Entre un conditionnel et un présent, entre « je m’en flatterais » et « je m’en flatte », il n’y a pas, pour un bon gendarme, l’épaisseur d’un poil de barbe.
Maurin n’avait aucun engagement vis-à-vis de Tonia. Elle ne put lui faire reproche au sujet de cette histoire bientôt ébruitée. La Margaride, la première, la racontait volontiers. Ce fut le gendarme seul, qui, de plus d’une manière y perdit.
Aux yeux de Tonia, le gendarme apparut dès lors un peu ridicule et il n’eut pas le mérite d’avoir quitté sa maîtresse par respect pour sa fiancée. C’est la maîtresse qui l’avait quitté. Tonia ne manqua pas de railler Sandri, à mots ouverts, sur sa malheureuse équipée ; et l’irritation du joli gendarme contre Maurin en fut accrue, tandis que le goût de Tonia pour Maurin, qu’elle n’avait plus revu, s’exaltait chaque jour un peu davantage.
Maurin disait quelquefois :
« Il est plus facile à un homme qui a une maîtresse d’en avoir plusieurs, qu’à un homme qui n’en a point d’en attraper une, et plus facile encore à un homme qui en a plusieurs de les avoir toutes ! »
Cependant Célestin Grondard s’entêtait dans ses soupçons contre Maurin. Un bouton de veste, trouvé sur le lieu du meurtre et ayant appartenu à Maurin, il n’en fallait pas plus à Grondard et à un gendarme pour être convaincus de la culpabilité du roi des Maures. Pour sûr, c’était Maurin qui avait tué Grondard le père ! Ils se répétèrent cela tous les jours à soi-même, chacun de son côté. Maurin était coupable. Ils désiraient qu’il le fût, ils le voulaient, – tout à fait comme de vrais juges.
Alessandri combina donc avec Grondard toute une comédie destinée à obtenir les aveux du roi des Maures.
Depuis deux jours Maurin venait avec Pastouré attendre un lièvre au croisement de deux sentiers, au Pas de la lièvre, sans parvenir à le tuer.
« Nous l’aurons demain ici même », dit Maurin le second jour.
Célestin avait entendu ce mot et pris ses mesures.
Le lendemain Maurin était seul, dans la forêt, loin de toute habitation, au Pas de la lièvre, et Pastouré posté ailleurs, assez loin de lui, avec Gaspard, son chien d’arrêt, qui rapportait admirablement.
Maurin avait lâché ses chiens courants qui donnaient de la voix éperdument à travers le maquis. Hercule, son griffon d’arrêt, dormait à ses pieds.
Maurin attendait la lièvre-sorcière qui ne venait toujours pas.
Ce fut Grondard qui tout à coup parut devant lui avec son vilain masque de barbouillé.
Célestin tenait dans sa main noire un vieux fusil à un coup.
« Au large ! dit Maurin, voyant que l’autre restait immobile à dix pas sur le sentier… Passe donc, Grondard, que tu me gênes. Tu ne viens pas, je pense, pour me voler mon gibier ?
– Connais-tu ceci ? fit brusquement Célestin Grondard en lui montrant le bouton de cuivre luisant au soleil du matin.
– Je n’y vois pas de si loin ! » répliqua Maurin.
Célestin approcha.
« Je n’y vois pas de trop près ! »
Grondard s’arrêta et lui tendant le bouton :
« Regarde !
– Ça, dit alors Maurin tranquillement, pressentant un piège et pensant le déjouer par la plus grande franchise, ça, c’est un bouton d’une veste que j’ai. Le marquis de Brégançon, à Cogolin, m’avait donné une de ses vestes, toute neuve, trop étroite pour lui ; une jolie veste de velours, avec de beaux boutons de chasse qui étaient à la mode du temps des rois. C’est dommage que j’aie usé la veste ! Mais les boutons je les ai toujours gardés ; il m’en manque un seul… ça doit être celui-là ; où l’as-tu trouvé ?
– Près de l’endroit même où mon père a été tué, fit Célestin, à l’endroit où, je pense, tu étais à l’espère comme un bandit que tu es, pour tirer sur un homme comme sur un sanglier. »
Il regardait Maurin fixement avec ses vilains yeux d’une blancheur sanguinolente. Maurin ne sourcilla pas.
