XV Une fauvette dans un nid

En ce moment le cavalier noir que M. de la Guerche avait aperçu si souvent passant au galop sur la route, arrivait sur le lieu du combat.

– Où es-tu, Marguerite, où es-tu ? dit-il.

Une femme tout enveloppée de voiles blancs et à demi couchée sur la route lui tendit les bras.

Le comte Wasaborg sauta de selle et la souleva.

– Tu n’as rien, tu n’es pas blessée au moins ? parle, rassure-moi ! s’écria-t-il.

Et il couvrait ses mains, ses bras, son front de baisers.

– Non ! non ! je suis sauvée, je t’aime ! répondit Marguerite qui fondit en larmes et cacha son visage rayonnant entre les bras du jeune homme.

Un autre cavalier auquel Armand-Louis n’avait pas pris garde d’abord parut à l’ouverture du chemin creux. Il en parcourut l’étendue d’un long regard : à la vue des cadavres tombés sous les coups de M. de la Guerche, il frissonna.

– Y sont-ils tous ? demanda-t-il d’une voix émue en s’approchant du vainqueur.

– Ma foi, non ! j’ai fait ce que j’ai pu, répondit Armand-Louis, mais le chef m’a échappé, il galope là-bas.

– Là-bas ? Oh ! je l’atteindrai ! s’écria le nouveau venu.

Et, sans répondre à la voix du comte de Wasaborg qui l’appelait, il piqua des deux.

– Le duc est fou ! reprit l’homme au cheval noir.

S’approchant alors d’Armand-Louis avec une aisance et une dignité que celui-ci n’avait encore vues à personne, il lui tendit la main.

– La confiance seule, monsieur, dit-il, peut reconnaître de tels services. Vous êtes fatigué sans doute, blessé peut-être, suivez-nous dans une maison où jusqu’à présent nul autre que moi n’a pénétré.

Armand-Louis suivit son guide qui se dirigeait vers la maison blanche. On traversa le jardin plein d’arbres et de silence. Çà et là quelques arbustes brisés, des vases renversés, des fleurs arrachées de leurs tiges indiquaient le passage des ravisseurs. Celle que le comte de Wasaborg avait appelée Marguerite frissonnait à cette vue qui lui rappelait à quels dangers elle venait d’échapper grâce à l’intervention d’un étranger. Autant que la pâle clarté de la lune lui permettait de reconnaître les objets, il semblait à Armand-Louis que les arbustes meurtris et les fleurs qu’il foulait aux pieds n’appartenaient pas au climat de la Suède. La porte qui donnait sur le perron était encore ouverte ; Armand-Louis et son guide pénétrèrent dans une pièce ronde tendue en mousseline des Indes et en satin de Chine. Les meubles en étaient d’une rare élégance et aussi précieux par la matière que par le travail. Deux bougies de cire parfumée éclairaient cette chambre toute remplie de mille objets ravis aux pays les plus lointains : coffrets d’ébène et d’argent, vases du Japon, miroirs de Venise, toutes les élégances mariées à tous les luxes. M. de la Guerche promena autour de lui un regard émerveillé. Un roi n’eût pas choisi une retraite plus charmante pour sa favorite ; mais, quand il reporta ce regard sur la reine de ce séjour enchanté, il ne lui parut pas que cette élégance et ce luxe fussent exagérés. Telle il n’eût pas rêvé la divinité de ce temple : pâle dans sa robe aux longs plis flottants, elle était comme une apparition blonde au milieu d’un nuage blanc.

– Vous comprenez maintenant que je l’aime plus que la vie, dit le comte de Wasaborg, qui surprit Armand-Louis dans son extase. Et sans vous je l’aurais perdue, peut-être ! Votre main, monsieur !

Celle qu’Armand-Louis avait tirée des griffes du capitaine Jacobus leva les yeux sur lui, deux yeux bleus et doux, pareils à des pervenches lumineuses.

– Votre nom, monsieur, dit-elle, pour qu’il soit béni dans le cœur de Marguerite Cabeliau.

– Cabeliau ! Marguerite Cabeliau ! s’écria Armand-Louis, la surprise peinte sur le visage.

