Mes bons amis, quand on la tient, il faut plumer la poulette.
Peu de jours après, Maurin faisait avertir Pastouré qu’il eût à se trouver, le lendemain, à la cantine du Don.
Là, il comptait déjeuner joyeusement, si les gendarmes ne troublaient pas la fête, et il pensait bien trouver une occasion de faire sa cour à Tonia.
La maison forestière du Don, située sur la pente de la colline, n’est pas éloignée en effet de la cantine qui s’ouvre sur la route.
Elle lui plaisait de plus en plus, cette Antonia la Corsoise. Qu’elle fût fiancée à Alessandri, cela rendait pour Maurin sa galante poursuite toujours plus piquante à mesure que l’inimitié du gendarme se faisait plus persécutrice.
Et s’il allait plaire à Antonia et qu’elle se mît en tête de planter là son gendarme pour les beaux yeux du braconnier, quelle amusante victoire !
D’y penser, Maurin riait de contentement.
Il était arrivé assez près de la maison forestière à un quart de lieue à peine, et il suivait la route, quand un bruit insolite attira son attention. Immobile comme un chien d’arrêt, un pied en l’air, il écouta. Son chien l’imita consciencieusement.
Son oreille de chasseur avait perçu, à travers le bruissement immense de la forêt, parmi quelques cris de geais et de pies, un son singulier, pareil à une plainte humaine.
Le fusil au poing, Maurin attendait il ne savait quoi.
Tout à coup un appel désespéré, un cri de femme éclata aigu, sous bois, à quelque distance…
Alors, d’une voix de commandement qui retentit dans l’écho de la montagne rocheuse, Maurin cria son nom en provençal :
« Màourin dëis Màouros ! »
Le nom célèbre de Maurin ainsi lancé à pleine voix en notes prolongées et immédiatement suivi d’un cri de chat-huant qui eût été inimitable pour tout autre, annonçait, quand il le jugeait bon, sa présence aux habitants de la contrée. Les petits enfants mêmes des villages du Var connaissaient cette habitude de Maurin et essayaient de reproduire sa clameur dans leurs jeux.
Maurin appuya son cri d’un coup de feu, sachant bien que ce bruit effraie toujours un criminel en train de mal faire… Et il s’engageait sous bois dans la direction des plaintes qu’il avait entendues, lorsque la Corsoise, haletante, rouge, tout échauffée et indignée, vint se jeter contre lui.
Elle regardait Maurin avec de grands yeux ardents où il voyait l’animation de la course et en même temps la colère qu’elle ressentait contre ses agresseurs inconnus.
« En criant, vous m’avez sauvée ! » dit-elle toute frémissante.
Et dans ses yeux la reconnaissance remplaçait la colère…
Ainsi, il tenait, là, dans ses bras, la fiancée du gendarme Sandri ! Elle se mettait sous sa protection ! Elle le regardait comme un sauveur en ce moment.
Maurin sentit dans son cœur un violent mouvement de fierté et de joie. Prendre à Sandri sa fiancée – sans mauvaise ruse, bien entendu –, c’était bien là un triomphe digne du don Juan des Maures, et qu’il espérait depuis quelque temps avec une impatience secrète, et dont il s’étonnait.
« Qu’y a-t-il, ma belle petite ? » demanda-t-il.
Malgré la force de son impatience, le don Juan des Maures était un mâle trop énergique, trop sûr de lui-même et trop fier, pour jamais essayer de triompher d’une femme par des moyens sournois.
Sa grande satisfaction était de voir les femmes « venir toutes seules », comme il se plaisait à le dire, telles les perdrix au coq. Chacun sait qu’il avait un jour répondu à un curieux qui l’interrogeait sur ses moyens de séduction :
« Oh ! moi, les femmes, que vous dirai-je ? Je les regarde comme ça et elles tombent comme des mouches ! »
À la façon des Maures ses aïeux, il aimait les femmes un peu comme de gentils animaux familiers qui doivent servir attentivement leur maître, l’homme, pour être vraiment aimables. Il les aimait dédaigneusement. Et l’inconscient désir qu’elles avaient de vaincre ce dédain n’était pas pour peu de chose dans les passions qu’il inspirait.
Il y a encore quelques vieilles maisons de paysans, en Provence, où la femme ne se met pas à table à l’heure des repas. Elle sert les hommes, même ses fils, et ne s’attable qu’ensuite.
