XXXVI Sorcier contre sorcière

On se souvient que Magnus était sorti du camp de Gustave-Adolphe tranquillement au pas, tandis que M. de la Guerche et Renaud disparaissaient dans un nuage de poussière. Il est de l’avis de ces sages qui pensent que ceux qui vont le plus loin ne sont pas ceux qui vont le plus vite. Tandis que sa monture frappait la terre d’un pied élastique et régulier, Magnus réfléchissait. L’entreprise dans laquelle il venait de s’engager n’était pas commode, mais il en avait tenté de plus difficiles, et, avec l’aide de Dieu et de Baliverne, il espérait bien s’en tirer. À la première bifurcation de la route, il prit la direction du midi résolument, et commença ce métier de batteur d’estrade qu’il avait si souvent pratiqué et pour lequel il semblait avoir été créé. Pas un homme alors, pas un voyageur, pas un soldat, pas un marchand qu’il n’interrogeât ; pas un carrosse, pas une charrette, pas une litière qu’il ne sondât du regard ; pas une troupe de cavalerie à laquelle il ne se mêlât ; pas de colporteur ou de bohémien qu’il ne fît parler ; pas de mendiant ou de moine avec lequel il ne s’assît sous un arbre ou devant un pot de bière. S’il s’arrêtait dans une hôtellerie, il en visitait toutes les chambres ; s’il demandait l’hospitalité dans un château, il savait, une heure après, quels hôtes l’avaient hanté depuis six mois ; s’il traversait une ville ou quelque bourg, il en connaissait toutes les maisons la nuit venue. Point de cavalcade qu’il n’accompagnât pendant une heure ou deux. Il professait cette maxime : « Que le vin a été donné à l’homme pour lui délier la langue. » En conséquence, il offrait à boire à quiconque avait soif. Peu de passants lui refusaient de vider un broc, et il savait bientôt quels hommes et quelles femmes voyageaient sur les routes voisines.

– Que je découvre une fois seulement la piste de Mlle de Souvigny, disait-il, et je la suivrai jusqu’au bout du monde.

Magnus avait recueilli déjà un certain nombre de renseignements qui lui permettaient d’asseoir quelques conjectures sur la direction des deux prisonnières, lorsqu’un matin, au moment où il bouclait son portemanteau sur la selle de son cheval, il vit entrer dans la cour de l’hôtellerie qu’il allait quitter un messager dont la figure était tout ensanglantée. L’homme jurait comme un païen, le cheval boitait. Le regard dont Magnus enveloppa le cavalier lui fit reconnaître les armes de Jean de Werth brodées sur la manche du messager ; son pied quitta l’étrier aussitôt, et il s’approcha du nouveau venu.

– Que l’enfer confonde ce cheval ! cria le messager en appliquant un furieux coup de poing sur la tête de l’animal ; j’ai quinze lieues encore à faire, et c’est à peine si j’aurai la force de gagner un lit.

On voyait en effet que le cavalier qui venait de mettre pied à terre se soutenait à peine.

– Et vous appartenez à un maître qui ne permet pas qu’on s’endorme en route ! dit Magnus.

Le messager regarda le soldat.

– Surtout quand il s’agit d’une mission de confiance, reprit-il vivement, les heures, les minutes sont comptées ; j’étais en avance, et, grâce à ce maudit cheval qui manque des quatre fers à la fois et m’envoie la tête en avant dans un amas de cailloux, je n’arriverai plus. C’est vingt écus d’or que je perds !

Un nouveau coup de poing tomba sur la tête du cheval qui chancela et hennit de douleur.

Épuisé lui-même par la fatigue et par le sang qu’il perdait, le messager tomba sur un banc.

Une inspiration soudaine illumina l’esprit de Magnus, et regardant bien en face le blessé qui s’essuyait le front :

– Vingt écus d’or que vous aurait donnés le baron Jean de Werth, reprit-il, et vingt autres encore que n’aurait pas manqué de vous offrir Mme la baronne d’Igomer, c’est beaucoup d’argent que vous perdez !

Le blessé tressaillit.

– Comment savez-vous cela ? s’écria-t-il.

– J’étais au service de Mme la baronne il y a huit jours à peine, répliqua Magnus hardiment, et Dieu sait si elle attendait avec impatience la réponse de votre maître ! Il y a des heures où pour l’avoir ce n’est pas une maigre somme de vingt écus qu’elle eût tirée de sa poche, mais cinquante, mais cent !