« Ah ! dit-il, c’est à ça que tu en viens ? et voilà la mauvaise mouche qui te pique, méchant mascaré ! (noirci). »
Il se mit à rire.
« Nos Maures, reprit-il paisiblement, ont quinze ou vingt lieues de large. C’est amusant pour moi de retrouver un bouton de veste sur un si grand territoire… car je ferai la preuve que ce bouton est mien et tu seras forcé de me le rendre, – que j’y tiens beaucoup !
– C’est toi qui as tué l’homme ! » dit d’une voix sourde et décidée le charbonnier redoutable.
Maurin haussa les épaules et porta son index à son front.
« Tu déménages, Grondard, dit-il d’un ton apitoyé. Voyez-moi un peu ça !… Tu as rencontré un bouton de ma veste dans le bois, et tu prétends en conséquence que j’ai tué l’homme. En voilà, un raisonnement ! Si tu avais cherché mieux, tu aurais trouvé par-là, pas loin du bouton, je pense, du poil de renard ou de la plume de perdreau. Grâce à Dieu, il n’y a pas un coin des Maures où je n’ai tué quelque chose. Et puis sais-tu depuis combien de temps j’ai perdu mon bouton de cuivre ? Depuis l’été passé, collègue !… Ainsi, fiche-moi la paix. Les chiens là-haut, entends-les, sont sur la piste. Je ne veux pas manquer cette lièvre. Allons, fais ta route que tu me gênes ; file, que je dis ! Laisse-moi libre de ma chasse. Et conserve bien le bouton, qu’il faudra bien, un jour, que tu me le rendes ! »
Grondard n’entendait pas de cette oreille. Il exécutait un plan. Il secoua la tête. Il voulait exaspérer Maurin, comptant que le chasseur, dans sa colère, laisserait échapper quelque semblant d’aveu. Sandri sans doute n’était pas loin de là.
« Ce n’est pas tout, Maurin, affirma effrontément Célestin changeant ses batteries.
– Qu’y a-t-il encore ?
– Tu as un jour surpris ma sœur dans le bois !… je le sais ! Chaussé de souliers de corde comme toujours tu es, tu t’es avancé sans bruit et tu l’as surprise… Et si tu veux le savoir, je suis venu pour te punir de ça, moi, son frère ! J’en finirai avec toi, entends-tu, et pas plus tard que tout de suite, voleur de filles !
– Écoute, le masqué, fit Maurin avec une parfaite tranquillité et un grand air de noblesse ; écoute, ne m’échauffe pas la bile, ce serait tant pis pour toi… Mes chiens là-haut « bourrent » la bête… et je ne veux pas la manquer. Pourquoi ne me demandes-tu pas de l’argent, pendant que tu y es ? Raconte à qui tu voudras tes mensonges et laisse-moi en paix… Tout le monde connaît Maurin et tout le monde te connaît, toi ! Ce n’est pas Maurin qui violente les filles. Elles le cherchent assez d’elles-mêmes, et il s’en flatte. Ceux qui violentent les filles sont des gueux et tu en connais, hein, de ceux-là ? Ton père en était peut-être… Ah ! tiens, va-t’en, car je t’ai assez vu, et de te voir ça me fait bouillir… Si j’avais eu le bonheur de délivrer le pays de la canaillerie de ton père, j’achèverais ma besogne en délivrant le pays de toi, ici même, en ce moment, car tu ne vaux pas mieux que la Besti. Ah ! vous étiez à vous deux une jolie paire de marrias ! Et heureusement te voilà dépareillé. »
Le géant noir devint pâle sous son masque de suie.
Il serra ses deux gros poings, se demandant ce qu’il allait faire.
Alors Maurin épaula tranquillement son fusil… Le coup partit… un lièvre magnifique déboulina là-haut, au flanc de la colline, frappé à mort parmi les touffes de thym. Tandis que les chiens courants de Maurin continuaient à suivre la piste en poussant leurs abois continus, Hercule, son griffon d’arrêt, se mettait en quête de la pièce abattue auprès de laquelle il demeurait fidèlement de garde, jusqu’à ce que lui fût donné l’ordre d’apporter.
« Mon fusil est à deux coups, dit Maurin, l’œil sur Grondard, et il a l’habitude, comme tu vois, de ne pas manquer le gibier. »
Il allait s’éloigner et ramasser son lièvre, lorsque la sœur du charbonnier se montra.
L’affaire commençait à prendre tournure de guet-apens.
