VIII Milans et faucons en voyage

Vingt-quatre heures après cette scène, qui pouvait avoir des conséquences si terribles, le comte Godefroy quittait le château de la Grande-Fortelle.

Sur le pas de la porte, il se tourna vers Armand-Louis :

– J’ai idée que nous nous reverrons, monsieur le comte, dit-il avec un accent tout particulier.

– Monsieur le maréchal, je le désire, répondit M. de la Guerche.

Mlle de Souvigny, qui respirait plus à l’aise depuis que M. de Pappenheim avait fixé le moment de son départ, accompagna le gentilhomme jusqu’à la porte du château. Elle se reprochait presque les préventions qu’elle avait eues contre lui, ne sachant rien des événements de la veille.

Le comte Godefroy ôta son feutre pour la saluer :

– Je ne vous dis pas adieu, mais au revoir, mademoiselle, dit-il.

Son regard glissa de côté et rencontra celui de M. de la Guerche.

Baisant alors la main nue d’Adrienne, il se redressa d’un air superbe sur la selle, remit son feutre, piqua des deux et disparut dans un tourbillon de poussière.

– À présent, je puis dormir, dit Carquefou.

« Une bonne occasion perdue ! » pensa Renaud qui caressait le pommeau de son épée.

Il attendit encore deux fois vingt-quatre heures, envoya Carquefou en éclaireur pour s’assurer que M. de Pappenheim avait quitté la contrée, soupira en apprenant qu’il pouvait être tranquille de ce côté, entra chez le capitaine Jacobus.

– Monsieur, vous êtes libre, lui dit-il d’un air poli.

Le prisonnier sauta sur ses pieds :

– Libre ! répéta-t-il, libre enfin !

– Sans doute ! votre tentateur, le diable allemand est parti. Il ne vous induira plus à mal.

Le capitaine boucla son ceinturon.

– Monsieur le marquis, je vais de ce pas à mon logis, reprit-il, et vous comprenez certainement ce que cela veut dire ?

– Si c’est pour rendre tout simplement visite à l’auberge des « Trois Pintes », vous la trouverez certainement à la place où vous l’avez laissée, personne ne l’ayant démolie ; quant aux oiseaux de nuit qui la peuplaient, si vous avez à leur parler, renoncez-y, ils se sont envolés.

– Partis, mes reîtres, mes lansquenets, mes hommes d’armes !

– L’un suivant l’autre ! Quand les hiboux ne trouvent plus ni rats ni souris dans un bois, ils prennent la volée ; ainsi ont fait vos gens. Les plus fidèles, et c’est un soin dont il faudra les remercier, ont même emporté vos nippes et vos chevaux pour que rien ne tombât entre les mains des coupeurs de bourses.

Le capitaine frappa du pied avec colère.

– Les bandits ! murmura-t-il.

– Ce sont des hommes d’ordre, et l’économie est une vertu qu’il faut honorer. D’ailleurs, votre longue absence leur a fait croire que vous aviez pris le froc ; j’en ai vu trois qui pleuraient. Pardonnez-leur.

Le capitaine Jacobus jetait des regards terribles par la lucarne, comme s’il eût cherché dans la campagne l’ombre de ses perfides soldats.

Une idée parut tout à coup le saisir, et, le visage illuminé d’une joie subite :

– Allons ! dit-il, ce n’est pas à l’auberge des « Trois-Pintes » que j’irai ! Je sais d’autres nids vers lesquels je puis m’abattre !

Renaud lui toucha la manche du bout du doigt :

– Ah ! un mot encore, dit-il ; la maison rouge est vide. Votre lieutenant, un joli garçon, ma foi, s’y est arrêté un matin, et madame Euphrasie, qui ne pouvait pas se consoler de votre absence, l’a suivi pour pleurer éternellement votre trépas.

– Et rien, rien pour me venger ! s’écria le capitaine hors de lui.

– Je vous demande pardon, monsieur, il y a là-bas un cheval tout harnaché que je vous prie d’accepter en souvenir des heures que vous avez passées chez moi. Vos armes sont accrochées au portemanteau. Mais je vous dois un avertissement. Le capitaine de la maréchaussée de Guéret a eu vent de diverses peccadilles dont les méchantes langues vous accusent. On ne croit pas que vous ayez fantaisie de rejoindre l’armée de monsieur le cardinal. Donc il a mis ses hommes en campagne. Une étourderie vous perdrait… Gagnez au pied !

