XIX Les hasards d’un voyage par terre et par mer

Il reprit donc de nouveau cette route de l’exil qu’il avait parcourue déjà ; mais il était seul cette fois ; et qu’ils étaient loin ces jours où, entre la femme la plus aimée et l’ami le plus fidèle, il saluait d’un gai sourire le soleil levant ! La voix joyeuse de Renaud n’éclatait plus à son oreille ; le regard brillant de Mlle de Souvigny ne cherchait plus ses yeux. Carquefou, suivi du pauvre Dominique, n’interrogeait plus l’horizon pour voir s’il ne découvrirait pas, au fond de la plaine ou derrière un rideau de saules, la fumée hospitalière d’une hôtellerie. Maintenant, M. de la Guerche connaissait les hasards de la vie, il avait fait l’épreuve de ses périls, et si la vaillance de son cœur n’en était pas ébranlée, il n’avait plus du moins cette première fleur de l’illusion qui est comme la parure aimable de l’espérance en son printemps.

Derrière lui, un cercueil et les fumées d’une ville en deuil ; devant lui, M. de Pappenheim et Jean de Werth, deux ennemis implacables. La poitrine d’Armand-Louis se gonfla, et, donnant en esprit un dernier regard aux remparts vaincus de La Rochelle, du même coup il frappa la garde de son épée et piqua le flanc de son cheval.

– À la grâce de Dieu ! dit-il, tandis que son cheval dévorait l’espace ; j’ai pour moi Adrienne et mon épée, rien n’est perdu !

Armand-Louis ne voulut pas traverser la Flandre et la Belgique pour ne rien donner au hasard : il prit par la Bretagne et la Normandie, atteignit Dieppe et s’embarqua sur un navire hollandais qui faisait voile pour la Suède. Jusqu’alors le voyage s’était fait sans encombre, nulle rencontre fâcheuse, nulle menace ; il en fut de même pendant la plus longue partie de la navigation. Le navire hollandais n’allait pas vite, mais il offrait des flancs robustes aux assauts de la mer. Le capitaine était un homme tranquille, silencieux, grisonnant, et qui paraissait connaître à fond tous les secrets de son état. Par certains côtés de son caractère méthodique et froid, David Johan rappelait Abraham Cabeliau. Comme celui-ci, il professait la religion calviniste. Déjà on comptait les lieues qui séparaient la proue du vaisseau des côtes de la Suède, lorsqu’une voile se fit voir à l’horizon, grossissant à vue d’œil. Le capitaine s’approcha du pilote, lui parla bas, et le navire hollandais changea d’allure ; mais la voile qu’on voyait blanchir au déclin du soleil couchant s’approcha au lieu de s’éloigner : c’était évidemment une voile suspecte.

La nuit venait. Il fallait en profiter pour échapper aux poursuites du navire inconnu. Sur l’ordre du capitaine, le hollandais se couvrit de toile et fendit l’eau peut-être un peu plus rapidement qu’il ne l’avait fait jusqu’alors.

Armand-Louis vint se mettre à côté du capitaine.

– La mer n’est donc pas bonne par ici ? dit-il.

– La mer n’est sûre nulle part, répondit le capitaine qui avait toujours les yeux sur les voiles acharnées à flotter dans son sillage.

– Quel ennemi craignez-vous donc dans ces parages ? reprit M. de la Guerche.

– J’en crains beaucoup et j’en crains d’autres encore.

– Ah !

– Il y a les Anglais, les Espagnols, ceux des villes hanséatiques, les Portugais aussi ; il y a surtout les Danois.

– La Hollande n’est-elle pas en paix avec ces divers peuples ?

Un sourire amer plissa les lèvres du capitaine.

– Monsieur, vous avez la barbe blonde, reprit-il ; si vous aviez comme moi la barbe grise, vous sauriez qu’il n’y a de paix en ce moment sur aucun point de globe. Il y a les guerres de religion et les guerres d’ambition qui arment tout le monde contre tout le monde ; quand les prétextes manquent, on se bat pour se battre. En mer, on se bat pour prendre.

