VII À bon chat, bon rat

Depuis que M. de Pappenheim avait arrêté son plan d’attaque avec le capitaine Jacobus, il faisait voir autour d’Adrienne une grâce plus alerte et plus vive. L’or coulait de ses mains sur la valetaille. Cette magnificence éblouissait les laquais.

« Ma garnison est en déroute ! » pensait Armand-Louis.

Mais, pas plus que Renaud, il ne perdait son temps : l’un haranguait les catholiques, l’autre réunissait les huguenots autrefois groupés autour d’eux. Les deux chefs n’avaient rien perdu de leur ascendant sur leurs anciennes cohortes, et leur éloquence, excitée cette fois par l’imminence et l’imprévu du danger, réveillait le courage dans tous ces jeunes cœurs. Ils choisirent les plus déterminés, leur distribuèrent des armes prises dans les deux châteaux, et les prévinrent en peu de mots qu’ils auraient affaire à un Allemand qui voulait traiter les Français en peuple conquis.

À ces derniers mots, tous ces fils de Gaulois, habitués aux batailles dès leurs jeunes ans, poussèrent de formidables clameurs.

– Le sang coulera peut-être, ajouta Renaud, que ceux qui ont peur s’en aillent.

Personne ne bougea.

Après le départ de M. de Charnailles, qui avait emmené, pour lui faire escorte, trois de ses plus braves serviteurs, et tandis que les étoiles brillaient encore au ciel, Armand-Louis gratta doucement à la porte de la chambre où dormait Mlle de Souvigny.

Une camériste lui ouvrit tout effarée.

Armand-Louis s’approcha respectueusement de l’alcôve devant laquelle pendaient de grands rideaux de serge blanche.

– Mon, Dieu ! est-ce vous, Armand ? demanda une voix timide dont les notes argentines faisaient battre le cœur de M. de la Guerche.

– Oui, c’est moi, répondit le jeune homme qui promenait ses regards autour de cette chambre virginale où reposait ce qu’il aimait le plus au monde. Il aurait voulu en embrasser les meubles, les tentures et jusqu’aux moindres objets qui appartenaient à Adrienne et que sa main effleurait tous les jours.

– Qu’y a-t-il donc ? reprit la voix amie de Mlle de Souvigny.

Ces quelques mots rappelèrent M. de la Guerche à lui.

– Si vous avez confiance en moi, dit-il, pour l’amour de Dieu, levez-vous et suivez-moi.

– Grand Dieu ! le château brûle ! cria la camériste.

– Non, mais il brûlera peut-être dans une heure ; plus un mot à présent.

Mlle de Souvigny savait que M. de la Guerche ne faisait rien à la légère. Elle s’habilla à la hâte sans parler, bien sûre que quelque chose de grave se passait.

Armand-Louis la conduisit dans la chambre étroite d’une tourelle dont la lourde porte était défendue par quatre hommes armés d’arquebuses et d’épées.

– Vous vous ferez tuer s’il le faut, dit Armand-Louis.

– Tous ! répondit celui d’entre eux qui paraissait le chef de la petite bande.

L’aube se faisait. Armand-Louis sortit du château.

Un bruit sourd, comme celui que ferait une troupe en marche, troublait le silence limpide. Bientôt des groupes d’hommes parurent sur la lisière des bois. Renaud était à leur tête. Armand-Louis en compta plus de cent.

Une joie folle brillait dans les yeux de M. de Chaufontaine.

– Les violons sont-ils prêts ? demanda-t-il à M. de la Guerche.

– Ils s’apprêtent, répondit Armand-Louis qui avait entendu une rumeur du côté des écuries où couchaient les cavaliers de M. de Pappenheim.

– Ora pro nobis ! murmura Carquefou qui aiguisait une épée sur la manche de son pourpoint.

Armand-Louis disposa sa petite armée dans les meilleures positions. Aucun être humain ne pouvait sortir du château sans essuyer le feu de cinquante mousquets. Un tacticien n’eût pas mieux fait.

Aux premières clartés du matin, M. de Pappenheim parut en costume de bataille, l’épée au flanc, le poignard à la ceinture, la cuirasse sur le dos. Maître Hans était auprès de lui en grand équipage de guerre, mais un peu pâle.

Le comte porta un sifflet d’argent à ses lèvres et en tira un son aigu.

Les portes des écuries s’ouvrirent et cinquante hommes à cheval en sortirent. Tous se rangèrent silencieusement dans la cour.

– Cinquante ! murmura Armand-Louis, qui ne croyait pas en avoir plus de vingt à combattre.

Il était clair que M. de Pappenheim avait recruté sa bande de trente coquins de bonne volonté, et que ces trente bandits s’étaient glissés un à un, la nuit, dans l’enceinte de la Grande-Fortelle. Les proportions étaient changées. Le comte allemand démasquait ses forces. Si les gens du capitaine Jacobus se présentaient, avertis par quelque message secret, le succès de la lutte pouvait être incertain. Armand-Louis résolut d’en précipiter le moment.