Sans répondre, le capitaine Jacobus, qui ne se sentait pas franc du collier, descendit dans la cour à grandes enjambées. Un vigoureux courtaud l’attendait ; l’épée, la dague, les pistolets pendaient le long de la selle. L’aventurier sauta sur le dos de l’animal, et s’éloignant au galop, sans desserrer les dents, il fit de la main un geste menaçant à l’adresse de Renaud.

Renaud salua jusqu’à terre.

À quelque temps de là, un matin, Renaud, qui s’ennuyait, n’ayant plus personne à massacrer, s’en alla trouver M. de la Guerche. Il avait tout à la fois l’air triste et le regard joyeux.

– Tu vois un homme qui est depuis quinze jours en train de mourir, dit-il ; or, comme il m’a semblé que j’étais encore trop jeune pour faire le voyage de l’autre monde, j’ai pris le parti héroïque de guérir. C’est pourquoi je pars. Embrasse-moi donc, et si ton prophète Calvin a un bon Dieu, prie-le de m’avoir en Sa sainte garde.

– Et où vas-tu ? demanda Armand-Louis, tout surpris de cet exorde.

– Je ne sais pas.

M. de la Guerche serra la main de Renaud.

– Tu as raison, dit-il en riant, il faut voir le médecin au plus vite, tu as la fièvre.

– Tu railles, mécréant ! Sache donc que la soif des aventures me dévore. La province où nous tuons des lapins me semble mesquine. Je veux battre le pays à la manière de ces héros qui remplissaient autrefois le monde du bruit de leurs exploits. Je sais bien, hélas ! qu’il n’y a plus de géants grands comme des clochers, de dragons vomissant le feu par leurs narines, de tarasques armées d’écailles et de griffes, et c’est là une preuve de la décadence de ce pauvre vieil univers ; mais j’espère rencontrer ça et là quelques malandrins qui me fourniront l’occasion de dégainer un peu. Je me suis en conséquence muni d’armes et de provisions ; j’ai un cheval de bataille, un écuyer et quelques bonnes pistoles qu’une âme charitable m’a fournies en retour d’une douzaine d’arpents de prés dont je lui ai fait abandon, et, tel que jadis les chevaliers errants, j’ai abandonné mon castel à cette fin de voir le monde et de convertir les huguenots.

– C’est moi qui suis l’écuyer, dit Carquefou, qui s’était glissé tout doucement auprès des deux amis.

– Toi, s’écria Armand-Louis.

– Monsieur, on ne meurt qu’une fois !

– Viens-tu avec nous ? poursuivit Renaud, qui posa la main sur le bras de son ami.

Armand-Louis jeta un regard du côté de la chambre qu’habitait Adrienne.

– Je comprends ! ajouta l’aventurier d’un air de commisération, Cupidon a forgé des chaînes autour de ton cœur… Tel, autrefois, Énée s’oubliait auprès de Didon… Reste donc au colombier, tourtereau ! Carquefou et moi allons moissonner des lauriers.

Renaud de Chaufontaine était un de ces hommes, on l’a pu voir, qui font sérieusement les plus grandes folies. Deux jours après cet entretien, il était en selle, la botte à la jambe, la rapière au flanc, le manteau sur l’épaule, suivi de Carquefou, et promettant à son ami, à l’heure des adieux, de le nommer grand sénéchal, s’il devenait roi.

Avant de partir, l’honnête Carquefou versa cependant quelques menues monnaies dans la main du curé de la paroisse, avec prière de faire dire deux fois l’an une messe pour le repos de son âme.

Le départ de Renaud affligea M. de la Guerche, mais la province lui semblait encore assez peuplée, Adrienne y demeurant. Il ne voulait perdre aucun des jours qu’il pouvait vivre auprès d’elle : quelque chose lui disait qu’il n’aurait pas longtemps à jouir de ce repos enchanté. Les guerres de religion, étouffées un temps, semblaient de l’Allemagne en feu devoir gagner le royaume de France.

Un gentilhomme de son nom pouvait-il longtemps garder son épée au fourreau, quand de toutes parts la noblesse courait aux armes ?

Un jour, et lorsqu’on n’avait pas encore reçu de nouvelles de M. de Chaufontaine parti déjà depuis trois mois, un cavalier qui paraissait avoir fourni une longue traite arriva au château de la Grande-Fortelle. On en voyait souvent dans cette demeure hospitalière ; pourquoi l’arrivée de celui-ci parut-elle d’un fâcheux présage à Armand-Louis ? Un trouble qu’il ne s’expliquait pas l’agitait ; pendant la nuit, il ne ferma pas les yeux. Pourquoi ce cavalier avait-il subitement demandé M. de Charnailles ? Pourquoi au débotté s’était-il enfermé avec lui ?