Et après un nouveau coup d’œil jeté sur l’horizon :

– Nous vivons dans un temps de perdition où l’esprit du mal semble s’être emparé de toutes les âmes, poursuivit David Johan.

– Si bien que cette voile, qu’elle soit anglaise ou danoise, ne vous inspire qu’une médiocre confiance ?

– Elle ne m’en inspire aucune. Remarquez, monsieur, qu’en vous faisant tout à l’heure la nomenclature des ennemis que nous avons à redouter, j’ai omis de vous parler des inconnus.

– Les inconnus aussi ?

– Ce sont les plus dangereux.

– Ah diable !

– Et les plus nombreux !

Armand-Louis regarda le navire suspect. Tout à l’heure, semblable à un flocon de neige, il était alors pareil à un cygne qui fend l’onde.

– C’est un fin voilier, reprit d’un air flegmatique le capitaine hollandais. Si l’ombre ne s’épaississait pas à vue d’œil, il nous aurait atteints avant une heure.

– Que ferait-il alors ?

– Ce que font tous ses confrères les écumeurs de mer ; il hisserait un pavillon quelconque, la couleur n’y fait rien, et nous enverrait un coup de canon, un premier, ce qui, dans le langage du métier, signifie qu’il faut mettre en panne.

– Si on ne l’écoute pas ?

– Il recommence.

– Si on répond ?

– Il se fâche.

– Et si l’on s’arrête ?

– Il envoie une chaloupe à bord avec bon nombre de coquins armés jusqu’aux dents : ils ont des yeux de lynx et des griffes de chat, et tout ce qu’ils trouvent, ils le prennent.

– Bon ! voilà le navire dépouillé du pont à la cale. Après ?

– Ils lui envoient deux boulets dans la coque, à fleur d’eau, et le navire va dormir au fond de la mer.

– Tout peuplé ?

– À moins qu’une partie de l’équipage ne soit morte en combattant, et que l’autre, pervertie par le mauvais exemple, ne s’enrôle sous les drapeaux sanglants des pirates.

– Si bien que, quoi qu’on fasse, on est perdu ?

– Toujours… à moins qu’on ne soit le plus fort.

– Et cela arrive-t-il quelquefois ?

– Jamais.

– Merci.

Le capitaine alluma sa pipe. La nuit était venue. On ne distinguait presque plus la voile ennemie ; elle blanchissait quelquefois au-dessus des flots comme l’aile d’une mouette, puis s’effaçait. Bientôt on ne vit plus rien.

Tout en fumant, le capitaine donna ordre d’arrimer fortement quatre caronades qu’il avait à bord et de les charger ; après quoi, de nouveau, il fit changer d’allure au bâtiment.

– Savez-vous nager ? reprit-il alors en s’adressant à M. de la Guerche.

– Oui ; pourquoi ?

– C’est que vous aurez peut-être demain à jouer des jambes et des bras. Voici ce qui va se passer. Si au point du jour le pirate, et son entêtement à nous poursuivre me démontre que je ne commets point de péché de médisance en l’appelant ainsi, a disparu dans la haute mer, je gagne à tire-d’aile le port le plus voisin, et je n’y penserai plus que pour remercier le Seigneur qui nous aura tirés des mains des Philistins.

– Si, au contraire, il navigue encore dans nos eaux ?

– Alors le dialogue de la poudre commence. J’ai porté l’épée autrefois, ce qui fait que la pensée de me rendre m’est antipathique.

– J’approuve fort cette antipathie.

– En conséquence, je réponds avec mes caronades ! mais je réponds en fuyant, et nous voilà entre le feu et l’eau.

– Si le feu ne nous tue pas, l’eau nous engloutit.

