XXXVII Le déjeuner de deux amis

Cependant, l’arrivée inattendue de Magnus, les précautions qu’il avait prises pour se faire reconnaître, son déguisement surtout, en confirmant les craintes conçues par Adrienne depuis longtemps, redoublaient l’anxiété dans laquelle elle vivait. Ces craintes étaient à présent partagées par Diane. Magnus n’était pas dans une situation d’esprit moins perplexe. Il ne pouvait plus douter de la prochaine apparition de Jean de Werth, et sa présence auprès de Mlle de Souvigny impliquait un péril contre lequel il était urgent de se mettre en garde. Autour de lui une troupe de chenapans déterminés à tout, et, pour lui prêter le secours de leurs bras et de leur dévouement, un vieillard et quatre ou cinq hommes seulement. En une telle occurrence, il ne fallait songer à demander à Baliverne son secours qu’à la dernière extrémité. La ruse seule était de mise.

Au plus fort de ses méditations, une voix qui le fit tressaillir attira l’attention de Magnus. Il se retourna et se trouva en face de l’honnête Frantz, qu’il n’avait plus eu l’occasion de rencontrer depuis Carlscrona. Magnus eut quelque peine à réprimer un mouvement de joie. La Providence mettait sous sa main l’homme qu’il détestait le plus au monde.

– Vous semblez plongé dans de bien profondes rêveries, camarade, lui dit Frantz ; voilà deux fois que je vous appelle par votre nom de Karl Mayer, et vous ne répondez pas.

– Il faut me le pardonner ; la responsabilité qui pèse sur ma tête, et à laquelle un homme d’épée tel que moi n’est point accoutumé, me rend songeur, répondit Magnus. Vous êtes sans doute l’homme de confiance de Mme la baronne ?

– Vous l’avez dit ; s’il vous plaît d’en user, je vous prêterai les secours de mon expérience.

– C’est parler en bon chrétien ; deux jeunes filles à garder, l’affaire n’est pas mince ! C’est comme qui dirait deux oiseaux sur la branche !

– Bah ! une cage vient à bout des hirondelles !

Magnus tressaillit involontairement. Que de bon cœur alors il eût serré ses doigts autour du cou de maître Frantz ! Mais, en ce moment, maître Frantz avait, comme un général d’armée qui surveille un ennemi impatient, l’avantage du nombre et de la position.

– Qu’avez-vous donc à me regarder ainsi, reprit Frantz, on dirait que vous me connaissez ?

– J’avais un ami qui vous ressemblait fort, se hâta de répondre Magnus ; j’ai cru le retrouver en vous voyant, et je me suis senti pris pour vous d’un sentiment de tendresse extraordinaire.

– Vous me flattez !

– Et puis je pensais à vous offrir la moitié d’un dindonneau qui est à rôtir dans la cuisine, ainsi qu’une tranche d’un excellent pâté, dont l’aubergiste a mis à part, à ma prière, un vigoureux morceau.

– Excellente idée !

– Savez-vous un coin où deux honnêtes personnes pourraient se réconforter en causant autour d’une table chargée de quatre bouteilles ?

– Si j’en connais ! Suivez-moi, et nous trouverons un réduit propre et discret où des estomacs qui n’ont rien sur la conscience auront tout loisir de savourer en paix les biens matériels que la Providence dispense aux gens de cœur.

Marchant sur le pas de Frantz, Magnus arriva bientôt au fond d’un jardin où, par ses soins, une table fut promptement dressée et garnie de mets propres à caresser la vue et l’odorat. Des bouteilles au long col, accompagnées de flacons aux formes massives et trapues, flanquaient ce menu qui disposait Frantz à la joie.

– Ainsi, poursuivit Magnus après qu’il eut fait sauter le bouchon de la première bouteille, vous pensez qu’une cage va bientôt me débarrasser du soin de veiller sur mes prisonnières ?

Frantz cligna de l’œil.

– Hé ! par saint François mon patron, n’avez-vous pas entendu parler de monseigneur Jean de Werth, mon très honoré maître ? reprit-il.

– Sans doute.