Le jour trouva M. de la Guerche debout ; une heure après, le châtelain le fit appeler auprès de lui.

M. de Charnailles était dans sa chambre, grave, sérieux. Devant lui, sur une table, on voyait une lettre ouverte, et près de cette lettre, une autre scellée d’un cachet de cire rouge à ses armes.

– M. de Pardaillan m’a écrit, dit-il ; un homme est venu tout exprès de Suède pour me dire que ce seigneur attend sa nièce, Mlle de Souvigny, et qu’il la désire.

Armand-Louis devint tout pâle.

– Ah ! mes pressentiments ! murmura-t-il.

– La place d’Adrienne est en effet auprès de ce gentilhomme, ajouta M. de Charnailles. À la veille de prendre les armes pour me jeter dans La Rochelle avec ceux de ma religion, j’accepte cette séparation comme un bienfait de la Providence. Mlle de Souvigny ne subira pas les horreurs d’une guerre dont nul ne peut prévoir la fin.

Le désespoir avait fait chanceler M. de la Guerche ; comme un jeune arbre qui cède un instant sous l’effort de la tempête et ploie, puis se redresse, il se releva.

– Ma place est auprès de vous, mon père, dit-il.

– Bien, mon enfant ; je n’attendais pas moins de ton cœur, mais ta vraie place est auprès de Mlle de Souvigny.

– Grand Dieu ! près d’elle ?

– Oui, mon fils ! et c’est parce que tu l’aimes que je te la confie.

– Quoi ! vous savez…

– Croyez-vous, monsieur le comte, que rien de ce qui touche à l’honneur de ma maison me soit inconnu ? Mlle de Souvigny habitait sous mon toit ; mais je n’ignorais pas quels principes d’honneur vous animent ; sans crainte je vous ai laissé près d’elle qui vous aime aussi. Donc vous lui servirez de guide et de défenseur dans ce long voyage qu’elle va entreprendre. Cet homme qui est entré hier à la Grande-Fortelle est malade, hors d’état de subir de nouvelles fatigues. Vous êtes jeune, et, pour l’amour d’elle, vous irez jusqu’au bout. Monsieur de la Guerche, je remets Mlle de Souvigny, notre parente, à votre garde. Vous la ramènerez à M. de Pardaillan, et lui direz comment elle a vécu à notre foyer. Votre devoir accompli, souvenez-vous que vous êtes gentilhomme. Mlle de Souvigny est riche et vous êtes pauvre : M. de Pardaillan seul a le droit de disposer de sa main.

– Je le sais, mon père.

– Maintenant, allez faire vos préparatifs de départ ; demain vous quitterez la Grande-Fortelle.

– Vous l’ordonnez, monsieur ?

– Oui, il le faut.

Le dernier repas du soir fut silencieux. Chacun des trois convives avait le cœur gros. M. de Charnailles était vieux ; il allait se battre ; savait-on bien si on le reverrait jamais ? Lui seul, entre ses deux enfants, il était ferme comme un homme qui a traversé trop de tempêtes pour se laisser renverser par un orage. Au moment de se séparer pour dormir une dernière nuit sous le même toit, il fit mettre à genoux Armand-Louis et Adrienne, et levant les mains au Ciel, d’une voix haute :

– Dieu d’Abraham et de Jacob, Dieu tout-puissant, dit-il, Tu vois ces deux êtres chéris, ces deux enfants de mon cœur. Que Ton saint nom les protège ! qu’ils soient bénis !

Le lendemain, il veilla lui-même aux préparatifs du départ. Un laquais qui avait grandi dans la maison, et en qui il avait toute confiance, fut chargé de prendre trois bons chevaux dans les écuries et de les harnacher solidement. Le plus doux devait être pour Mlle de Souvigny, le plus robuste pour Dominique, qui devait porter une lourde valise en croupe et un mousquet à l’arçon de la selle. Le laquais s’acquitta de ce soin avec intelligence et en homme que la pensée des lointaines expéditions n’effraye pas. Tranquille de ce côté, M. de Charnailles arma son fils d’une épée et de pistolets qu’il avait choisis parmi les meilleurs de la galerie, glissa dans sa poche une lourde bourse pleine d’or et l’embrassa tendrement. Pour la première fois une larme glissa sur sa joue ridée.

– J’ai vu partir le père, j’ai vu partir la mère, je vois partir l’enfant ! dit-il.