On n’ignore pas que les Arabes, voyageant à cheval à la recherche d’un campement nouveau, sont suivis des femmes qui vont à pied chargées comme des bêtes de somme.
Maurin considérait les femmes comme les inférieures prédestinées de l’homme ; même les façons galantes, les gentillesses qu’il avait avec elles, étaient comme un tribut un peu méprisant payé à leur frivolité ; peut-être, dans son idée, à leur sottise.
Ce qui le distinguait d’un vrai musulman, c’est qu’il avait quelque pitié des femmes. Et ceci augmentait encore chez elles un singulier désir de monter dans son estime, dans son esprit et dans son cœur. Elles ne voulaient pas plus de sa pitié que de son dédain. Et pour se faire aimer, elles finissaient par lui offrir toutes leurs grâces et tout leur amour.
Maurin n’avait pas fait, bien entendu, une étude approfondie de ses propres sentiments. Ce qu’il était il l’était simplement, et il suivait, sans contrarier la nature, sa vie de chasseur aventureux, laissant au hasard le soin de nouer et de dénouer ses histoires amoureuses.
Pour l’instant, il avait là contre sa poitrine, une belle fille de dix-huit ans, tout oppressée par la peur, frissonnante, et qui, fiancée à son ennemi le gendarme, l’implorait, lui, le sauvage braconnier !
« Qu’y a-t-il, ma belle petite ? » demanda Maurin.
– Deux coquins sont dans les bois… Ils ont paru devant moi tout en un coup et m’ont poursuivie.
– Bon ! dit Maurin, ça doit être les deux qui restent de ces trois échappés de galères auxquels j’ai déjà donné la chasse. Et je vois bien que ce n’est pas Sandri qui les attrapera. Ce sera moi… Je vais me mettre à leurs derrières !…
– Gardez-vous-en ! cria la Corsoise ; ils sont deux ! et pendant que vous en suivrez un, l’autre n’aurait qu’à venir par ici… je serais fraîche ! pauvre de moi !
– Alors, dit Maurin, viens avec moi. Je les rattrape… et à nous deux nous les muselons (il tutoyait vite toutes les filles) et je les offrirai à ton gendarme, veux-tu ? Ce serait un cadeau bienvenu pour lui, – que peut-être on lui donnerait le galon !
– Laissons ces diables dans les bois… Il faut que j’aille faire au plus vite le déjeuner de mon père, dit Tonia. Venez à ma maison, monsieur Maurin, et je vous ferai goûter d’une eau-de-vie ancienne dont vous me direz des nouvelles. »
Maurin hésitait. Il regrettait la chasse aux bandits.
« Ça serait pourtant fameux, dit-il, de mettre au carnier, ce matin, un si gros gibier !
– Il n’est pas de celui qui s’envole, dit Tonia. Ces gueux se retrouveront… Ne me laissez pas seule. »
Maurin avait double regret… Si Tonia l’avait suivi dans les bois… assez loin de la route… qui sait ?… il y a des tapis de bruyères au fond des vallées…
Il se mit à rire, montrant ses belles dents blanches :
« Tonia ! dit-il, c’est dommage… si tu avais consenti à suivre avec moi dans la montagne les deux vilains renards qui t’ont fait si peur, je les aurais peut-être laissés pour une autre fois, mais je ne peux m’empêcher de penser que peut-être j’aurais plumé et mangé la poulette !… car tu sais la chanson, n’est-ce pas ? Moun bon moussu quand on la ten, foou pluma la gallina… »
Tonia devint rouge comme une crête de coq.
« Vous êtes un homme honnête, Maurin, et je me suis de moi-même confiée à vous. Mon fiancé, vous le connaissez. Vous ne l’aimez pas, c’est vrai, mais vous savez qu’il est, lui aussi, un honnête homme. Ramenez-moi à ma maison… et mon père vous dira un fier gramaci, vous pouvez y compter.
– Ton père peut-être, fit Maurin, quoique ce ne soit pas sûr… mais si ton fiancé se trouvait chez toi, ça n’irait pas bien, tu le sais. J’ai sur moi les gendarmes comme les chevaux ont les tavans (les taons) !
– Sandri n’est pas aujourd’hui chez moi, sûrement pas ! dit Antonia.
