XXXIII Une rencontre imprévue

On se rappelle que Mlle de Pardaillan et Mlle de Souvigny, attachées à la personne de Sa Majesté la reine Eléonore par le roi Gustave-Adolphe, se rendaient à la cour de Berlin en même temps que l’armée suédoise débarquait sur les côtes de la Poméranie. M. de Pardaillan, qui cédait, malgré ses fatigues, au désir de faire campagne, les avait confiées à un vieil écuyer qui avait blanchi au service de la maison.

Une douzaine de serviteurs armés accompagnaient les deux cousines.

Telle était la confiance qu’inspirait Gustave-Adolphe à quiconque avait vécu à la cour de Suède, que les deux jeunes filles pensaient aux fêtes qui les attendaient à Berlin plus qu’aux batailles que devait livrer l’armée. Il ne leur venait presque pas à l’esprit qu’on pût résister au vainqueur du roi de Pologne ; n’arrivait-il pas en Allemagne bien plus en libérateur qu’en conquérant ? n’avait-il pas pour lui l’électeur de Saxe, Jean-Georges, celui de la Hesse, l’électeur palatin, le duc de Mecklembourg, et tant d’autres princes protestants foulés par la Maison d’Autriche. Et avec ces princes cent villes importantes et des peuples qui n’attendaient qu’une occasion pour s’affranchir du joug impérial ? C’était une marche triomphale que commandait le roi de Suède, et non pas une campagne.

Quelquefois cependant le souvenir de Jean de Werth faisait passer un nuage sur le front d’Adrienne ; elle le savait un vaillant homme de guerre ; ce souvenir avait réveillé celui du comte de Pappenheim, comme le son d’un écho réveille un écho. Le comte et le baron étaient tous deux en Allemagne ; et ces lieutenants terribles des armes impériales avaient pour chefs Tilly et Wallenstein, que personne encore n’avait battus. Il y avait bien de quoi frissonner un peu, mais la juvénile audace de Mlle de Pardaillan dissipait bientôt les inquiétudes d’Adrienne, et les deux cousines poursuivaient leur route gaiement à petites journées.

Un soir, à l’heure où la troupe joyeuse cherchait un gîte dans un gros bourg, un écuyer s’approcha poliment de Diane, et lui demanda si par hasard elle n’était pas Mlle de Pardaillan ; sur sa réponse affirmative, il montra une grande joie.

– Voilà cinq ou six jours que je vous cherche, madame, dit-il ; ma maîtresse, qui a eu l’honneur de vous connaître à la cour de Stockholm, m’a donné l’ordre de vous conduire à son château, ainsi que Mlle de Souvigny.

On voyait le château derrière un rideau d’arbres, sur le penchant d’un coteau ; il avait l’apparence honnête : point de donjon, point de mâchicoulis.

– Mais le nom de cette personne qui a l’amabilité de se souvenir de moi ? dit Mlle de Pardaillan.

– Ma maîtresse ne veut point se nommer avant de vous avoir ouvert ses bras, répondit l’écuyer.

– Eh bien ! allons nous faire embrasser ! s’écria Diane.

Adrienne voulut la retenir. Que savait-on de cette personne mystérieuse qui ne voulait point se nommer ? La prudence permettait-elle de lui rendre visite ? On était en Allemagne, et c’était le pays de Jean de Werth.

– Ah ! tu vois Jean de Werth partout ! dit Diane.

– Certes ! j’ai failli devenir sa femme !

– Eh bien, puisque te voilà fiancée à M. le comte de la Guerche, aie donc plus de courage !

Et, poussant son cheval, Diane suivit l’écuyer.

Comme elle mettait pied à terre, ainsi qu’Adrienne, à la porte du château, une femme parut et lui sauta au cou.

– Ingrate ! vous ne m’aviez point reconnue ? dit la baronne d’Igomer.

Adrienne eut un léger frisson, mais presque aussitôt la blonde Thécla lui tendit la main.

– Et vous, dit-elle, ne m’embrassez-vous pas ?

Ses yeux avaient la couleur du ciel ; un bon sourire entrouvrait ses lèvres roses.

– Dieu ! que je suis heureuse de vous revoir ! reprit-elle, et des larmes parurent dans ses yeux ; voici le seul moment heureux que j’aie goûté depuis longtemps. Ah ! la Suède me portait bonheur !… Le bonheur !… hélas ! je n’y crois plus, et cependant je l’ai connu à Saint-Wast !

Diane et Adrienne avaient suivi la baronne dans une magnifique pièce où resplendissaient les feux de cent bougies.

– Je veux que vous emportiez un bon souvenir de ma bicoque, dit-elle en passant ses deux bras sous la taille de ses compagnes et en les attirant auprès d’une table servie avec recherche ; ce n’est pas ici l’hospitalité de M. de Pardaillan mais une pauvre recluse fait ce qu’elle peut.