– Ce nom, ce n’est pas la première fois que vous l’entendez ? demanda Marguerite.

M. de la Guerche éprouvait un certain embarras à répondre. Pourquoi ce mystère, si Marguerite était la femme du comte de Wasaborg ? Quelque chose lui disait qu’il était en présence d’une de ces positions que mille événements peuvent expliquer, mais qu’à coup sûr la morale austère du vieux capitaine calviniste condamnait.

Quelle pureté, quelle innocence cependant sur le visage de Marguerite !

– Ce n’est pas, en effet, la première fois que ce nom de Cabeliau frappe mon oreille, dit enfin Armand-Louis. J’ai fait le voyage d’Anvers en Norvège sur un navire dont le capitaine s’appelait Abraham.

– C’était mon père.

– Il m’a parlé de sa fille et m’a sauvé la vie.

Le front de Marguerite se couvrit de rougeur.

– Ah ! reprit-elle en baissant la tête, les nobles actions et lui suivent le même sentier !

Sa poitrine s’était gonflée ; on voyait, au tremblement de ses lèvres, quelle émotion l’agitait. Une pâleur mortelle, succédant au coloris le plus vif, s’étendait sur son visage.

– Marguerite ! s’écria le comte de Wasaborg.

– Dieu n’a pas étendu Sa main sur la fille d’Abraham Cabeliau, dit alors Marguerite d’une voix triste ; mais l’homme que mon père a sauvé sera chez elle comme chez lui. Vous êtes sans doute le comte Armand-Louis de la Guerche ?

Armand-Louis s’inclina.

– Monsieur de la Guerche ? dit à son tour le comte de Wasaborg avec un vif sentiment de surprise.

– Vous me connaissez ?

– Non, pas moi, reprit M. de Wasaborg en hésitant un peu ; mais un capitaine des gardes du roi, qui a eu l’occasion de vous voir plusieurs fois, m’a parlé de vous. Vous êtes chargé d’une mission, je crois ?

– Oui, comme le cheval qui porte le ministre est chargé du gouvernement : on m’a dit de porter des papiers, je les ai portés ; on m’a prié d’attendre, j’ai attendu.

– Et à présent ?

– J’attends encore.

– Et vous ne savez rien de ce que renferme le pli que vous avez fait remettre au château royal de Gothembourg ?

– Rien.

Cette réponse sembla jeter le comte de Wasaborg dans un courant de réflexions nouvelles. Son visage changea d’expression ; une sorte de méditation grave y laissa son empreinte.

Marguerite, la tête dans sa main et le coude sur un oreiller, était perdue dans des rêveries dont l’ombre passait sur son front pâli. Un grand silence se fit.

Abandonné à lui-même, M. de la Guerche promena ses yeux autour de lui ; malgré leurs qualités olympiques, les héros sont quelquefois des hommes. À présent qu’il n’avait plus à combattre le capitaine Jacobus, l’estomac d’Armand-Louis lui rappelait, par de vigoureux tiraillements, qu’il appartenait à la terre. Bientôt ses yeux furent ramenés vers un guéridon que, dès son entrée, il avait considéré avec une sorte de tendresse, la tendresse du renard pour les raisins de la fable. Ce guéridon était chargé de pâtisseries, de corbeilles de fruits et de flacons au ventre pansu. À bout de patience, M. de la Guerche consulta son voisin du regard en passant deux doigts sur ses moustaches.

– Je vois là, dit-il, des flacons pleins d’un vin d’Espagne doré et des corbeilles qui plient sous le poids des fruits ; si à ce menu gracieux on ajoutait quelque bonne langue fumée et deux ou trois tranches d’un jambon appétissant qu’on entremêlerait de conserves, on pourrait s’asseoir dix minutes autour de cette table hospitalière. L’auberge du « Saumon couronné », où j’ai pris gîte, est un endroit où l’on ne jeûne guère ; l’air est vif dans ce pays, et je viens de me livrer à un exercice qui a singulièrement aiguisé mon appétit.

– Eh ! que ne parliez-vous plus tôt ? dit gaiement le gentilhomme suédois.