– Eh bien ! Jean de Werth et Mlle de Souvigny, ça fait un grand seigneur et une belle fille. Que faut-il pour transformer l’un en mari, l’autre en femme ? un trait d’union. Un moine le fournira.

– Un mariage ?

– Béni par la sainte Église ! Entre nous, Mlle de Souvigny appartient aux chaudières de l’enfer, nous faisons son salut.

– Mais je me suis laissé raconter qu’elle ne voulait pas se marier avec Jean de Werth, qu’elle aimait un gentilhomme français ?

– Chansons que tout cela ! vous comprenez qu’un moine qui lit son bréviaire, qui s’occupe du salut de son âme et à qui on donne une bourse d’or pour réparer sa cellule, n’a pas le loisir d’écouter les sornettes d’une petite fille. Elle sera mariée, et si elle pleure un peu, elle aura le temps de se consoler en Bavière.

– Où Jean de Werth se propose de l’emmener ?

– Naturellement. Cloîtrée, Mlle de Souvigny pourrait s’évader ; mariée, le diable et Luther n’y peuvent rien ; la voilà perdue pour M. de la Guerche, et gagnée pour nous. C’était une pitié de voir une si jolie fille, qui a les mains et les poches pleines de ducats, passer au bras d’un hérétique.

– Voilà qui est parfait, et vous me voyez dans le ravissement ; mais avec Mlle de Souvigny j’ai encore Mlle de Pardaillan !

– Ce qui est bon pour l’une ne saurait être mauvais pour l’autre : nous marierons aussi Mlle de Pardaillan !

– Toujours à l’aide du moine qui lit son bréviaire ?

– Toujours. Et du même coup nous faisons son salut et le bonheur d’un jeune officier de l’armée impériale.

– Vous raisonnez victorieusement, maître Frantz.

– Le raisonnement est mon fort ! De puissants personnages, avec qui j’ai eu l’honneur de me trouver en relation dans des circonstances délicates, et à qui j’ai eu le bonheur de donner de bons et utiles conseils, ont bien voulu me dire qu’il y avait en moi l’étoffe d’un grand ministre. Mais la justice s’étant émue de peccadilles où éclatait le feu de la jeunesse bien plus que le désir de mal faire, des ennemis, jaloux de mon mérite, m’ont retenu dans les emplois subalternes, alors que mon génie m’appelait aux plus hautes fonctions… J’avais, dit-on, ramé six ans sur les galères de la sérénissime république de Venise, voilà mon crime.

– Une bagatelle ! murmura Magnus, qui vidait les bouteilles trapues dans le large gobelet de Frantz.

Il y avait longtemps déjà que la dernière des bouteilles au long col avait été vidée ; aux troupes légères succédaient les gros bataillons.

L’honnête Frantz se sentait attendri et disposé aux épanchements. Il voulut par un aveu obtenir l’admiration d’un associé qui traitait si bien ses convives.

– Mme la baronne d’Igomer avait assez lestement escamoté les deux demoiselles, mais l’idée de les marier est de moi, et je m’en vante, reprit-il. Seul j’ai conçu le plan de notre petite expédition, et le premier j’ai prononcé le nom de Jean de Werth, mon maître bien-aimé.

– Abominable coquin ! marmotta Magnus qui entaillait la table avec la lame de son couteau.

– Je lui devais bien ça pour tous les bienfaits dont il m’a comblé sous forme de pièces blanches et jaunes ; mais c’est en même temps une dette que j’acquitte…

– Une dette ?

– Oh ! c’est une longue histoire ! Qu’il vous suffise de savoir qu’un homme à la mort duquel je m’intéressais a eu le mauvais goût de se tirer d’affaire au moment où le bourreau allait lui trancher la tête. Grâce à ce procédé, que je ne qualifierai pas, j’ai failli me trouver dans une vilaine passe ! Cela se passait en Suède… Il m’a fallu en partir au plus vite et laisser sur les grandes routes le peu que j’avais gagné honnêtement… Mon glorieux maître tirait de son côté. Débarqué seul sur la terre d’Allemagne, j’ai vécu tant bien que mal, jusqu’au jour où la fortune m’a mis sur le chemin de Mme la baronne d’Igomer. J’ai pu lui rendre quelques petits services, et sachant que j’avais été à monseigneur Jean de Werth, elle s’est ouverte à moi. Or j’avais juré de me venger de l’homme à qui je dois tous mes malheurs.

