XI Comment Renée de la Brunerie entra dans l’ajoupa de maman Suméra et ce qui en advint

Le matin lui suivit cette nuit si remplie d’événements, vers onze heures, l’habitation de la Brunerie était en pleine activité.

Les nègres sous la toute puissante direction de M. David, le majordome, se livraient, avec cette nonchalance étudiée qui les distingue, à leurs travaux ordinaires ; les uns guidaient les cabrouets chargés de cannes fraîchement coupées qu’ils conduisaient à la sucrerie ; les autres, allant et venant d’un air affairé, de côté et d’autre, sans pour cela travailler davantage, semblaient très-occupés ; à quoi ? nul n’aurait su le dire, eux moins que personne ; ce qui était certain, c’est qu’ils se donnaient beaucoup de mouvement ; pouvait-on exiger davantage ? D’autres enfin, au nombre d’une cinquantaine, mais ceux-là les plus vigoureux et les plus actifs de l’habitation, armés de pelles et de pioches et placés sous la direction spéciale de M. de la Brunerie, ouvraient des tranchées et creusaient la terre avec ardeur.

Le marquis de la Brunerie, de gros souliers aux pieds, un large chapeau en paille de Panama sur la tête et en veste de toile blanche, tenant à la main une grande feuille de papier à dessin, sur laquelle un plan était tracé à la sépia, faisait creuser sous ses yeux, par ses plus fidèles esclaves, une enceinte bastionnée autour de son habitation, afin de la mettre le plus promptement possible à l’abri d’un coup de main, au cas probable d’une révolte des noirs marrons, plus sérieuse et plus générale que celles qui, jusqu’alors, avaient menacé la colonie.

M. David parut en ce moment, accompagnant une quinzaine de nègres conduisant les nombreux bestiaux de l’habitation dans un vaste enclos provisoire élevé à la hâte non loin du principal corps de logis.

– Ah ! ah ! vous voilà, commandeur, dit amicalement le planteur en répondant au salut du majordome.

– Oui, monsieur, répondit celui-ci ; selon vos ordres je me suis empressé de faire réunir toutes nos bêtes à cornes.

– Ne serait-ce pas dommage ? reprit en riant le planteur, que nos magnifiques bœufs à bosses, si élégants et si haut montés sur jambes, que j’ai eu tant de peines à faire venir du Sénégal, soient volés et mangés par des scélérats de marrons ?

– Et nos bœufs de Porto-Rico, monsieur, si forts, si trapus, si superbes, vous n’en dites rien ?

– Si, commandeur, car j’aime toutes ces nobles bêtes ; aussi je ne veux sous aucun prétexte les abandonner ; je crois qu’elles seront à leur aise dans le nouvel enclos et qu’elles n’auront rien à redouter des maraudeurs.

– Ces braves animaux seront parfaitement, monsieur ; bien qu’ils soient au nombre de plus de deux cents, ce qui est considérable, ils auront un espace suffisant, de l’herbe en abondance, de l’ombre plus qu’il ne leur en faudra, et ils ne courront aucun risque, ce qui est le plus important. Marchez donc, vous autres, ajouta-t-il en s’adressant aux nègres bouviers qui s’étaient arrêtés et écoutaient curieusement cette conversation.

– Venez un peu par ici, monsieur David, dit le planteur ; et le prenant par le bras et le conduisant à l’écart ; vous êtes un homme sûr pour lequel je ne veux pas avoir de secrets…

– Je vous dois tout, monsieur, répondit le majordome avec émotion.

– Ce n’est pas toujours une raison, mais vous, c’est différent, vous êtes presque de la famille et je sais que vous nous êtes dévoué. Le pays est fort travaillé en ce moment par des drôles de la pire espèce, qui ne se gênent nullement pour nous menacer tout haut, nous autres blancs, d’un massacre général, ainsi que cela a eu lieu à l’île Saint-Domingue ; une collision est imminente ; la révolte éclatera au moment où l’on y pensera le moins ; peut-être l’arrivée de l’expédition française, qui aujourd’hui ou demain, au plus tard, mouillera en rade de la Pointe-à-Pitre, servira-t-elle de prétexte pour un soulèvement général des noirs…

– Croyez-vous donc, monsieur, que les choses en soient à ce point ?