– Cent ! s’écria le blessé qui fit un effort pour se relever et retomba sans force sur le banc.

– Écoutez donc ! Quand il y a sous roche une anguille qui s’appelle Mlle de Souvigny, et au bout de l’hameçon une autre anguille qui se nomme Mlle de Pardaillan, cela vaut bien une poignée d’or.

– Toucher au but et tout perdre ! s’écria le blessé qui fermait les poings.

– Et cela parce qu’un cheval a de mauvaises jambes !

Le messager gémit profondément ; ses doigts caressaient un pli qu’il portait sous son pourpoint, et du coin de l’œil il examinait Magnus.

– Voyons, poursuivit celui-ci, entre camarades, il faut s’entraider ; que donneriez-vous à l’honnête homme qui se chargerait de galoper pour vous ?

– Dix écus d’or.

– Donnez-m’en vingt, et par bonté d’âme je me dérangerai de mon chemin, et celle qui fut ma maîtresse recevra la lettre de monseigneur Jean de Werth.

– Vous dites vingt écus d’or ?

– Vingt ! répondit Magnus qui ne voulait pas, en cédant mal à propos, éveiller les soupçons du messager.

– Et quoi que vous donne Mme la baronne, le reste sera pour moi ?

Magnus parut hésiter.

– Soit ! dit-il enfin.

Le messager tira lentement la dépêche de son pourpoint.

– Maudit cheval ! reprit-il en la serrant entre le pouce et l’index.

Magnus, qui dévorait la lettre des yeux, ne se hâta pas de la prendre cependant.

Les doigts du messager ne se pouvaient détacher du papier.

– Qui me répond de votre bonne foi ? dit-il tout à coup en fixant un regard inquiet sur Magnus.

– Rien ! répondit tranquillement celui-ci ; donc si vous vous croyez en état d’entreprendre cette course, essayez. Je ne tiens nullement à changer de route ; la pensée de venir en aide à un camarade, et celle aussi de gagner un honnête salaire, m’ont seules fait parler ; mais si vous ne voulez pas de mes services, bonsoir !

Tout en parlant ainsi, Magnus fit mine de se retirer ; le blessé l’arrêta.

– Voici la dépêche, dit-il ; songez que si vous ne la portiez pas, et promptement, vous répondriez de votre négligence à monseigneur Jean de Werth. Le connaissez-vous ?

– Un peu.

– Cela suffit. Sa Seigneurie a le bras long, l’épée plus longue encore ; quand elle rit, cela donne le frisson ; mais quand elle ouvre la main, il en tombe une pluie d’or.

– On fera en sorte de contenter ce noble seigneur. Maintenant, où trouverai-je Mme la baronne d’Igomer ?

– Dans un village voisin de Burgstall, à l’enseigne des « Trois Mages » ; elle y demeurera jusqu’à demain soir.

– J’aurai l’honneur de la saluer demain matin.

– Hum ! votre bête a donc des jambes de cerf ? dit le messager en jetant un regard d’envie sur le cheval de Magnus.

– C’est un oiseau.

La dépêche passa des mains du blessé aux mains de Magnus ; celui-ci étouffa le profond soupir de contentement qui soulevait sa poitrine, et glissant sans trop d’empressement le papier dans sa poche :

– Je suis bon diable, reprit-il ; quand on a confiance en moi, je paye d’avance : voilà dix écus d’or qui seront les arrhes de notre convention.

– Partez vite ! s’écria le blessé, on n’a pas tous les jours la chance de trouver un compagnon qui a la bourse d’un Juif sous la veste d’un soldat.

– Un mot encore, l’ami ; il peut se faire que Jean de Werth me demande de vos nouvelles, il peut se faire aussi que j’aie besoin de prendre votre nom : comment vous appelez-vous ?

– Karl Mayer.

– Eh bien ! si je dois être Karl Mayer, je ferai en sorte que vous soyez content de moi.

Magnus voyagea toute la nuit, demandant à sa monture, qu’il avait jusqu’alors ménagée, toute sa force et toute sa vitesse. Un instant il eut la pensée de briser le sceau de la dépêche dont ses doigts interrogeaient sans cesse le papier ; il pénétrerait ainsi les secrets desseins de Jean de Werth, et parviendrait plus aisément à les déjouer ; mais sans dépêche, comment se présenterait-il à Mme d’Igomer ? quels moyens aurait-il de communiquer avec les prisonnières ? Le plus important était de les découvrir d’abord et de vivre auprès d’elles ; le soin de les délivrer viendrait après. Une fois maître de la confiance de la baronne, Magnus prendrait conseil des circonstances. Ces résolutions bien arrêtées, le cavalier poussa son cheval et entra la tête haute dans le village, au milieu duquel se balançait au bout d’une tringle de fer une enseigne portant sur un fond jaune l’image de trois Turcs vêtus d’habits magnifiques bariolés de vert et de rouge.