Il quitta donc le poste d’observation où il se trouvait et se rapprocha des cavaliers. Tous avaient le pistolet aux fontes, le sabre au fourreau.

À sa vue, M. de Pappenheim fronça le sourcil.

– Déjà debout ! lui dit tranquillement Armand-Louis, monsieur le comte va donc en chasse aujourd’hui ?

– Oui, répondit l’Allemand avec un singulier sourire, je vais courir une biche et j’attends mes piqueurs.

Il fit quelques pas vers la grande porte du château et regarda dans la campagne baignée d’une lumière blondissante.

Armand-Louis le suivit.

– Si vos piqueurs, comme je l’imagine, reprit-il froidement sont commandés par le capitaine Jacobus, ne les attendez pas.

M. de Pappenheim pâlit et regarda M. de la Guerche. Maître Hans tremblait de tous ses membres et cherchait à s’effacer derrière son maître.

– Vous connaissez donc le capitaine Jacobus ? demanda le comte Godefroy.

– Un peu, et je crois même que ses compagnons ont perdu leur chef, continua Armand-Louis.

– Ah !

– Je l’ai rencontré l’autre soir, et depuis lors il n’a plus eu occasion de voir les lumières que Votre Seigneurie allume sur sa fenêtre.

Renaud qui venait de se glisser jusqu’à la porte, n’y tint plus.

– C’est si vrai, dit-il, que ce brave capitaine est mon hôte ; il habite une chambre fort propre où il contemple le ciel à travers dix barreaux de fer.

M. de Pappenheim mordit ses moustaches, la colère qui le travaillait éclata.

– Maître Hans, cria-t-il, saisissez ce jeune coq et jetez-le sur la croupe de mon cheval !

– Maître Hans !… jamais il n’osera !… je le connais ! s’écria Renaud en éclatant de rire. Maître Hans se souvient trop bien du cabaret de la mère Frisotte !

– Ah ! c’est donc toi ! reprit le comte Godefroy qui comprit tout.

Et de son poing fermé il assena un coup si terrible sur le front du pauvre écuyer que maître Hans, lâchant la bride de son cheval, tomba lourdement la face contre terre.

– Premier grêlon ! murmura Carquefou, qui se grattait la tête derrière Renaud.

– À présent, c’est donc la guerre ! reprit M. de Pappenheim en relevant le front.

Et, prompt comme la foudre, il tira l’épée.

Ses cinquante cavaliers l’imitèrent.

– La guerre donc ! répondit Armand-Louis.

Au signal qu’il donna en s’armant de l’épée, dix hommes parurent sur le mur qui lui faisait face, puis dix autres sur la poterne, puis d’autres encore derrière les vieux créneaux, à toutes les portes, à chaque fenêtre ; ce n’était partout que pertuisanes, lances, arquebuses, haches d’armes, un cercle de tubes noirs et de lames blanches.

M. de Pappenheim fit le tour des bâtiments d’un seul regard. Un sourd murmure dont il comprit la signification sortait du milieu de sa troupe.

– Bien joué ! monsieur, dit-il, tandis que sa main tourmentait la garde de son épée.

– Monsieur le comte, répondit M. de la Guerche, il serait bon, je crois, de renoncer à votre chasse pour aujourd’hui… et de regagner l’Allemagne demain. À ces conditions, je puis me taire et vous laisser libre.

– Est-ce un ordre, monsieur ? je ne suis pas vaincu, cependant !

– C’est un conseil ; le sang n’a pas coulé, donc vous êtes mon hôte encore, l’hôte de M. de Charnailles et de Mlle de Souvigny.

M. de Pappenheim promenait toujours ses regards autour de lui comme un sanglier qui, traqué par une meute, cherche une issue. Partout des mousquets, partout des fers de lances, partout des visages impassibles et résolus. Au loin dans la plaine, rien, ni l’éclair d’un casque, ni la poussière que soulève le galop d’un cheval. Près de lui, cinquante hommes dont un instinct secret, mais sûr, lui disait que le courage vacillait. Armand-Louis vit l’ombre de l’hésitation sur son visage. Il fit un pas et, baissant la pointe de son épée :

– La partie, d’ailleurs, n’est pas égale, croyez-moi, reprit-il ; je puis perdre la vie ici, vous y laisseriez l’honneur.

À son tour, M. de Chaufontaine s’avança :

– Maintenant, s’il vous plaît d’en découdre, frappez ! la France entière saura ce qu’a fait le comte de Pappenheim, maréchal héréditaire de l’empire d’Allemagne !

Cela dit, Renaud brandit son épée et attendit.

M. de Pappenheim changea de visage ; un instant sa main se leva comme pour donner le signal du combat, mais un cercle de fer entourait ses cavaliers, et la bataille était perdue d’avance. Repoussant donc son épée dans le fourreau et soulevant son feutre, qui laissa voir les deux lames rouges croisées sur son front livide :

– Monsieur le comte, dit-il, demain je partirai pour l’Allemagne.

– Alors, monsieur, nous allons déjeuner, dit Renaud tristement.

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