Où l’on verra le don Juan des bois courir deux gibiers à la fois, non pas deux lièvres, mais un sanglier et une jolie fille.
Bien davantage il fut tourmenté et jaloux, lorsque, à quelques jours de là, il ne trouva au logis ni le brigadier ni sa fille.
Orsini, à la demande de Maurin, avait reçu du préfet l’ordre d’assister à la battue projetée. Et Tonia, qui tirait bien la carabine, avait voulu suivre son père. Orsini n’avait fait aucune difficulté pour l’emmener. Il désirait même voir de ses yeux comment se tiendrait Tonia en présence de Maurin.
Cette battue devait avoir lieu dans l’Esterel. Maurin préférait se réserver pour lui-même les sangliers des Maures. Il avait déclaré au préfet qu’il s’adjoindrait les frères Pons, et que l’on partirait le dimanche matin de Saint-Raphaël. Ce rendez-vous, disait-il, et c’était juste, était plus commode pour tout le monde.
Avant le jour, à Agay, arrivèrent les chasseurs ; quelques-uns à pied, d’autres, parmi lesquels M. Désiré Cabissol, par le chemin de fer. Le préfet, le général, le maire de Saint-Raphaël s’y rendirent en voiture.
Le lieu de rendez-vous était la terrasse d’une petite hôtellerie qui se trouve là, au fond de la rade d’Agay.
L’hôtelier préparait du café pour tout le monde tandis que, sur la terrasse, un élégant invité, M. Labarterie, la tête coiffée de la casquette ronde, en velours, sonnait du cor à perdre haleine, devant la mer d’un noir violet, frissonnante sous les souffles froids de l’automne et du matin. Sa femme, en costume de chasse, était une inquiétante Parisienne, aussi jolie qu’élégante.
Au fond du golfe, la petite rivière d’Agay se fait suivre jusque sur la plage par ses touffes de roseaux et de lauriers-roses.
On partit, tout le monde à pied cette fois. On remonta le long de cette rivière, entre les collines.
On s’élevait lentement sur les sommets de la Baume, hérissés d’aiguilles rougeâtres.
Maurin, en bon prince, faisait de grandes amabilités aux frères Pons, qui auraient pu trouver mauvais qu’il jouât au seigneur sur leur territoire.
Tout le monde était attentif à ses moindres paroles. Il vantait les frères Pons, ses rivaux.
« Ils n’ont pas leurs pareils dans les Amériques, disait-il, ni chez les Arabes, aussi bien pour la connaissance pratique de la chasse et pour leur dureté à la fatigue, que pour la fantaisie. Voulez-vous voir ? Attention, Pons ! »
Il arma son fusil.
« Que personne ne bouge ! »
Il prit son arme par l’extrémité du canon, il la fit tournoyer à bout de bras et la lança très haut ; elle vira deux fois, en l’air, sur elle-même. Pons l’aîné, le bras droit en avant, attendait qu’elle retombât…
À ce moment, Pastouré lança en l’air une pierre qui monta, tandis que le fusil descendait.
L’arme retomba horizontale sur le bras de Pons qui tira : on ramassa la pierre, elle était criblée de plombs.
« À moi maintenant ! » dit Maurin.
Et il exécuta le même tour de prodigieuse adresse. Seulement, pendant que le fusil virait en l’air, il lui fit un pied de nez :
« Voilà, dit-il, comme nous sommes, nous autres chasseurs de casquettes… Allons, messieurs, aux sangliers, maintenant ! »
Les invités, stupéfaits, se demandaient à quels diables d’hommes ils avaient affaire.
« Quelle imprudence ! fit la Parisienne avec une jolie moue.
– En route ! » cria Maurin.
C’était sur les hauteurs que les sangliers étaient logés. Maurin et les Pons les avaient « tracés » la veille, c’est-à-dire qu’ils avaient relevé les traces à vue, sans le secours d’aucun limier. Ils étaient sûrs maintenant que les fauves occupaient tel point précis de la montagne.
Ils disposèrent leurs chasseurs en conséquence. Il y en avait bien une cinquantaine, qui furent disséminés dans la montagne, sur tous les points où pouvaient passer les fauves. Tous les passages étant gardés, il fallait qu’un des chasseurs au moins vît et pût tirer les sangliers.
En arrivant sur le terrain de chasse, Maurin, suivi de Pastouré muet comme une carpe, avait tout de suite pris les allures d’un chef à qui tout le monde doit obéir. Il disait au général :
« Vous, restez là, derrière ce rocher, et ne bougez pas. Et silence !… Et surtout ne fumez pas. »
Il disait au préfet d’une voix basse :
« Vous, venez avec moi. Vous aurez un des meilleurs postes. Tout le monde ne peut pas avoir les bons. »
Tonia admirait beaucoup ce grand gaillard vêtu de toile, guêtré de toiles et de ficelles, chaussé de cordes, coiffé d’une loque et qui, avec une belle aisance, donnait des ordres à l’inspecteur des forêts si fier dans son uniforme.