– Nous sommes sur un volcan, et je ne parle pas, croyez-le bien, de la Soufrière, ajouta-t-il avec un sourire, en jetant un regard sur le haut piton du sommet duquel s’élevait, en tourbillonnant vers le ciel, un épais panache de fumée jaunâtre ; le conseil provisoire m’a fait avertir du danger qui nous menace, moi et les autres planteurs, en nous recommandant de prendre au plus vite nos précautions. Ce matin, avant de se rendre à la Pointe-à-pitre, mon parent, le capitaine de Chatenoy, m’a dessiné ce plan à la hâte ; vous êtes à peu près ingénieur, vous, monsieur David ?

– Un commandeur doit être bon à tout, monsieur, répondit en riant le majordome.

– C’est vrai, reprit le planteur sur le même ton. J’ai fait tracer la ligne par ces noirs, ainsi que vous le voyez, il ne s’agit plus que de creuser ; chargez-vous, je vous prie, de faire achever ce travail ; joignez une centaine d’hommes à ceux qui piochent déjà, de façon à ce que l’enceinte soit complètement terminée d’ici au coucher du soleil.

– Ce sera fait, oui, monsieur.

– Bien ; vous connaissez nos noirs mieux que personne, vous choisirez ceux qui vous paraîtront les plus fidèles.

– Le choix sera facile, monsieur, je le dis avec joie, tous vous sont dévoués ; je sais de bonne source qu’ils ont, à plusieurs reprises, repoussé les tentatives d’embauchage faites près deux, et cela de manière à décourager ceux qui essayaient de les entraîner à la révolte.

– Ainsi, vous êtes sûr de nos noirs ?

– Je vous réponds de tous, monsieur.

– Alors tout va bien ; vous leur distribuerez des armes, cette nuit même nous commencerons à nous garder militairement ; vous n’accorderez de congé à aucun noir, afin que les mesures que nous prenons ne soient point ébruitées.

– Oui, monsieur, je songeais en effet à prendre cette précaution.

– Très-bien. Aussitôt que l’enceinte sera terminée, vous ferez construire sur la terrasse, devant la maison, des ajoupas dans lesquels les noirs porteront leurs petits ménages et où ils habiteront pendant tout le temps des troubles.

– Cette mesure leur sera très-agréable, monsieur ; vous savez combien ces pauvres gens tiennent au peu qu’ils possèdent.

– Et ils ont raison, commandeur ; en somme, ce sont mes enfants, je dois veiller sur leur bien-être ; n’est-ce pas à leur travail que je dois ma richesse ?

– Croyez, monsieur, que tous vous seront reconnaissants de ce que vous faites pour eux.

– Je désire qu’ils m’en sachent gré ; au résumé, ma cause est intimement liée à la leur ; en me défendant, ils se défendent. Je vous laisse libre de prendre telles dispositions que vous jugerez nécessaire ; je vous donne, en un mot, carte blanche, et vous nomme commandant de l’habitation, m’en rapportant entièrement à vous pour tout ce qu’il faudra faire.

– Je me montrerai digne de votre confiance, monsieur.

– Je le sais bien, mon ami ; ne vous ai-je pas vu naître ? Maintenant que tout cela est entendu entre nous, ajouta-t il en riant, je me lave les mains de ce qui arrivera, je ne m’en occupe plus ; cela vous regarde, c’est votre affaire.

– Allez, allez, monsieur de la Brunerie, répondit sur le même ton le majordome, vous pouvez être tranquille ; j’accepte avec joie la responsabilité que vous me confiez.

M. de la Brunerie serra chaleureusement la main de son commandeur, lui remit le papier sur lequel le plan était tracé et s’éloigna dans la direction de la terrasse, heureux comme un écolier en vacances.

Au moment où il gravissait d’un pas un peu pesant, les degrés du perron, il aperçut sa fille qui sortait de la maison et s’avançait, belle et nonchalante, à sa rencontre.

– Bonjour, mon enfant, lui dit-il en lui mettant deux baisers retentissants, deux vrais baisers de père, sur ses joues de pêche ; avez-vous bien dormi, chère petite ? Ne vous sentez-vous pas fatiguée ce matin ?

– Nullement cher père, répondit-elle en souriant, j’ai très-bien dormi, je me sens parfaitement reposée !

– Tant mieux, Renée, tant mieux.

– Mon père, reprit la jeune tille, vous plairait-il de presser un peu le déjeuner ?

– je ne demande pas mieux, mon enfant, d’autant plus que je suis debout depuis le point du jour. Avez-vous donc quelque projet pour aujourd’hui, ma mignonne ?

