comme un homme qui médite. Chaque tour était marqué par une imprécation nouvelle. Dans ce moment, Renaud eût donné de grand cœur le roi de Suède, son armée, l’électeur de Brandebourg et l’empereur d’Allemagne, sans compter Luther et Calvin, pour savoir seulement où se trouvait Diane.

Une voix joyeuse qui chantait le tira de sa rêverie. Il reconnut le refrain d’une chanson de guerre que M. de la Guerche fredonnait dans ses heures de gaieté.

– Il chante, le malheureux ! murmura Renaud.

– Parbleu ! je suis bien aise de te rencontrer, dit Armand-Louis qui venait d’apercevoir son ami, nous allons avoir le temps de nous reposer. Le général Banner va remonter le cours de l’Oder avec un corps de troupes et s’assurer des places qui bordent le fleuve ; le général Tott tiendra en échec les bandes démoralisées de Torquato Conti, et le roi ira rendre visite à son beau-père, qui, le matin, proteste de son dévouement à l’empereur, et le soir, de sa fidélité à Gustave-Adolphe.

– Il s’agit bien de l’empereur et du duc de Brandebourg ! s’écria Renaud qui tendit à M. de la Guerche toute ouverte la lettre de la baronne d’Igomer.

Armand-Louis devint blanc.

– Et tu ne parlais pas ! reprit-il, et tu me laisses je ne sais où ! et tu n’es pas à cheval ! et tu tiens l’épée au fourreau ! Il s’agit cependant de Diane et d’Adrienne ! Partons, te dis-je, et partons vite !

– Partir est bientôt dit !

– C’est plus vite fait encore !

– Mais encore faut-il savoir où nous devons aller ! Voilà deux heures que je rumine, entassant l’une sur l’autre des montagnes de projets. Aucun ne me satisfait. Quelque chemin que je prenne, aucun ne me semble le bon. Savons-nous seulement où Mme d’Igomer s’est cachée ?

– Fût-elle au fond de l’enfer, nous la trouverons !

Renaud saisit le bras d’Armand-Louis :

– Avais-je tort quand je te disais que la baronne me faisait peur ? reprit-il. Un régiment à combattre, ce n’est rien ! mais une femme !

Magnus et Carquefou arrivèrent sur ces entrefaites. Aussitôt qu’il aperçut son maître frappant du pied la terre et levant un poing crispé vers le ciel, Carquefou soupira :

– Voici que sainte Estocade se réveille ! murmura-t-il.

Renaud avait eu cent occasions de mettre à l’épreuve le dévouement de Carquefou ; le courage, la résolution, l’adresse de Magnus, sa promptitude à concevoir un plan, son audace à l’exécuter étaient connus de M. de la Guerche ; quelques mots les mirent l’un et l’autre au courant de ce qui se passait.

– À présent, délibérons, ajouta M. de la Guerche.

Le premier cri de Magnus et de Carquefou fut qu’il fallait partir.

– Ce point est acquis à la discussion, répondit Renaud ; la question est de savoir comment nous partirons et où nous irons.

Carquefou déclara qu’il fallait s’adjoindre une bonne escorte de dragons, se bien munir d’armes et d’argent, et rendre visite à toutes les baronnies d’Allemagne.

– Surtout ne nous séparons pas, dit-il en finissant.

Renaud voulait qu’on poussât au grand galop le long des routes voisines, qu’on atteignît le messager, qu’on le rouât de coups et qu’on le pendît à la maîtresse branche d’un chêne s’il ne disait pas où et quand il avait quitté la baronne d’Igomer.

– Le reconnaîtrais-tu seulement ? demanda M. de la Guerche.

– Je ne l’ai pas même regardé, mais il doit avoir la mine d’un sacripant, répondit Renaud.

– Eh ! sang Dieu ! s’écria M. de la Guerche, ce pays est peuplé de coquins ! il faudrait pendre tout le monde !

– Qu’à cela ne tienne !

En toute autre occasion, Carquefou, saisi de terreur, eût passé la main sur son cou, mais en ce moment il ne pensait qu’à Mlle de Souvigny et à Mlle de Pardaillan ; malheureusement son imagination n’était pas à la hauteur de son dévouement ; il avait beau se cogner la tête, il ne trouvait rien. Les minutes s’écoulaient ; Renaud ne pensait qu’à brûler tous les châteaux et à cloîtrer toutes les baronnes ; Armand-Louis, les sourcils froncés, tourmentait la garde de son épée et cherchait quelque résolution désespérée qui lui permît de sauver Adrienne ou de mourir.

Magnus s’était évadé à petit bruit.

– Voilà cependant où mène le repentir, soupira Carquefou, qui regardait sournoisement Renaud ; si vous n’aviez pas voulu faire pénitence, nous n’aurions pas cette méchante affaire sur les bras !

– Ah ! je jure bien de m’endurcir dans le mal, et dût le sacré collège en mourir, j’aimerai jusqu’au bout cette adorable et damnée parpaillote ! s’écria Renaud.

