Chapitre XIV

À Corse entier, Corsoise et demie.

Le brigadier Orsini fumait sa pipe, seul, dans la maison forestière, quand Alessandri frappa à la porte.

« Entrez ! Tiens, vous n’êtes qu’un ? Les gendarmes, d’ordinaire, ça va par deux.

– C’est, dit Alessandri, que j’ai à vous parler d’une affaire de famille. Et mon camarade m’attend à la cantine, avec les chevaux.

– Bon ! dit l’autre qui le vit venir. Ma fille n’est pas là.

– Orsini, nous sommes pays, dit le gendarme, avec résolution et, dans notre île, on est loyal et hardi. »

Orsini approuva d’un signe de tête.

« Nous sommes pays, reprit le gendarme avec force, et, sur le continent, tous les Corses sont frères. »

Orsini approuvait toujours.

« C’est, par conséquence, une bonne chose pour moi d’être votre pays, vu la demande que j’ai à vous faire. Également, nonobstant la différence de nos uniformes, nous portons tous deux le bouton du militaire. C’est encore pour nous une raison de fraterniser. J’ai un peu d’économies, pas beaucoup ; et vous, ça doit être à peu près de même. Nous sommes deux bons Corses et deux bons soldats. Voulez-vous être mon beau-père et me présenter aujourd’hui comme fiancé à votre fille Tonia, pour laquelle mon cœur est prêt à tous les loyaux services d’un bon Corse et d’un bon soldat ? »

Orsini vida lentement sa pipe en la frappant sur son ongle.

« Moi, ça me va, dit-il. Il faut appeler Tonia. Ça la regarde un peu.

– Un père a toute autorité sur une fille jeune, répliqua Sandri avec énergie. Ne craignez-vous pas de la résistance chez votre fille, si vous la consultez ?

– Et pourquoi de la résistance ?

– Elle pourrait avoir choisi un autre futur ; les filles sont inconsistantes. »

Il voulait dire inconstantes. Mais le lapsus le servait.

« Et sur qui aurait-elle des intentions ? » demanda Orsini.

Alessandri hésita. Brave homme au fond, il se demandait s’il n’accusait pas à la légère la jeune fille. Mais il se dit que si elle avait réellement un penchant pour ce Maurin qu’il méprisait, c’était la sauver que d’en parler à son père.

« Sur qui, pensez-vous ? répéta le forestier.

– Mais… sur le braconnier Maurin !… »

Orsini se leva tout pâle.

« Per Bacco ! si je savais ça ! Un homme de rien ! Un coureur de filles ! un braconnier ! Savez-vous quelque chose là-dessus, Sandri ? »

Il se rassit et, froidement :

« C’est que, voyez-vous, je la tuerais ! »

Il allait vite aux conclusions farouches, le Corse.

Sandri se replia en bon ordre.

« Je ne sais rien ; c’est une crainte.

– Sans un motif ?

– Les amoureux sont trop facilement jaloux, j’ai cru surprendre un regard.

– À quelle occasion ?

– Le jour de cette battue contre les bandits.

– C’est sûr que, ce jour-là, il s’est bien conduit, le braconnier, fit Orsini.

– Peuh ! ils étaient trente contre trois, dit Sandri.

– Alors elle lui a souri ?

– Il m’a semblé.

– Ah ! ces filles ! dit Orsini… Nous autres hommes nous savons choisir sagement. Être bandit ou gendarme, en Corse, la question peut se poser pour les hommes. Pour nos femmes, elles préfèrent toujours, sans réflexion, le bandit, les gueuses ! Mais quand le père est soldat, ça ne peut aller comme ça, non. Touchez là, Sandri, je vous promets ma fille. C’est votre fiancée : mais je vous avertis que je ne consentirai au mariage que le jour où vous serez nommé brigadier.

– Je vous ai dit l’autre jour, Beau-père, que cela ne saurait tarder. »

Orsini ouvrit la porte et, du seuil, poussa un long appel qui courut toute la colline : « Eh ! Oh ! » puis il revint s’asseoir. Son parti était pris.

« Mais, vous, Alessandri, dit-il, il faut, de votre côté, renoncer à vos histoires ; on les connaît. Je vous ai rencontré moi-même serrant de près la Margaride, la servante de l’auberge des Campaux. »

Le gendarme aux joues roses et bleues rougit vivement.