Adrienne pleurait, suspendue à son cou.

– Si vous vouliez, dit-elle, nous ne partirions pas. Je suis heureuse ici ; je me suis habituée à vous regarder comme un père ; je ne connais pas M. de Pardaillan. La Suède est bien loin ! Il vous parle, dans sa lettre, d’une fortune qui m’attend ; que m’importe ! Laissez-moi près de vous. Croyez-vous que la guerre me fasse peur ? Je suis d’un sang à tout braver pour la bonne cause. Qui vous aimera si nous partons ? Qui m’aimera là-bas ?…

Un sanglot brisa la voix de la jeune fille.

M. de Charnailles pressa Adrienne sur son cœur.

– Non ! non ! reprit-il, c’est impossible ! Ah ! si vous étiez pauvre, alors peut-être vous garderais-je malgré l’autorité d’un parent qui a sur vous plus de droits que moi ; mais, riche, l’honneur de mon nom le défend.

– Que votre volonté soit faite ! dit alors Adrienne qui laissa tomber ses bras.

Quand ils furent à cheval, M. de Charnailles saisit la main d’Armand-Louis.

– Tu entres dans la vie aujourd’hui, reprit-il ; qu’elle te soit plus douce et plus heureuse qu’à moi !

Puis lui montrant d’un geste la Grande-Fortelle, où tant de jours paisibles s’étaient écoulés, et dont les murailles grises semblaient le regarder :

– Considère le toit qui t’a vu naître, dit-il ; puisses-tu y rentrer quelque jour ; mais, si tu y rentres, que ce soit la tête haute et le cœur fier, comme un soldat qui a fait son devoir.

Une dernière fois, il serra Adrienne entre ses bras ; puis lui-même d’une main forte poussant la porte aux deux larges battants :

– Allez ! dit-il.

Quelques minutes après, M. de la Guerche, Adrienne et Dominique disparaissaient tous trois à l’angle du chemin. M. de Charnailles tombait à genoux.

– Dieu du Ciel, sois avec eux ! dit-il.

Et lui-même, suivi de ses serviteurs les plus résolus, il partit le soir pour La Rochelle.

Comme un nid désert, la Grande-Fortelle resta muette.

Quelque temps, Armand-Louis et Adrienne chevauchèrent silencieusement l’un près de l’autre. Les pas de leurs chevaux qui les éloignaient du coin de terre où leur adolescence avait eu de si belles heures, résonnaient dans leur cœur. Ils virent s’effacer un à un les champs qu’ils avaient parcourus, les bois, les étangs, les chaumières qu’ils connaissaient, les hameaux et les villages si souvent traversés au temps des courses heureuses, les ruisseaux passés à gué, les vallons, les collines qui paraissaient si vastes quand on était petit ; puis le paysage changea d’aspect : d’autres horizons s’ouvrirent auxquels on était moins habitué ; puis des visages inconnus apparurent le long du chemin ; puis on reçut et on rendit moins de saluts ; la route fit un coude, une rivière fut franchie sur un pont de pierre ; on fit quelques pas encore, et, quand Armand-Louis et Adrienne regardèrent autour d’eux, ni l’arbre, ni la maison, ni le passant, rien ne leur était plus familier.

L’inconnu, avec tous ses mystères, s’ouvrait devant eux.

En ce moment, et comme une tristesse profonde se glissait dans le cœur de Mlle de Souvigny, un sentiment de fierté exalta l’âme de M. de la Guerche. Il était seul maintenant à protéger sa compagne ; elle était sous sa garde ; il répondait de sa vie, de son honneur. Avait-il jamais espéré une mission si haute ? N’était-ce pas comme une récompense avant d’avoir surmonté aucun obstacle ? Le souvenir de M. de Pappenheim lui traversa l’esprit.

– Qu’il vienne, à présent, dit-il à voix haute, l’épée ne s’échappera plus de mon bras.

Adrienne l’entendit et devina quelle pensée l’animait.

Elle lui tendit la main en souriant.

– Gardez bien votre épée, je garderai bien mon cœur, dit-elle.

Un peu avant la couchée, et comme ils sortaient d’un large pan de forêt, une voix enrouée retentit au loin. Il semblait à M. de la Guerche qu’on prononçait son nom. Deux fois le même son frappa son oreille.

– Dieu me pardonne, dit-il, si je ne savais pas que mon ami Renaud est au fond de quelque province lointaine, je croirais reconnaître sa voix.

Il se retourna cependant et aperçut, au bout du chemin, deux tourbillons de poussière qui roulaient comme si le vent les eût poussés vers lui.