Il était devant l’auberge des « Trois Mages ».

En saluant Mme d’Igomer, Magnus posa complaisamment la main sur le pommeau de Baliverne. Mlle de Souvigny et Mlle de Pardaillan étaient désormais sous la protection d’un fer qui ne l’avait jamais trahi qu’une fois. Mais alors Magnus combattait contre M. de la Guerche.

« Et c’était un avertissement du Ciel », pensait Magnus.

Un éclair de joie illumina le visage de la baronne, après qu’elle eut parcouru la dépêche que le faux messager venait de lui remettre.

– Monseigneur le baron Jean de Werth me mande qu’il vous suit de près, dit la baronne. Dieu sait avec quelle impatience je l’attendais !

– Cette impatience, il la partage, répondit froidement Magnus.

– Sa Seigneurie vous attache à mon service.

– Je le savais.

– Et m’assure que je puis avoir toute confiance en vous.

– Je la mérite.

– Je vous commets donc à la garde de deux jeunes personnes qui s’obstinent à ne pas vouloir suivre les conseils de ceux qui les aiment, et qui ont de coupables désirs d’indépendance.

– Je réponds d’elles corps pour corps.

Mme d’Igomer baissa la voix, et sans regarder Magnus, qui restait devant elle, impassible et debout :

– Mlle de Pardaillan et Mlle de Souvigny ont auprès de leur personne, poursuivit-elle, un vieil écuyer qui s’entête à ne pas les quitter malgré son grand âge. Vous lui ferez comprendre qu’il doit s’éloigner.

– Les arguments ne manqueront point, ni les bras non plus. Il disparaîtra.

– Vous me comprenez à merveille.

– Monseigneur Jean de Werth a toujours remarqué que je ne manquais pas d’un certain esprit. J’ose espérer que madame la baronne partagera un jour cette conviction.

– Je n’en doute pas ; mais puisque vous comptez si fort sur le poids de votre éloquence, ces mêmes raisonnements qui vous doivent si bien réussir, vous les emploierez également à l’égard de quatre ou cinq serviteurs qui accompagnent cet écuyer et qui ne sont pas moins têtus.

– On mesurera la force de la dialectique à la force de la résistance.

Mme d’Igomer sourit.

– Si jamais vous quittiez le service de monseigneur Jean de Werth, dit-elle, je vous attacherais volontiers au mien.

– Madame la baronne ne s’en trouverait pas trop mal.

– Venez là maintenant, que je vous présente à mes deux amies. Votre règle de conduite avec elles doit être politesse et surveillance.

– Si madame la baronne me le permet, je ferai passer l’une de ces vertus avant l’autre ; je ne dis pas laquelle.

Et il suivit Mme d’Igomer qui se dirigeait vers l’appartement des deux cousines.

Magnus soutint sans broncher le regard que lui jeta Mlle de Souvigny. En apprenant que ce nouveau personnage, tigré de boue et maculé de poussière, allait être attaché à leur personne, Diane fronça le sourcil.

– Nous avions notre écuyer, dit-elle.

– Il est bien vieux, bien cassé ! répondit la baronne qui s’éloigna.

Magnus, qui la suivait, passa devant Adrienne et la regardant avec une fixité extraordinaire, laissa tomber à ses pieds un petit morceau de papier. Adrienne le ramassa, tandis que le cavalier posait un doigt sur ses lèvres. Comme il allait passer la porte, Adrienne ouvrit ce morceau de papier et lut le nom de Magnus.

Un cri allait jaillir de sa bouche ; il la regarda de nouveau et elle le reconnut alors à l’expression de ses yeux. Presque au même instant, Magnus disparut.

Aussitôt qu’elle fut seule, Mlle de Souvigny saisit le bras de Mlle de Pardaillan.

– Magnus est ici !… Comprends-tu, dit-elle, Armand-Louis n’est pas loin !

– Et M. de Chaufontaine non plus alors ! répondit Diane.

Et les deux cousines tombèrent dans les bras l’une de l’autre en remerciant Dieu.

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