– Précisément. C’est pourquoi je vous demandais tout à l’heure si vous saviez nager… Bonne nuit et priez Dieu.

Dix minutes après, David Johan dormait comme un juste.

Au petit jour, il grimpa sur le pont, où M. de la Guerche le rejoignit aussitôt. Une brume épaisse les enveloppait. On ne distinguait pas même l’écume qui frissonnait autour du navire.

– Est-ce bon, est-ce mauvais ? Nous le saurons quand brillera le soleil ! dit le capitaine. Le bon, c’est que le pirate peut passer à dix brasses de nous sans nous voir ; le mauvais, c’est que nous pouvons, sans nous en douter, tomber sur un récif.

– Voilà un voyage qui finit bien ! dit Armand-Louis.

– La vie est un pèlerinage, répondit David Johan gravement. Si on a rempli son devoir honnêtement, le pèlerinage finit toujours bien.

Le hollandais ne marchait plus que sous ses basses voiles ; à toute minute, on jetait la sonde. Un coup de vent se leva, déchira le brouillard, et le soleil illumina l’espace. Tous les regards consultèrent l’Océan où l’écume bouillonnait.

De grandes voiles blanches parurent au-dessus de l’horizon ; le pirate était à une portée de canon du hollandais. David Johan regarda Armand-Louis et lui montrant une ligne sombre au loin, au-dessus des vagues :

– C’est la côte, dit-il, si nous y touchons, nagez ferme ; si nous n’y arrivons pas, recommandez votre âme à Dieu.

La poursuite recommença. Le pirate gagnait sensiblement de vitesse, mais la côte s’élevait à vue d’oeil, et déjà l’on pouvait distinguer les sinuosités du rivage.

Un pavillon flotta tout à coup au sommet du mât du pirate, un nuage blanc l’enveloppa tout entier, et presque aussitôt un boulet traversa la voilure du fugitif.

– Il veut causer, reprit David Johan : voici le signal.

Il pointa lui-même une caronade, visa longtemps et fit feu.

– Touché ! cria le capitaine.

Une vergue cassée et un lambeau de voile pendaient à bord du corsaire, et un homme atteint par le projectile roulait dans la mer.

– Ah ! si j’avais seulement dix bonnes coulevrines ! poursuivit David Johan.

Le pirate venait de virer de bord, et une pluie de fer tomba sur le hollandais, brisant et broyant tout, les mâts, les vergues, les haubans, les bastingages. Trois ou quatre hommes se débattaient sur le pont dans des flots de sang.

– Feu partout ! et droit sur la côte ! cria le calviniste.

Les quatre caronades jetèrent quatre boulets dans le corps du pirate, et le hollandais, poussé par le vent, porta vers la terre.

Le flot déferlait à une courte distance sur une ligne de brisants toute blanche d’écume. Déjà on pouvait entendre le ressac de la mer tout agitée autour des récifs.

D’un geste énergique, le capitaine montra à M. de la Guerche le corsaire et la côte.

– Voici le feu, voici l’eau ! dit-il. Si Dieu n’étend pas Sa main, priez !

Les boulets poursuivaient toujours le hollandais, hachant la voilure et le gréement et faisant voler en éclats les bordages. Quelques paquets de mitraille tombèrent à bord. Les caronades rendaient coup pour coup ; et le hollandais fuyait toujours.

En ce moment, la ligne noire des récifs n’était plus qu’à quelques encablures du vaisseau ; la houle, à chaque élan du flot, les couvrait puis les découvrait, laissant à nu leurs menaçantes dentelures. Tout l’équipage comprenait alors l’intention du capitaine ; pas un homme ne murmura.

– À genoux ! cria David Johan d’une voix tonnante.

Tout le monde se mit à genoux sur le pont.

– Voici la mort qui vient ! invoquons Dieu ! reprit-il.