La fille savait bien ce qu’elle avait à dire. Son frère l’avait, de longue main, préparée à cette entrevue, comme à d’autres à peu près pareilles.
« Ah ! monstre ! cria-t-elle. C’est toi qui m’as attaquée l’autre jour, et renversée et battue, et embrassée par traîtrise, et par force ! Je n’ai pas pu te voir, lâche, mais je reconnais bien ta voix. »
Alors, un flot de sang monta à la tête de don Juan des Maures.
« Coquins ! cria-t-il, – au large ! Encore un de vos tours, bandits ! Mais on a l’œil ouvert et on vous trouvera la marche. Maurin, entendez-vous, est incapable de ce que vous inventez. Tout le monde le sait. Je prends ce qu’on me donne, gredine, et des femmes de ton espèce, un Maurin s’en moque bien ! Ah ! misère de moi, pour tomber à celle-là il faudrait avoir fait carême durant quarante fois quarante jours, pechère ! »
Il s’échauffait. Le sang provençal bouillonnait en lui. Lent à s’émouvoir, l’homme du Var devenait terrible en ses colères. Il perdit la raison et il se mit à hurler d’une voix furieuse :
« Ceux qui sont capables de faire la chose dont vous m’accusez, gueuse, je les méprise et je les déteste.
« Votre père, oui, en était capable, race de porcs !
« Et c’est pour ça qu’on l’a tué, et je sais qui ! et celui-là a bien fait. Et si c’était moi, je m’en flatterais ! »
De « je m’en flatterais » à « je m’en flatte » il n’y a, aux yeux d’un gendarme, que l’épaisseur d’un fil. La gendarmerie n’en est pas à distinguer avec soin un conditionnel d’un présent.
Le mot compromettant était à peine prononcé, qu’un bruit de pas se fit entendre non loin de là, dans la pierraille.
« Ton compte est réglé ! dit Grondard. La gendarmerie sait à présent, comme moi, ce qu’elle voulait savoir. C’est elle que maintenant ça regarde. »
Maurin se retourna vivement.
Un éclair de fureur passa dans ses yeux.
Alessandri, debout à dix pas à peine, la main sur la crosse de son revolver d’ordonnance, regardait Maurin fixement… mais voilà que d’un mouvement instinctif, il se retourna pour voir si son inséparable et réglementaire compagnon le suivait.
Quand ses regards revinrent à la place où devait se trouver Maurin… il ne le vit plus !
Bien avant d’avoir aperçu le gendarme, le braconnier s’était dit qu’il serait peut-être obligé de prendre la fuite, et il avait calculé ses chances et moyens.
Il avait songé tout d’abord à appeler son fidèle compagnon Pastouré posté sur l’autre versant de la colline. Mais appeler son ami Pastouré, c’était le mêler à cette mauvaise affaire. C’était aussi irriter Célestin, faire à coup sûr dégénérer la querelle en combat.
L’apparition du gendarme avait mis fin aux hésitations de Maurin.
Devant lui, il avait le haut versant de la colline couverte de thyms et de bruyères, sillonnée de ravins pierreux, creusés par les eaux de pluie.
C’était sur ce versant qu’il s’attendait, d’un instant à l’autre, d’après la voix des chiens, à voir monter son lièvre.
Derrière lui, s’ouvrait le vide, car le rocher, sur lequel il était debout, était, de ce côté-là, taillé à pic, véritable muraille d’environ quinze pieds d’élévation. Et pour descendre la colline, à moins de sauter de cette hauteur, il devait aller, par des circuits, chercher une pente praticable à un demi-quart de lieue. S’il sautait, ni le gendarme, empêché par ses énormes bottes, ni le géant Grondard, puissant mais lourd et sans souplesse, ne pourraient le suivre à moins de perdre dix minutes à retrouver au loin le sentier. Or, en dix minutes, avec la connaissance qu’il avait des moindres drayes (sentiers) des Maures, le maigre et léger Maurin aurait le temps de gagner au large.
Il n’avait vraiment à craindre que le fusil de Grondard et le revolver de Sandri.
Et encore !… Il savait, par expérience personnelle, que malgré la colère, et en dépit des plus violentes menaces, on ne tire pas sur un homme aussi vite que sur un lapin. On hésite toujours un peu.