Marguerite frappa des mains. Une négresse svelte et silencieuse parut à la porte.

– Aurore, dit Marguerite, apporte-nous à souper.

L’air d’étonnement d’Armand-Louis ne pouvait pas échapper au comte de Wasaborg.

– Vous êtes maître de notre secret, dit-il alors. Ce que vous avez vu dans la maison blanche, oubliez-le ; souvenez-vous seulement qu’il y a dans cette maison deux êtres dont la reconnaissance vous est acquise.

Aurore reparut, portant dans des plats de porcelaine de Chine des friandises et des viandes froides. Elle en couvrit le guéridon, dressa le couvert et disparut.

– Ma foi ! dit Armand-Louis en s’asseyant, je vais savoir si je rêve ou si je dors !

Il attaqua vigoureusement un jambon rose, et l’arrosa d’un vin de Xérès velouté, et se tournant vers son hôte :

– Parbleu ! dit-il, entre nous la reconnaissance n’a que faire ! Cet homme de bien qu’on appelle Abraham Cabeliau m’a sauvé la vie, j’ai été assez heureux pour sauver celle de sa fille : mais bien que la dette contractée envers lui ne me paraisse pas acquittée, pour des raisons qui me sont particulières, je vais cependant vous prier de me rendre un service signalé.

– Parlez, dit Marguerite, et tout ce que le comte de Wasaborg pourra faire pour vous, il le fera.

– Madame, poursuivit Armand-Louis, j’ai quelque part, à trente ou quarante lieues d’ici, une Marguerite qui s’appelle Adrienne. Les jours loin d’elle ont la pesanteur d’une année. Si M. le comte de Wasaborg, qui connaît le capitaine des gardes de Sa Majesté, pouvait l’engager à rappeler au roi Gustave-Adolphe qu’un pauvre gentilhomme français attend une réponse depuis six semaines dans une auberge où, pour compagne, il a la solitude, je ne l’oublierais pas dans mes prières.

– Ce que vous souhaitez sera fait, répondit le comte de Wasaborg. Je puis, comme le capitaine des gardes, approcher le roi. Demain, vous aurez sa réponse.

Armand-Louis porta son verre plein à ses lèvres ; mais, au moment où il buvait à la santé du gentilhomme suédois, un quatrième personnage entra en scène.

Dans ce nouveau venu, Armand-Louis reconnut le cavalier qui s’était jeté à la poursuite du capitaine Jacobus. Le comte de Wasaborg se leva :

– Mon cher Albert, un gentilhomme français à qui je dois tout, dit-il vivement.

– Eh bien ! monsieur, demanda M. de la Guerche auquel l’étranger adressait un léger salut, avez-vous atteint le fugitif ?

– Non, pardieu !… j’ai couru jusqu’à un carrefour où plusieurs routes se croisaient… personne n’était là pour me renseigner sur celle qu’il avait choisie…

– Et vous avez perdu les traces du capitaine Jacobus !

L’expression d’un vif mécontentement se peignait sur le visage de celui que le comte de Wasaborg venait de saluer du nom d’Albert, mais sans relever le mot de M. de la Guerche :

– Oui, je les ai perdues, dit-il froidement.

Un instant les deux interlocuteurs arrêtèrent leurs regards l’un sur l’autre ; autant l’air du visage et le sourire du comte de Wasaborg plaisaient à M. de la Guerche par le mélange de franchise et de courage qu’on y voyait, autant les traits du nouveau venu lui inspirèrent d’éloignement. Il avait pourtant tout à fait la mine d’un gentilhomme de bonne maison. Était-ce le regard ? était-ce le sourire ? était-ce le pli de la bouche ? Ce n’était ni ceci, ni cela ; ce n’était rien et c’était tout.

Le comte de Wasaborg, qui regardait par la fenêtre silencieusement comme un homme qui demande à la nuit l’explication d’un mystère, se tourna vivement.

– Le capitaine Jacobus ! quel est cet homme, et comment le connaissez-vous ? dit-il, en s’adressant à M. de la Guerche.

Armand-Louis raconta dans quelles circonstances il l’avait rencontré.