Dominique retint la bride de son cheval.

– Quand on a cinq cents lieues à faire, on peut perdre cinq minutes, dit-il.

Adrienne posa la main en abat-jour sur ses yeux pour voir plus loin.

Le nom d’Armand-Louis, jeté à l’espace par une voix brisée, fendit l’air.

– Mais c’est lui ! s’écria Mlle de Souvigny.

– Quoi ! Renaud ? dit M. de la Guerche.

Deux cavaliers lancés à fond de train sortirent à demi du nuage de poussière qui les enveloppait.

– Eh ! oui, c’est bien M. de Chaufontaine ! reprit Adrienne.

– Et Carquefou ! s’écria M. de la Guerche.

Et ils s’élancèrent l’un et l’autre au-devant du ligueur.

– T’arrêteras-tu enfin, parpaillot du diable ? cria Renaud hors d’haleine. Voilà dix heures que je cours après toi ! J’ai crevé trois chevaux, et celui que je monte est à moitié fourbu.

Un élan le porta à côté d’Armand-Louis. Carquefou galopait dans son ombre.

– Tu prends bien ton temps pour partir, poursuivit Renaud ; tu t’en vas spirituellement le jour où j’arrive ! Je sors de la Grande-Fortelle, où j’avais l’intention de te rendre visite… On se bat un peu partout.

– Hélas ! interrompit Carquefou.

– C’est une fête ! on n’entend que fusillades et cliquetis d’épées ! Sainte Estocade, ma patronne, est en liesse. J’ai pris ma part de ces réjouissances ; mais l’égoïsme n’est point mon fait : j’ai voulu t’en faire le récit pour savoir si tu avais le désir de mordre au gâteau. J’échange une demi-douzaine de coups avec un parti d’Espagnols, et je tombe, toujours courant, à la Grande-Fortelle. On m’apprend que tu es en route. Un la Guerche par monts et par vaux sans un Chaufontaine ! Eh ! malheureux, que deviendrait ton âme, si un bon chrétien n’était pas là pour la sauver au moment décisif ? Je me suis remis en selle ; Carquefou gémissait…

– J’en avais le droit, soupira l’écuyer : cent cinquante lieues sans débrider !

– Or çà, lui dis-je, il s’agit de poursuivre mon ami le parpaillot, qui bat les champs en compagnie de Mlle de Souvigny. Il paraît qu’ils sont fort loin… Poussons tout droit, et nous finirons par les atteindre. J’ai galamment orné ce petit discours d’un coup d’éperon, et voilà comment nous t’avons rattrapé.

– Par hasard, ton intention est-elle d’aller avec nous jusqu’en Suède ?

– Me serais-je dérangé s’il se fût agi de faire cent misérables lieues ? M’est avis qu’on a mis flamberge au vent un peu partout. Donc, je veux voir du pays. Les Suédois, chez qui tu vas, ont donné dans l’hérésie de la réformation ; je les convertirai. Carquefou, qui est un grand convertisseur, m’y aidera. En avant !

– Monsieur le marquis, si c’est votre fantaisie de me faire subir le martyre dans les pays froids, j’y veux faire bonne contenance : or j’ai grand faim, et un homme à jeun n’est point propre à l’héroïsme.

– Carquefou est un sage, répondit Renaud, je me rappelle à présent que c’est à peine si nous avons déjeuné.

– Après quoi nous n’avons pas dîné.

– Donc il convient de souper beaucoup et longtemps, dit Armand-Louis.

Carquefou, dont les regards interrogeaient l’horizon, poussa un grand cri.

– Une hôtellerie ! dit-il, voyez là-bas cette fumée au bout de ce toit pointu, et cette enseigne qui pend le long d’une tringle de fer ! Je sens une odeur de rôti.

– Je sais, dit Dominique ; du temps que M. de Charnailles battait le pays à la poursuite des cerfs et des sangliers, j’ai quelquefois tourné la broche devant le feu du « Canard d’Or »… on y mange fort bien.

– Comment, coquin, tu le savais et tu ne parlais pas ! s’écria Carquefou. Au galop, messieurs !… mademoiselle, au galop !

Bientôt après, une table bien dressée, devant un feu clair, donnait aux voyageurs l’hospitalité plantureuse d’un dindonneau flanqué de deux poulardes choisies par Carquefou parmi les hôtes les plus gras de la basse-cour.

– Ah ! disait-il, quoique martyr, à défaut du paradis, j’accepterais volontiers un logement à l’hôtel du « Canard d’Or » !

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