– Allons-y donc, fit Maurin… quoique je ne me console pas de ne point poursuivre les galériens…
– En entendant ton cri, ils ont eu une peur de lièvres… et ils ont tourné les talons au plus vite, bien qu’ils eussent des armes… Tiens, regarde-les là-haut, tout là-haut, qu’ils filent au diable ! »
En effet, sur l’arête d’une colline, Maurin aperçut deux petites silhouettes perdues qui se hâtaient entre les rochers.
La belle fille et son compagnon furent vite arrivés près de la maison forestière. Maurin en route n’avait plus rien dit. Tonia non plus. Maurin pensait que c’était bête tout de même d’avoir tenu, là, tout contre lui, dans la grande solitude des bois, une si jolie fille sans même l’avoir embrassée. Mais il avait obéi à l’on ne sait quel instinct chevaleresque qui était inné en lui. D’autre part (de cela il se rendait compte quoique ce fût vaguement), ces façons-là lui rapportaient souvent de la part des femmes plus de reconnaissance et de bénéfices qu’à d’autres la hardiesse des entreprises brutales.
Il poussa un gros soupir.
« Cœur qui soupire, n’a pas ce qu’il désire ! » s’exclama Tonia, et comme on approchait de la maison rassurante, elle se mit à rire de tout son cœur, à rire comme une folle, audacieusement.
Elle riait tant et si fort que sa poitrine tendue battait la générale, sous le fichu à carreaux rouges.
Maurin la regarda de travers :
« Tu te moques de moi ! qu’est-ce qui te fait rire ?
– C’est la chanson de la galline, dit-elle effrontément.
– Ah ! petite masque ! dit Maurin. Je te rattraperai.
– C’est pour plaisanter ce que j’en dis, fit Tonia redevenant sérieuse. C’est pour te taquiner un peu, car je sais que tu es un roi de l’amour. Mais, moi, Maurin, je suis une fille sage et je te sais gré de ne pas m’avoir embrassée seulement. Dans mon pays corse, vois-tu, si l’on se connaît en vendetta c’est parce qu’on se connaît dans la chose contraire qui est, je crois, la reconnaissance… Et je n’oublierai jamais ta conduite d’aujourd’hui. »
Maurin regarda Tonia de ce regard qui faisait tomber les femmes comme les mouches.
« Oui, reprit-elle… c’est vrai que tu me plaisais beaucoup, mais aujourd’hui je sais ce que tu vaux et, pour te servir, je saurai le dire quand il faudra. »
Il la regarda encore, jusqu’au fond des yeux.
Elle reprit en baissant la tête :
« C’est vrai que si je n’avais pas été fiancée à un gendarme, j’aurais aimé volontiers un bandit comme toi ! »
Elle songeait à ces bandits corses, comme elle en avait eu, dans sa famille, qui se réfugient et se défendent dans le maquis après un acte de vengeance violente, assimilé, dans l’esprit corse, à un véritable fait de guerre, à une action héroïque.
Antonia, après les paroles qu’elle venait de prononcer en l’honneur des bandits en général et de Maurin en particulier, fut embarrassée une seconde. Elle baissa la tête et ne la releva pas.
Maurin la regardait toujours et il pensa simplement :
« Té ! encore une ! »
Il se dit, dès ce moment, qu’Antonia serait à lui. Quand serait-ce ? Quand il plairait à Dieu. Il connaissait ainsi, dans la forêt, le gîte de certaines bêtes qu’il attraperait un jour ou l’autre… À quoi bon se presser ?… Le plaisir peut-être le plus grand n’est-il pas d’attendre quand on est sûr d’atteindre ?
Tout à coup, de nouveau, au seuil de la maison forestière, Tonia éclata de rire et, regardant Maurin de côté, chantonna :
Mon bon monsieur, quand on la tient,
Faut plumer la poulette !
Alors Maurin se trouva tout bête, mais si le père Orsini n’était pas à la maison, qui sait, il allait pouvoir peut-être prouver à Tonia qu’elle avait eu tort de rire si haut !
Au moment d’entrer dans l’habitation, l’avisé Maurin redescendit vivement le perron rustique et courut cacher, sous la garde d’Hercule, son fusil et son carnier dans la cabane de bruyère où le forestier enfermait ses instruments de jardinage.
En cas de mauvaise querelle avec Orsini, mieux valait, pensait le sage Maurin, n’être pas armé.