Toutes les têtes s’inclinèrent ; une volée de fer passa et emporta, avec mille débris de chanvre et de bois, quelques hommes mutilés.

David Johan découvrit sa tête grise.

– Quelqu’un d’entre vous pense-t-il à se rendre ? dit-il.

Personne ne répondit.

Une lame énorme prit par la hanche le bâtiment désemparé et le porta rapidement vers la côte dans un tourbillon d’écume. La mer parut tout à coup blanche sous l’avant du navire.

– Dieu de paix ! Dieu de miséricorde ! reçois Tes enfants ! dit le capitaine.

Le pirate étonné s’arrêta dans sa course effrénée. La marée, qui montait, souleva le navire hollandais, qui ne gouvernait plus, et le poussa violemment par le travers contre les récifs. Un premier choc, au moment où la quille toucha le fond, le fit trembler dans sa membrure.

L’équipage tout entier se leva. Un flot plus terrible saisit le vaisseau et le jeta sur les brisants.

– Libres ou morts ! cria David Johan.

Et le navire, qui s’ouvrit, s’abîma dans un tourbillon de vagues écumantes.

Au moment où les premiers boulets du pirate labouraient les flancs du hollandais, Armand-Louis avait glissé une bourse d’or dans sa ceinture et caché dans un petit sac de cuir suspendu à son cou la lettre du cardinal de Richelieu et la bague du comte de Wasaborg. Aussitôt que le pont du hollandais se rompit sous ses pieds, d’un bond il se jeta dans la mer. L’image d’Adrienne passa devant ses yeux, et une vague impétueuse l’emporta dans son élan.

Quand il reparut à la surface des flots, Armand-Louis ne vit plus autour de lui que des débris épars et quelques matelots qui luttaient contre la mer. Un bout de vergue passait à portée de sa main, il s’en empara, et tour à tour poussé par les lames qui l’engloutissaient sous leurs volutes écumantes, et soutenu par une force et une adresse qu’aucun péril ne déconcertait, il parvint à s’engager dans un canal au delà duquel la mer était plus calme et déferlait tranquillement sur la plage. Un dernier effort l’y porta, et il tomba à demi évanoui sur le sable.

Ainsi il abordait en naufragé cette terre de Suède où une première fois il était arrivé en fugitif. Lorsqu’il rouvrit les yeux, Armand-Louis porta les mains à son cou ; le sac de cuir et la dépêche y étaient encore. Rassuré de ce côté, il pressa la ceinture roulée autour de son corps ; la bourse ne l’avait pas quitté. À son doigt brillait la bague donnée par Adrienne.

– Allons ! dit-il, je puis lutter encore !

Ses yeux se portèrent vers l’horizon ; au loin fuyait à toutes voiles le pirate, comme un oiseau de proie qui, les ailes ouvertes, regagne son aire ; plus près et clouée sur les récifs, la carcasse du navire hollandais ne présentait plus qu’un informe amas de débris que chaque assaut de la mer dépeçait : autour de lui le silence profond, interrompu par le bruit des flots roulants sur le sable. Une seule créature humaine semblait avoir survécu à cet héroïque naufrage, et c’était lui.

Il se leva et chercha sur le rivage. Deux cadavres y avaient été déposés par la vague. Armand-Louis appela. Les cris rauques des mouettes lui répondirent.

Quelques pas le portèrent plus loin. Entre deux rochers il découvrit le corps du capitaine, couché, le front tourné vers le ciel. Le cœur ne battait plus.

– Pauvre David ! murmura M. de la Guerche.

Il creusa dans le sable un trou profond, y roula les trois corps rendus par la mer, planta sur la fosse une croix taillée dans un morceau de planche, et s’éloigna d’un pas chancelant.

La route qu’il suivait le conduisit par une échancrure de la falaise à un cabaret d’assez bonne apparence, où il obtint une chambre, un lit et un souper. L’appétit lui fit trouver le souper excellent ; la fatigue, le lit moelleux. La chanson du poêle, qui ronflait et séchait ses habits trempés d’eau salée, caressait doucement ses oreilles. Il ferma les yeux et partit pour le pays des songes.