Donc Maurin avait pris son parti, et saisissant d’une main vigoureuse le bout de la longue branche horizontale d’un pin d’Alep qui, planté en contrebas, dressait sa cime bien au-dessus de sa tête, il avait sauté, en tenant ferme la branche, dans le précipice ouvert derrière lui.
La branche très longue et très flexible s’inclina avec vitesse d’abord sous le poids de l’homme, puis résista, craqua, se rompit lentement, s’abaissa de nouveau, et Maurin, grâce à ce parachute, arriva à terre en pliant sur les jarrets et sans avoir lâché son fusil.
Grondard et le gendarme se penchèrent vivement au bord du rocher ; ils ne virent plus rien.
Au-dessous du rocher en surplomb s’ouvrait un creux naturel, assez profond. Maurin s’y était précipité, et Grondard et Alessandri entendirent alors distinctement sa voix :
« Gendarme, disait Maurin invisible, gendarme, écoutez-moi bien. Je vais sortir de ma cachette si vous le voulez, et nous nous expliquerons, mais je me méfie de votre sang corse. Le sang corse est prompt comme le diable et j’ai voulu, Alessandri, vous donner le temps de remettre votre revolver dans son étui. Faites comprendre à cette brute de Grondard qu’on ne tue pas un homme comme un perdreau et que vous seriez punissables tous les deux de tirer sur moi, car enfin, il n’y a pas de raison suffisante pour ça, Alessandri !… Vous êtes, au fond, un brave homme, un bon serviteur de la loi, et, tenez, j’ai confiance en vous. Nous allons parler mieux à l’aise, en nous regardant, vous, là-haut, moi, ici, en bas, bien entendu. »
Et, sans attendre de réponse Maurin, hardi, se montra. Cette action imposa au gendarme. Le chasseur avait bien jugé Alessandri.
Le gendarme, quelle que fût la violence de ses passions, gardait toujours au plus haut degré le sentiment de ses devoirs et le respect du droit. Au moment où Maurin se montra, Grondard irrité fit un mouvement, mais Sandri posa sa large main sur le bras du charbonnier.
Le géant noir recula. La gendarmerie l’intimidait, et pour plus d’une cause.
« Parle, Maurin ! » fit Alessandri.
– Voici, dit Maurin. Tu sais de quoi Grondard m’accuse ? Il se trompe. »
Alessandri l’interrompit tout de suite :
« Tu connais le meurtrier ?
– Non.
– Il est trop tard pour le nier. Tu as avoué tout à l’heure que tu le connais. Je t’ai entendu.
– Tu m’as entendu, dit froidement Maurin, me quereller avec celui-ci. Voilà tout. »
Du doigt, il désignait le charbonnier.
« Dans la colère, poursuivit-il, on ne sait plus ce qu’on se dit… On lance à son ennemi les plus folles paroles que l’on peut trouver. J’ai dit ça en effet… Je ne dis pas que je ne l’ai pas dit… c’est que, à ce moment, Célestin, si j’avais pu te faire croire que c’est moi qui ai tué ton père…
– Vous l’entendez ! cria Grondard.
– Si, répéta Maurin, si j’avais pu te faire croire que c’est moi qui ai tué ton père, je te l’aurais fait croire, mais ce n’est pas moi ! »
Et Maurin se mit à rire tranquillement.
Il reprit :
« Pourquoi aurais-je tué la Besti ? Le service de la gendarmerie est trop bien fait dans nos montagnes des Maures pour que j’aie besoin de m’en mêler… Donc, je n’ai pas fait la chose honorable dont on m’accuse.
« … Tout le pays me connaît et l’on m’aime un peu, que je crois. Les préfets et les députés sont mes amis, et quand ils veulent assister à une battue au sanglier un peu propre, ils s’adressent à moi et ils y trouvent leur plaisir. Vingt villes et bourgades du département suivent mes conseils au temps des élections. Ce n’est pas une petite affaire, crois-le, gendarme, que de se tromper à mon préjudice… Et puis, qui donc m’accuse ? Celui-ci ! un homme dont tu connais toi-même la mauvaise réputation, soit dit sans l’insulter. Quant à sa sœur, elle ment. Elle convient, du reste, qu’elle n’a pas vu l’homme qui l’a attaquée ; personne, je parie, ne l’a attaquée ; en tout cas elle ne m’a pas vu, et j’aurais cent témoins pour dire qu’elle a plus d’une fois inventé contre d’autres des accusations pareilles, avec l’aide de son frère et de votre gueusard de père. »
Grondard, qui donnait depuis un moment de grands signes d’impatience, fit de nouveau un geste de menace.