« Vous ne voudriez pas, dit-il, qu’à mon âge…

– Non, certes !… Mais il serait temps de laisser cette fille à sa vaisselle…

– Il y a longtemps que… commença Sandri.

– Bah ! je vous ai vus ensemble le soir même de la battue. On ne se gêne pas pour dire que si vous poursuivez si souvent des malfaiteurs, supposés ou vrais, sur nos territoires, c’est surtout pour avoir l’occasion de rencontrer la Margaride. Il faut laisser ça de côté, Sandri. Soyez prudent ; ma fille est une terrible.

– C’est compris », dit le gendarme.

Essoufflée et toute rose, Tonia entrait.

« Tonia, dit le père brusquement, je te permets d’embrasser ton fiancé. »

Alessandri était debout, ganté de blanc, reluisant. Avec son visage rose, il semblait tout neuf.

Tonia eut une hésitation légère et marcha vers lui comme à contrecœur.

« On dirait, fit le père, que ça ne te fait pas plaisir ? »

Arrivée près d’Alessandri elle s’arrêta, offrant la joue sans la lui tendre. Le gendarme avança ses lèvres et embrassa la belle fille.

« Nous voici fiancés, dit-il.

– Et dès qu’il sera brigadier, on vous mariera, dit le père. Vous voici fiancés ; tu entends, Antonia ?

– J’entends, fit-elle ; nous sommes fiancés. »

Alessandri se redressa, orgueilleusement, respirant d’aise.

« Et tu ne lui dis rien de plus ? reprit Orsini.

– Que dirais-je ?

– Tu n’es pas heureuse et fière ?

– Ni heureuse, ni fière », murmura-t-elle avec décision.

Orsini se leva.

« Cela mérite explication », gronda-t-il.

– C’est bien simple, dit la Corsoise. Depuis longtemps, je pressentais qu’Alessandri et moi nous finirions par nous accorder, mais j’avais pensé que la chose se ferait mieux que cela.

– Comme je l’ai faite, elle est bien faite, dit le père avec autorité.

– Je n’aime pas, dit-elle en pinçant les lèvres, qu’on me fasse supporter, comme par force, même les choses que j’ai désirées. J’accepte Alessandri, n’ayant pas de raison assez forte pour le refuser, mais je ne suis pas contente, et vous aviez tout à gagner, l’un et l’autre, à vous y prendre autrement.

– Pardonnez-moi, Tonia, murmura le beau gendarme… J’avais craint…

– Et quoi donc ? »

Elle redressa la tête en joli cheval de bataille.

Le gendarme n’osa s’expliquer.

Orsini se mit à rire :

« Ces amoureux sont tous les mêmes, des jaloux. Pardonne-lui, Tonia. Il s’était figuré, vois-tu, que tu avais pu penser une seconde à ce bandit de Maurin ! »

Elle frappa du pied :

« De quel droit a-t-il pu penser ça ? » siffla-t-elle.

Et, prise du besoin de lutter, d’affirmer son indépendance, de braver son futur maître :

« Et puis, dit-elle, un bandit vaut un gendarme !

– Quelquefois, dit Orsini ; mais ce n’est pas le cas. Maurin n’est qu’un coureur de filles et un coureur de gibier. Il n’a pas gagné le maquis français après une juste vendetta. Ce n’est rien, cet homme.

– Ce n’est rien, cet homme ! » répéta Sandri.

– Si ce n’est rien, comment avez-vous pu croire qu’il pourrait me prendre le cœur ? dit-elle. Et s’il m’avait pris le cœur, de quel droit diriez-vous que ce n’est rien ?

– Allons, allons, fit Orsini, d’un air de bonhomie, tout va bien. Tu as raison. Ne parlons plus de cela. »

Il connaissait sa fille et ses âpres fiertés de race. La seule façon de la calmer était de lui dire ce mot : « Tu as raison. »

Elle se calma en effet.

« Prépare les verres. On va trinquer à votre bon avenir. Appelle ton camarade, ami Sandri. »

Ils scellèrent les fiançailles, le verre en main. Mais Sandri n’était pas satisfait. Peut-être avait-il perdu, dans le cœur de Tonia, le terrain que semblait lui faire gagner son titre de fiancé.

Il demeura jaloux et profondément tourmenté.

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