« Vous, placez-vous ici ! Et vous avez entendu la recommandation que j’ai faite au général, hé ? Pas de cigare, pourquoi les sangliers nous éventeraient. C’est que… ça a du nez… Au revoir ! »
C’est sur ce même ton qu’il sépara brusquement Tonia de son père. Tonia, lorsqu’elle était toute petite, avait voulu apprendre à tirer la carabine. Et son père, jugeant que, lorsqu’il la laissait seule à la maison, au milieu des bois, cela pourrait lui être fort utile, lui avait enseigné lui-même le maniement d’une arme à feu. Elle tirait assez bien.
« Vous, la jolie fille, dit Maurin, il vous faut un poste à part, où les sangliers passeront pour sûr, mais où vous n’aurez pas à vous occuper des autres chasseurs, ni pour éviter vous-même leur coup de fusil, ni pour éviter de leur envoyer le vôtre. »
Il arrive, en effet, qu’en ces montagnes très accidentées, les chasseurs, qui se croient postés très loin les uns des autres, se trouvent, à vol d’oiseau, très voisins, bien qu’ils aient marché beaucoup, après s’être séparés, pour gagner leurs diverses embuscades.
Le père de Tonia, qui voyait les généraux, les préfets et les inspecteurs des forêts obéir sans réplique à Maurin, ne fit pas la moindre objection. Il obéit à son tour militairement et fut placé au fond d’une gorge pendant que Maurin emmenait Tonia sur la hauteur.
Aux chasseurs du pays, il avait dit seulement :
« Placez-vous, vous autres, où vous pouvez, pour le mieux. »
Les frères Pons répondirent :
« Sois tranquille, Maurin, on sait ce qu’on a à faire.
– Et toi, Pastouré ?
– Oh ! moi, dit Pastouré, je comprends qu’aujourd’hui, si on est ton ami, il faut que tu sois le roi de la chasse ; je vais me poster à côté de M. Labarterie. » (Il prononçait : Labarterille.)
Maintenant tous les chasseurs étaient chacun à leur poste, immobiles et muets, quelques-uns découpés en silhouettes dures sur le ciel et sur l’horizon de mer, d’autres à demi enfouis derrière une touffe d’arbousiers ou de genêts. Ils espéraient. Tonia, qui n’avait jamais tiré le sanglier, était émue. Seule au bord d’un sentier, entre deux hauts rochers, elle surveillait, en face d’elle, un plateau par où, avait dit Maurin, ils devaient venir.
Du point où elle se trouvait, elle n’apercevait personne. Elle n’entendait rien que le bruissement monotone, prolongé, des branches qui se frôlent sous la brise. Le vent frais du matin, parfumé d’herbes de montagne, la caressait, faisait frissonner sur sa nuque les cheveux fous, irisés au soleil levant.
Tout ce pays perdu semblait attendre aussi quelque chose. Et quoi donc ? La vie ou la mort, comme les fauves que l’on chassait. L’amour aussi peut-être. Sans réflexion, la fille sauvage subissait le charme de l’heure, du lieu, de la saison. Et l’émotion d’être là, en attente, pour voir, pour surprendre la vie libre des bêtes, pour l’arrêter, pour lutter contre elle, non sans péril peut-être, cette émotion soulevait sa jeune poitrine. Elle buvait longuement l’air de la montagne, si matinal, et s’efforçait de respirer en silence. Mais elle était oppressée. Sous son doigt, son arme lui semblait vivante, elle aussi, comme soulevée d’une inquiétude.
Tout à coup elle tressaillit. Des cris sauvages, des coups de fusil, des sons prolongés de conques marines, des roulements de tambour éclatèrent. C’était, au profond du fourré, les rabatteurs qui se repliaient vers les chasseurs, en faisant le plus de tapage possible pour forcer les sangliers à se lever et à fuir devant eux. Leurs cris avaient on ne sait quoi d’irréel. L’écho les grossissait, les redoublait, en faisait des appels d’êtres fantastiques. Puis tout ce bruit s’apaisait durant quelques secondes pour reprendre comme une huée de tempête. On eût dit une bataille où s’entr’égorgeaient des diables.
Tonia attendait, toujours plus émue à mesure que les cris, les tambours et les conques semblaient se rapprocher. D’une seconde à l’autre, le troupeau des sangliers (ils sont huit ou neuf, avait dit Maurin) pouvait venir par-là vers elle, passer en même temps à sa droite et à sa gauche. Quel triomphe si elle allait en tuer un au passage ! Elle se voyait félicitée par Maurin, par les messieurs, par tout le monde. Cette vision l’exaltait. Elle ouvrait ses yeux tout grands ; et son oreille tendue épiait les moindres craquements dans les bois, les moindres « crenillements » qui rompaient la monotonie du silence…
Tout à coup, elle sentit un bras doucement l’enlacer tandis qu’une voix, basse comme un souffle, disait :
« Ne bouge pas. Ils vont venir, ils sont là… ne parle pas, surtout ! »
Et ce bras, le bras de Maurin, la prenait, la pliait un peu en arrière. Et elle obéissait à tout, à l’ordre antérieur qu’il lui avait donné, d’attendre, de se taire, de ne pas bouger, comme à celui, le même, qu’il lui donnait à présent.