Alessandri l’arrêta encore…
« Non ! non ! je n’ai pas menti, non, je n’ai pas menti ! hurla la sœur de Grondard.
– Bref, poursuivit Maurin, le mieux pour toi, Alessandri, c’est d’aller faire ton rapport au sous-préfet, au maire ou aux juges. Fais-toi donner un bon mandat contre moi, un papier bien en règle, et alors tu pourras revenir armé non pas d’un revolver mais de ton bon droit… Je ne suis pas un vagabond. Où je demeure, avec ma mère, tu le sais. J’ai une cabane à moi dans le golfe de Saint-Tropez. Elle est en bois, mais elle paie l’impôt… Et de ce pas, avec ta permission, je vais y aller pour t’attendre… Est-ce convenu ? »
Le gendarme réfléchissait. Décidément, il avait raison, ce Maurin. Il parlait en homme de bon sens.
« Il a raison, Grondard, dit-il. Il a raison. Je le rattraperai, s’il le mérite, quand je voudrai. Il sait qui a fait le coup. Là-dessus, sa parole que j’ai entendue suffira au juge pour qu’il me donne l’ordre de le lui amener.
– Adieu donc. Portez-vous bien. Conservez-vous ! » dit Maurin, selon la formule en usage dans le pays.
Il s’en allait… son pas retentissait dans les cailloux qui dégringolaient sur la pente, sous les pins…
Grondard n’y tint plus. Il dégagea son bras de l’étreinte du gendarme, et il mit en joue Maurin entrevu à travers les troncs innombrables de la forêt.
À ce moment, Pastouré, qui avait entendu le coup de feu de Maurin, s’était décidé à quitter son poste pour rejoindre son ami.
Il vit de loin Maurin en fuite ; il reconnut Grondard et la Luronne. On appelait ainsi, dans le pays, cette sœur du charbonnier. Et enfin, il aperçut les gendarmes.
Il comprit qu’il s’était passé quelque chose de grave.
Son œil perçant distingua aussi, sur le coteau, au-dessus du groupe ennemi, le griffon de Maurin attendant, selon son habitude, l’ordre que son maître (ayant d’autres chiens à fouetter) oubliait de lui donner, c’est-à-dire l’ordre de rapporter le lièvre auprès duquel il était assis gravement. Pastouré, homme de sang-froid, comprit d’un seul coup d’œil toute la situation et voulut sauver le gibier.
« Apporte, Hercule ! » cria Parlo-soulet d’une voix éclatante avec un grand geste télégraphique.
Le griffon se releva en bondissant. Il s’élança… tenant entre les dents, par la peau du cou, le lièvre rejeté sur ses reins.
Croyant pouvoir rejoindre Maurin en ligne droite, le chien accourut à fond de train et se jeta éperdument entre les jambes de Grondard, qui perdit l’équilibre juste au moment où il allait lâcher son coup de fusil.
Le géant trébucha avec des gestes désordonnés. Son fusil partit tout seul et la balle enleva, avec le chapeau de Sandri, une mèche des noirs cheveux du beau gendarme. Le charbonnier roula à terre, grotesquement étalé de tout son long, et si malheureusement, que le second gendarme se prit les jambes dans les siennes et tomba à son tour sur le derrière, tandis que Sandri étanchait la goutte de sang qui, coulant de son crâne sur ses joues, rendait ses pommettes plus roses.
Et là-bas, sous bois, tout en prenant « la lièvre » aux dents du bon chien fidèle, Maurin et Pastouré, témoins de l’aventure, en riaient à plein cœur.
« Ça me rappelle, disait Maurin à Pastouré, dont la gaieté silencieuse illuminait la large face, un bon tour que je jouai à un gendarme quand j’avais vingt ans. Figure-toi… »
Les éclats de rire des deux chasseurs se perdaient dans l’écho de la vallée rocheuse, pendant que la sœur de Grondard versait un peu d’eau-de-vie sur la blessure du gendarme, en lui faisant les yeux doux.
« Je crois, grommelait Alessandri, que ce damné Maurin est un peu sorcier ! »
Quelques jours plus tard, il recevait l’ordre d’arrêter Maurin partout où il le rencontrerait.