– Et vous tenez parole !

– N’agiriez-vous point de même ?

– Sans aucun doute.

– C’est pourquoi, ne pouvant rien encore contre M. de la Guerche, provisoirement, je prends la femme qu’il aime et la donne à un autre.

Magnus ne put réprimer un léger mouvement ; la lame du couteau venait de se briser dans le bois.

– Ne trouvez-vous pas cette vengeance délicate ? ajouta maître Frantz ; la pointe d’une épée déchirant les chairs ne lui percerait pas le cœur plus cruellement. Je me connais en hommes, et celui-là est de ceux qui ont le cœur tendre… m’approuvez-vous ?

– Tout à fait ! croyez qu’aucune de vos paroles n’est perdue pour moi : à l’occasion je m’en souviendrai.

– Alors touchez là… je ne demande pas mieux que de remplacer l’ami que vous avez perdu : votre visage me revient tout à fait.

Magnus saisit la main que Frantz lui tendait par-dessus la nappe et la serra avec une telle force que son compagnon poussa un cri.

– Mordieu ! s’écria-t-il, il ne ferait pas bon à un homme d’humeur pacifique de tomber entre vos griffes.

– Je le crois ! dit Magnus.

Il jeta par-dessus son épaule une bouteille vide et fit sauter le goulot d’une bouteille pleine.

– Puisque Jean de Werth n’est pas loin, reprit-il, et j’en sais quelque chose, moi qui l’ai quitté il y a trois jours, vous avez certainement fait choix d’une chapelle pour célébrer la cérémonie du mariage ?

– La chapelle est choisie et l’heure aussi.

– Diable !

– Si vous connaissez le couvent de Saint-Rupert, à quatre lieues d’ici, on vous y présentera un moine du nom d’Hilarion, qui n’a pas son pareil dans tout le Brandebourg, le Hanovre et la Saxe pour expédier une messe.

– Le couvent de Saint-Rupert et le moine Hilarion, dites-vous ?

– J’ai visité l’un et causé avec l’autre ; un couvent caché dans un bois, un moine dévoré d’une soif inextinguible.

– Pourquoi tant de hâte ?… À Magdebourg il y a une cathédrale, un évêque !

– Magdebourg ? une ville qui est toute pénétrée du levain de l’indépendance ! une ville où des bourgeois insolents voudraient savoir pourquoi on marie une fille qui crie et s’évanouit !… À d’autres ! Et les circonstances imprévues, ami Karl, et M. de la Guerche qui n’est pas mort, et son ami le roi Gustave-Adolphe ! Il ne faut qu’un coup de vent pour renverser un chêne ; il ne faut qu’un hasard pour déranger mes plans… À la santé de la mariée !

– À la santé de Mlle de Souvigny ! répondit Magnus qui se découvrit.

Frantz partit d’un éclat de rire.

– Ah ! le bon apôtre ! dit-il ; parle-t-il sérieusement des choses les plus drôles !

– C’est que je me prépare en esprit au pèlerinage de Saint-Rupert, repartit Magnus ; nous partirons sans doute prochainement ?

– Nous partirons demain, s’il vous plaît !

– Il faut donc que je veille sur mes hirondelles ! Que dirait Jean de Werth si Mlle de Souvigny s’échappait ?

– Oh ! il ne dirait rien…

– Ah !

– Mais il vous ferait sauter la cervelle d’un coup de pistolet.

Magnus savait ce qu’il voulait ; il cessa de verser à boire à maître Frantz ; celui-ci, étonné et qui se sentait le gosier sec, étendit le bras pour s’emparer d’une bouteille ; il perdit l’équilibre, tomba sur le banc, et du banc tomba par terre ; il s’endormit sans plus remuer qu’une souche.

– Si je le tuais ? murmura Magnus, qui tira son poignard à demi.

Puis, le repoussant dans la gaine, et d’une voix sourde :

– Non, pas encore, reprit-il.

Et, sautant par-dessus le corps inerte de Frantz, il rentra dans l’auberge.

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