Un homme qu’ils ne connaissaient pas, ni M. de la Guerche, ni Renaud, ni Carquefou, parut alors devant eux. C’était un reître de grande taille, à moustaches rousses, balafré, le teint cuivré, la chevelure en brosse, armé d’une cuirasse et d’un morion d’acier, les jambes emprisonnées dans de longues bottes de cuir fauve, et vêtu d’un pourpoint de velours vert blanchi par l’usage.

– Mes seigneurs, leur dit-il d’une voix forte et d’un accent italien vigoureusement prononcé, m’est avis que vous vous préparez à quelque entreprise hasardeuse où l’expérience et le bras d’un homme de guerre ne sont point inutiles ! Voulez-vous de moi ? Je connais l’Allemagne comme si je l’avais faite, et les capitaines qui se la disputent comme si le diable m’avait prié d’assister à leur baptême. Faut-il rester, je reste, faut-il partir, je pars ; faut-il enlever une dame, j’ai mon cheval ; faut-il délivrer un prisonnier, j’ai mon épée ! Parlez !

– Voilà un gaillard qui me plaît ! dit Renaud.

– Mettez-moi à l’œuvre, nous verrons après, reprit l’inconnu.

– Mais d’abord, votre nom ? dit M. de la Guerche, tandis que Carquefou rôdait autour du reître.

Le reître enleva son casque :

– Magnus pour vous servir ! s’écria-t-il.

Renaud et M. de la Guerche poussèrent un cri ; Carquefou fit un bond.

– Ah ! mes maîtres, reprit Magnus, vous ne savez pas encore quel homme je suis ! un loup quand il le faut, un renard dans l’occasion !

– Mais pourquoi ce déguisement ? demanda M. de la Guerche quand il fut revenu de sa surprise.

– Pourquoi ? pour vous bien prouver que l’œil le plus fin et le plus exercé ne peut pas reconnaître Magnus quand il change de manteau. Or l’heure est proche où nous allons voir du pays… voilà mon costume de voyage. Vous êtes bien résolus, n’est-ce pas, à délivrer Mlle de Pardaillan et Mlle de Souvigny, coûte que coûte ?

– Sans doute, répondirent à la fois Armand-Louis et Renaud.

– Nous partirons donc ce soir ; il est inutile de perdre du temps ; mais chacun de nous tirera de son côté.

– Pourquoi se séparer ? demanda timidement Carquefou.

– Parce que Mme la baronne d’Igomer me paraît une femme avec laquelle on ne saurait user de trop de précautions. La marche de quatre cavaliers lui sera bientôt révélée ; le passage d’un voyageur peut être inaperçu. Séparés, nous divisons la surveillance de l’ennemi, et de plus nous observons quatre routes. Quand on veut traquer une bête fauve, on se divise, et c’est ainsi qu’on arrive plus rapidement à découvrir ses traces. Si nous voulons réussir, il ne faut pas que la baronne se doute que nous sommes à sa poursuite, et, si un incident le lui révèle, elle ne doit pas savoir d’où partiront les coups qui la menacent.

– Magnus a raison, dit M. de la Guerche.

– J’ai toujours raison, poursuivit Magnus. Il nous faut à présent choisir un point central, où le plus favorisé du hasard enverra prévenir les autres de sa découverte. On y laissera un homme sûr…

Carquefou regarda Magnus d’un air doux.

– Non, pas toi, camarade, reprit celui-ci : tu es un poltron trop brave pour que je veuille me priver de tes services. Le premier soldat venu, probe et fidèle, suffira pour cet emploi, qui demande pour toute vertu de l’immobilité. On l’instruira une fois par semaine, le dimanche, par exemple, et à l’aide d’un messager, de l’itinéraire que chacun de nous aura suivi. À la première alerte, nous nous réunissons ; mais si le temps manque, chacun de nous est autorisé à agir à sa guise en prenant conseil des circonstances.

– Autorisé ! s’écria Renaud ; dites qu’il devra mettre flamberge au vent sans crier gare !

– C’est l’opinion de Baliverne ! répondit Magnus.

– Hélas ! c’est celle aussi de Frissonnante ! murmura Carquefou.

L’admiration que Carquefou professait pour Magnus en toutes choses l’avait depuis peu engagé à donner un nom à la rapière qui lui battait les flancs ; et, fidèle à son caractère, il avait fait choix de celui de Frissonnante.

– Ce n’est pas belliqueux, mais c’est vrai, disait-il.

Toutes choses réglées, Armand-Louis et Renaud se levèrent par un mouvement simultané.

– En route à présent ! dirent-ils.

Une heure après, chacun d’eux, bien monté et pourvu d’une somme ronde en or roulée dans les plis d’une ceinture, s’enfonçaient dans la campagne par un chemin différent. Armand-Louis et Renaud partirent au galop ; Magnus marchait au pas ; Carquefou trottait.

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