La recluse avait dix laquais pour la servir, et mangeait dans de la vaisselle plate. Les larmes, dont on voyait la trace humide sur ses joues, la rendaient plus charmante. Diane, déjà séduite, et Adrienne, bientôt attendrie, lui demandèrent la cause de cette solitude où elle s’était condamnée. Pourquoi tout d’un coup ne l’avait-on plus vue ? Pourquoi, après avoir quitté Saint-Wast, avait-elle abandonné la Suède ? Pourquoi ne savait-on rien de ses chagrins ? Quel malheur subit l’avait donc frappée ? Mme d’Igomer leur prit la main tendrement à toutes deux.

– C’est au cœur que j’ai été frappée, dit-elle ; je me croyais aimée comme j’aimais moi-même… une heure a suffi pour me faire connaître tout ce que le désespoir a de plus affreux… un jour je vous dirai tout ; mais la blessure saigne encore… épargnez-moi. J’ai voulu renoncer au monde, m’ensevelir vivante dans un tombeau… Un oncle vieux et infirme m’a appelée auprès de lui : il souffrait, je pleurais, et c’est encore lui qui m’a donné le courage de vivre ; ma présence semblait le consoler… Mais laissons là ces douloureux souvenirs : parlez-moi de vous, de vos projets. Un hasard m’a appris que vous deviez passer dans mon voisinage ; où allez-vous ? Mais si loin que vous alliez, vous m’appartenez ; vous me donnerez bien, n’est-ce pas, quelques jours ?

Tout cela fut dit d’un air câlin, avec mille inflexions de voix caressantes, un sourire baigné de larmes et des regards noyés qui donnaient aux yeux de Thécla une séduction plus touchante. On aurait dit des pervenches lumineuses. Si Adrienne avait pu conserver quelque soupçon, la franchise de cet aveu et cette mélancolie l’auraient entièrement dissipé.

– Nous allons à Berlin, répondit Diane.

– Et quoi faire à Berlin ?

– Rejoindre la reine, qui est auprès de l’électeur son père.

Mme d’Igomer joignit les mains.

– Et c’est à Berlin qu’on vous envoie pour rejoindre la princesse Eléonore ? dit-elle ; mais voilà quinze jours qu’elle n’y est plus !

– Quinze jours ! s’écrièrent à la fois Adrienne et Mlle de Pardaillan.

– Peut-être vingt ! Comment se fait-il qu’on ne vous en ait point informées ? L’électeur a craint que le théâtre de la guerre ne fût transporté dans la Marche de Brandebourg, et, pour éviter à sa fille bien-aimée les horreurs de ce spectacle, il l’a éloignée de sa Cour.

Adrienne et Diane se regardèrent.

– Voilà une nouvelle fâcheuse, dit Mlle de Souvigny ; savez-vous tout au moins, madame, vers quelle ville la princesse s’est dirigée ?

– On m’a parlé de Francfort-sur-l’Oder, de Magdebourg, de Kœnigsberg même… d’ailleurs je m’en informerai. Ce sera dans votre voyage un petit retard dont je profiterai.

Mme d’Igomer embrassa de nouveau Diane et Adrienne et appela. L’écuyer qu’elle avait dépêché sur la route à la rencontre de Mlle de Pardaillan souleva une portière.

– Vous veillerez à ce que rien ne manque aux gens de Mlle de Pardaillan et de Mlle de Souvigny, dit-elle ; peut-être aurai-je le regret de les perdre à la fin de la semaine : que leurs bagages soient prêts à partir au premier signal.

Puis, au moment où l’écuyer se retirait, et d’une voix indifférente, l’interrogeant à nouveau :

– Savez-vous, reprit-elle, quelle route la princesse Eléonore a suivie en quittant Berlin ?

– La reine de Suède s’est d’abord arrêtée quelques jours à Potsdam, et de cette résidence elle a dû gagner Stralsund ; mais rien n’est moins sûr : elle a pu, chemin faisant, changer de direction.

– Mais c’est un pèlerinage ! s’écria Diane.

– J’essaierai d’en adoucir les ennuis, reprit Thécla.

Et se tournant vers l’écuyer qui s’éloignait :

– Prenez des renseignements exacts, poursuivit-elle ; au besoin, expédiez quelqu’un jusqu’à la ville voisine ; vous nous communiquerez demain ce que vous aurez appris.

La baronne conduisit elle-même Adrienne et Diane à leur appartement, et ne les quitta qu’après les avoir comblées de caresses.

La porte refermée, elle sourit :

– À présent, je les tiens ! murmura-t-elle.

Peu de temps après, Renaud recevait une lettre dont la suscription, d’une écriture fine et serrée, fit passer, sans qu’il sût bien pourquoi, un léger frisson entre ses épaules. Un messager inconnu l’avait apportée.

Cette lettre contenait ces quelques mots :

M lle  de Pardaillan, que vous aimez, et M lle  de Souvigny, que votre ami M. de la Guerche adore, sont chez moi. Au revoir, monsieur le marquis de Chaufontaine !

La baronne D’IGOMER.

– Ah ! scélérate ! s’écria Renaud.

Quand il releva la tête, le messager avait disparu.

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