– Ah ! un enlèvement encore ! reprit le comte suédois. C’est donc la profession de ce capitaine ?… mais on peut croire qu’il n’agit pas pour lui… Pour le compte de qui cette fois a-t-il pénétré comme un bandit dans cet asile ? qui peut-on soupçonner ? Le savez-vous, monsieur le duc ?

– Non, dit Albert.

Les yeux de Marguerite et du duc Albert se rencontrèrent. Un nuage assombrit la physionomie du gentilhomme, et, vaincu dans cette lutte muette, il baissa le regard.

– Et vous, Marguerite, vous ne devinez rien, vous ne savez rien ? ajouta le comte de Wasaborg.

Le regard de Marguerite poursuivit le duc :

– Rien, dit elle ensuite, cependant je chercherai.

Le duc Albert respira profondément et s’assit. Des gouttes de sueur perlaient sur son front.

Marguerite n’avait plus la même expression de joie calme et de confiance heureuse que M. de la Guerche lui avait vue quelque temps. Elle était devenue sérieuse ; sa main, qui tout à l’heure pressait la main du comte de Wasaborg, l’avait abandonnée. Elle s’était levée, et s’approchant de M. de la Guerche :

– Dieu vous garde, monsieur, dit-elle d’une voix douce et les yeux humides, je ne sais s’il est dans ma destinée de vous revoir jamais… embrassez-moi donc comme un frère embrasse sa sœur… je veux emporter quelque chose de vous.

Elle inclina ses lèvres sur le front d’Armand-Louis. Saisi tout à coup d’un sentiment indéfinissable de respect et d’attendrissement, il lui rendit son chaste baiser, et Marguerite disparut derrière les longs plis flottants d’une portière.

Albert était devenu plus pâle qu’un mort.

Une heure après cette scène, Armand-Louis, de retour dans sa chambre de l’auberge du « Saumon couronné », se demandait s’il n’avait pas été le jouet d’un rêve. Il se jeta sur son lit en y pensant et s’endormit les poings fermés.

Vers midi, un garçon de l’auberge entra chez lui, son bonnet à la main, courbant l’échine et saluant à chaque pas.

– Un courrier à la livrée du roi est à la porte ; voici ce qu’il m’a remis pour Votre Seigneurie, dit-il.

Le valet s’inclina de nouveau jusqu’à terre et présenta à M. de la Guerche un coffret lié par un cordon auquel pendait une petite clé.

Armand-Louis, s’étant frotté les yeux, ouvrit le coffret.

Il y trouva d’abord une bague en or montée en rubis, à laquelle était attaché un papier portant ces mots sans signature :

Merci encore. Si jamais vous avez besoin d’un ami, présentez-vous hardiment au palais du roi et montrez cette bague au capitaine des gardes : quelqu’un qui n’oublie rien vous recevra.

– Parbleu ! murmura M. de la Guerche, le comte de Wasaborg est quelque grand seigneur de la Cour… qui sait ! le capitaine des gardes lui-même.

Et il passa la bague à son doigt.

« Cela me servira toujours à être cornette dans un régiment suédois, pensa-t-il. »

Sous la bague et le papier il y avait un pli à l’adresse de M. de Pardaillan et scellé aux armes royales.

« Allons ! pensa M. de la Guerehe, le comte de Wasaborg est un homme de parole. »

Le garçon d’auberge, son bonnet à la main, le regardait toujours.

– Sa Seigneurie n’a rien à faire dire au courrier ? dit-il.

– Dis-lui que je pars, offre-lui une bouteille de vin du Rhin, s’il en reste dans la cave du « Saumon couronné », et videz-en deux à ma santé.

Le soleil était encore haut sur l’horizon, que déjà Armand-Louis galopait sur la route de Saint-Wast, la joie dans le cœur. En passant, il envoya un sourire et un regard à la maison blanche qu’on entrevoyait vaguement à travers les arbres du jardin.

– Adieu, Marguerite, et vive Adrienne ! dit-il.

Et, lâchant la bride de son cheval qui hennit, il disparut dans un flot de poussière.

Quelques minutes après, il n’apercevait plus les clochers de Gothembourg.

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