Il ne fallait pas faire manquer toute la chasse, n’est-ce pas ? Et elle laissait la bouche du chasseur s’appuyer sur ses lèvres à peine détournées, et sa tête étant renversée sur la poitrine de l’homme, ses regards se perdaient dans le grand ciel tout bleu, et il lui semblait qu’elle ne l’avait jamais regardé encore, jamais vu, non, jamais. Et c’est vrai que jamais elle ne l’avait regardé ainsi, avec les mêmes yeux, voilés d’un grand trouble.
Une étrange douceur était en elle. Tous deux palpitaient avec les bruyères du bois ; ils frémissaient avec les braïsses rosées et violettes ; leur esprit était partout autour d’eux, parce qu’ils étaient attentifs en même temps à ce qu’ils ressentaient et à ce qui pouvait venir, et aux cris des rabatteurs. Elle perdait un peu la tête, Tonia… Un vol de ramiers traversa le bleu du ciel où s’en allait son regard, et il lui sembla, comme dans les rêves, qu’elle s’envolait avec ces oiseaux lointains… Où allaient-ils, si vite ? Cela donnait le vertige, de les voir si haut. Elle ne savait plus où elle était.
Tout à coup la broussaille mouvante craqua à grand bruit, comme si elle prenait feu partout à la fois ! Tonia se sentit repoussée, remise toute droite par le bras qui la tenait. Le visage qui s’était pressé contre le sien s’éloigna… Elle vit, devant elle, les bruyères s’agiter… C’étaient eux, les sangliers, les bêtes libres ! Elles bondissaient par-dessus la bruyère comme des marsouins hors de l’eau et s’en allaient ainsi, par bonds allongés, arrondis, à toute vitesse, en cassant à grand fracas, sous leurs masses, la bruyère et les genêts… Un coup de feu… deux coups de feu retentirent. Elle vit un sanglier tomber et rester là, mort ; un autre, blessé, ralentir son allure et disparaître.
Un cri de Maurin retentit, sur les cimes : À la barro ! Ce cri voulait dire : « Coupez la barre pour y suspendre la bête : elle est morte. »
La chasse était finie.
On le croyait du moins ; on ignorait que Maurin s’était mis à la poursuite du porc blessé.
La barre coupée, le sanglier qu’on trouva tué raide sur place y fut suspendu, et descendit la colline vers la route où l’attendaient les voitures des « messieurs ». Mais quand Tonia eut conté qu’elle avait vu Maurin se mettre à la poursuite de l’un des fauves, seulement blessé celui-là, tout le monde demanda à rejoindre Maurin. Le sanglier mort fut porté dans une voiture. Et toute la troupe, guidée par les frères Pons qui suivaient la bête à la trace, se mit à la recherche de Maurin… On le trouva au fond d’un ravin, littéralement à cheval sur un gros sanglier. Il tenait entre ses dents une des oreilles de la bête, l’autre oreille dans son poing vigoureux ; et, de sa main restée libre, il avait ramassé une pierre pointue avec laquelle il frappait à tour de bras sur le crâne de l’animal pour l’achever… Il l’assomma en effet et ne se releva sous les yeux des chasseurs, penchés au-dessus de lui au bord du ravin, que pour crier une seconde fois, à tue-tête, un : À la barro ! retentissant.
On déjeuna dans le bois. Chaque chasseur avait apporté son « vivre » ; mais le préfet avait, de son côté, fait mettre dans les voitures d’excellents pâtés et conserves. Les cinquante chasseurs, paysans, sénateurs, généraux, mangeaient ensemble, naturellement groupés selon les sympathies ou les amitiés. On versa à flots le Champagne : il y en eut trois fois pour chacun ! Et les toasts furent nombreux. Au dessert on conta quelques histoires de chasse et Maurin se montra si réjouissant que M. le préfet résolut de l’inviter à dîner le soir même. Après le déjeuner, une deuxième battue eut lieu qui ne donna aucun résultat.
Les deux sangliers revinrent en calèche avec le général et le préfet. Tonia et son père s’en retournèrent à pied, avec le gros des chasseurs. Elle aussi, l’ardente fille, était une bête blessée. Chaque fois qu’elle regardait Maurin, elle se sentait, là, au creux de la poitrine, une oppression brûlante, comme une pesée chaude… Et elle revoyait, dans sa tête, un grand ciel où fuyaient des ramiers sauvages… Puis un bruit se fait devant elle, dans la bruyère qui s’écarte… et le visage qui se pressait contre sa joue, l’abandonne… C’était si bon d’être embrassée ainsi !… Pourquoi, pourquoi est-il parti si vite, ce moment si délicieux ? Est-ce qu’il ne reviendra plus jamais ? Oui, c’était bon, au sommet de la montagne, dans l’odeur des thyms et des lavandes, au soleil levant, dans la fraîcheur matinale, devant tout le ciel et toute la mer, d’attendre elle ne savait quoi de très désiré… sans même songer qu’elle était fiancée depuis la veille !