Lorsque M. de la Guerche s’habilla, le soleil joyeux entrait par la fenêtre et traçait une bande d’or à travers la chambre. La brise riait dans les arbres, et des bandes d’oiseaux sauvages traçaient dans l’azur mille cercles rapides ; Armand-Louis sauta sur ses pieds et ouvrit la fenêtre. Un air frais et pur frappa sa poitrine. Le repos avait rendu l’élasticité à ses membres, la chaleur à son corps. Les campagnes dont son regard mesurait l’étendue l’unissaient au château de Saint-Wast par une longue et verdoyante suite de prairies, de bosquets, de frais vallons. Au bout du chemin, Adrienne l’attendait… Tout à coup réconcilié avec l’existence, M. de la Guerche acheva de se vêtir à la hâte et descendit.

Il trouva dans la grande salle du cabaret un feu clair devant lequel rôtissait une oie flanquée de deux canards, et tout autour des tables, un grand nombre de buveurs qui vidaient des pots de bière.

Une belle fille, les bras nus jusqu’au dessus du coude, leste et pimpante, allait et venait par la salle.

Une table étant vide encore, Armand-Louis s’assit et se fit servir à déjeuner.

Presque en face de lui, et dépeçant une langue de bœuf fumée, on voyait dans un coin de la salle un homme vêtu d’une casaque de peau de buffle, sec comme une racine de buis, vigoureux et basané. Une cicatrice courait sur son front, fendait sa joue et se perdait dans sa moustache grisonnante ; il avait débouclé sa rapière et posé devant lui un vieux feutre noir orné d’un lambeau de plume écarlate. Chaque fois que la servante passait à portée de ses grands bras, cet homme la saisissait par la taille et cherchait à l’embrasser.

Elle le repoussait, il recommençait.

Ce jeu durait depuis quelques minutes. Pourquoi, en regardant cette servante, Armand-Louis pensait-il à Mlle de Souvigny avec qui elle n’avait point de ressemblance ? Il l’ignorait ; mais quelle chose ne lui faisait-elle pas reporter sa pensée vers cette chère créature que chaque jour il aimait davantage ? En ce moment, l’homme à la plume écarlate saisit la jeune fille par le bras ; elle se défendit, il se leva et la retint avec tant de rudesse qu’elle poussa un cri.

– Holà ! camarade ! cria M. de la Guerche indigné.

Surpris par cette brusque interpellation, l’homme ouvrit sa main, et la servante s’échappa, irritée et confuse.

Alors M. de la Guerche, quittant sa place, fit deux pas dans la salle.

– Si j’avais bonne envie d’embrasser une jolie fille, dit-il, voici comment je m’y prendrais, l’ami.

Et le chapeau à la main, le sourire aux lèvres, de l’air d’un prince qui salue une reine, il s’approcha de la servante.

– Mademoiselle, lui dit-il, un étranger, que la fortune a chassé de son pays, vous demande la faveur d’effleurer de ses lèvres vos joues couleur de rose. Vous êtes la première femme qu’il rencontre en Suède, et votre baiser lui portera bonheur.

Quelle que soit la condition où le sort les a placées, toutes les femmes ont le sentiment de la galanterie. Rougissante et l’œil brillant, avec un mélange de coquetterie et d’attendrissement, la jeune fille laissa le bras d’Armand-Louis glisser autour de sa taille et lui tendit ses lèvres vermeilles.

– Soyez le bienvenu en Suède, dit-elle alors, et que celle que vous aimez vous rende heureux !

D’un coup de poing l’homme au feutre noir aplatit sur la table le pot d’étain dans lequel il buvait.

– Est-ce une leçon ? s’écria-t-il d’un air furieux.

– Peut-être, dit Armand-Louis.

– C’est la première fois qu’on m’aurait donné quelque chose de semblable, reprit l’autre en se levant, mais avant d’offrir des leçons à qui n’en veut pas recevoir, vous feriez bien, mon jeune coq, de vous munir d’une épée.

Déjà la rapière du soldat brillait en l’air.

– Qu’à cela ne tienne ! répondit Armand-Louis, qui veut du fer en trouve.

Et décrochant un sabre qu’on voyait à la muraille, il se mit en garde.

On fit cercle autour d’eux. On ne fumait plus, on ne buvait plus.

– Hé ! bel étourneau, tu vas voir ce qu’il en coûte de chanter devant Magnus ! s’écria le soldat.

Et, fou de colère, il se jeta sur Armand-Louis, l’épée haute.

La servante, cause innocente de ce débat, se mit en prières dans un coin.

Magnus avait la main solide et le fer rapide ; mais l’exaspération ne lui permettait pas de mesurer ses coups. Armand-Louis, qui avait tout son sang-froid, et à qui cette rencontre rappelait ses anciennes luttes avec Renaud, se mit à rire, et d’un premier coup fit voler dans la chambre le feutre noir dont son adversaire était coiffé.

– D’abord, soyons polis, lui dit-il gaiement.

Les buveurs partirent d’un grand éclat de rire.

La fureur de Magnus ne connut plus de bornes, et, tête baissée, il se jeta sur son adversaire. On aurait dit un taureau combattant un renard et cherchant à l’éventrer du premier élan, mais le renard agile bondit, va, vient, et le taureau mordu, piqué, lacéré de coups de dents et de coups de griffes, écume et s’épuise en efforts inutiles.

Le pourpoint en lambeaux, les manches déchirées, deux fois désarmé, deux fois Magnus revint à la charge. Une troisième fois son épée vola au plafond.

– Mon pauvre ami, dit Armand-Louis, je connais une école où l’on enseigne aux enfants à tenir une épée ; faut-il vous y conduire ?

Magnus, qui se baissait pour ramasser l’arme infidèle qui l’avait trahi, bondit comme un tigre et, les mains levées, sautant sur Armand-Louis :

– Ah ! tu siffles, merle du diable ! prends garde à ta langue ! hurla-t-il.

M. de la Guerche, qui avait vu le mouvement du soldat, voulut en finir cette fois. Il l’attendit de pied ferme, glissa tout à coup ses bras sous ceux de Magnus, et, le serrant avec une force herculéenne, il le fit tomber sans haleine sur le sol.

– Dieu ! il est mort ! s’écria la servante.

– Rassurez-vous, ma belle enfant, un sacripant de cette taille ne meurt pas comme ça, répondit Armand-Louis.

Un profond soupir souleva la poitrine de Magnus, qui déjà étendait ses mains velues, cherchant partout le fer qu’il avait perdu. M. de la Guerche reprit son sabre et en appuya la pointe sur la gorge du vaincu.

– Est-ce assez ? dit-il.

Magnus ouvrit ses yeux injectés de sang ; quelque temps il regarda son vainqueur sans parler.

– Je crois que oui, répondit-il avec effort.

Il se releva lentement, chercha son épée, s’en empara, et la glissant dans le fourreau après l’avoir contemplée :

– Allons, Baliverne, tu as trouvé ton maître, reprit-il, ainsi, tais-toi !

Armand-Louis tendit la main au vieux reître.

– Sans rancune au moins ? dit-il.

Magnus saisit la main du gentilhomme et la serra avec une vigueur qui prouvait que la vie et la force lui étaient revenues du même coup.

– Mon capitaine, dit-il, vous ne connaissez pas Magnus, je vous ai paru noir, je puis être blanc, et autant l’un que l’autre, dit-il.

Et assurant son feutre sur son front meurtri, il sortit de l’air d’un capitan.

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