– Mon Dieu ! cher père, voici très-longtemps que je dois une visite aux dames de Tillemont ; je remets de jour en jour à m’acquitter de ce devoir de convenance ; je crains, si je tardais plus longtemps à le faire, de paraître oublieuse ; vous savez combien ces dames sont susceptibles, et comme, en réalité, je suis dans mon tort vis-à-vis d’elles, qui toujours ont été parfaites pour moi, j’ai formé le projet de me rendre aujourd’hui, toute affaire cessante, à leur habitation. Cela vous contrarierait-il, mon père ?

– Moi, mon enfant, pourquoi donc cela ? N’es-tu pas libre d’aller et devenir à ton gré ? Fais ta visite, chère fillette.

M. de la Brunerie avait l’habitude assez singulière de commencer toujours n’importe quelle conversation avec sa fille sans la tutoyer, puis, peu à peu, son amour paternel l’emportait sur cette étiquette malencontreuse qu’il s’imposait, et il ne tardait à pas lui dire : tu, à pleine bouche, ce qui, parfois, faisait beaucoup rire la folle jeune fille.

– Je vous remercie, mon père, répondit-elle ; je profiterai de votre permission.

– Que parles-tu de permission, ma mignonne ? Tu es parfaitement ta maîtresse, reprit-il vivement. À quelle heure comptes-tu sortir ?

– Vers une heure de l’après-midi, mon père, afin d’être de retour de bonne heure.

– Je ne te cache pas, chère enfant, que dans l’état de bouleversement où se trouve la colonie, je ne voudrais pas te voir prolonger trop tard ta visite aux dames de Tillemont ; tu te souviens de ce qui est arrivé hier ?

– Oh ! ne me parlez pas de cela, mon père, j’en suis encore toute tremblante. À quatre heures, au plus tard, je serai rentrée à l’habitation, je vous la promets.

– Bien ! Mais qui donc nous arrive là-bas ? Dit-il en s’interrompant et regardant dans la direction de l’avenue des Palmiers.

– C’est le Chasseur de rats, mon père.

– Comment, tu l’as reconnu à cette distance ? Ô mes yeux de vingt ans, où êtes-vous ?

– Le Chasseur est très-facile à reconnaître pour les personnes accoutumées à le voir souvent ; regardez avec plus d’attention, mon père ?

– En effet, dit le planteur au bout d’un instant. Ce brave ami ne pouvait mieux choisir son temps pour nous faire une visite.

– N’est-il donc pas toujours certain d’être bien reçu à l’habitation, mon père ?

– Si, ma mignonne, toujours ; d’ailleurs il est ton protégé, et puis nous l’aimons tous.

– Avons-nous tort ?

– Je ne dis pas cela, au contraire ; nous lui avons même de grandes obligations ; mais cependant, il y a des jours où je suis surtout content de le voir.

– Aujourd’hui est un de ces jours là, n’est-ce pas, mon père ?

– Ma foi, oui, ma chérie ; j’étais fort embarrassé, je te l’avoue, pour te donner un gardien fidèle pendant ta promenade ; le commandant ne peut s’absenter de l’habitation où il a de la besogne par-dessus la tête ; voilà mon homme trouvé, il prendra une dizaine de noirs bien armés avec lui et je serai tranquille.

– Pourquoi donc une si nombreuse escorte, mon père ?

– Parce que, ma chère enfant, je sais qu’en ce moment les routes sont infestées de vagabonds de la pire espèce ; or, comme je ne veux pas t’exposer à une répétition de l’attaque d’hier au soir, je préfère prendre mes précautions.

– Je ferai ce qu’il vous plaira, mon père.

– Tu es charmante, ma mignonne.

Tandis que le père et la fille causaient ainsi, le Chasseur s’approchait rapidement ; il marchait le dos un peu voûté, le fusil sur l’épaule et ses six ratiers sur les talons.

Après avoir monté les degrés du perron de la terrasse, il s’avança vers le planteur, qui, de son côté, alla à sa rencontre en compagnie de sa fille.

Le vieillard salua en ôtant son bonnet, puis il dit de sa voix sonore :

– Je vous souhaite le bonjour et une heureuse journée, monsieur de la Brunerie, ainsi qu’à vous, ma chère demoiselle Renée.

– Soyez le bienvenu à la Brunerie, répondit cordialement le planteur ; je suis charmé de vous voir. Vous déjeunez avec nous ; c’est convenu.

– Mais, monsieur…

– Je vous en prie, père, dit la jeune fine de sa voix la plus câline et avec son plus gracient sourire.

– J’accepte, monsieur, répondit aussitôt le Chasseur en s’inclinant.

– Allons nous mettre à table, je tombe d’inanition. Que savez-vous de nouveau, ce matin ?

– Pas grande chose, monsieur ; un bâtiment léger doit avoir, au jour, appareillé de la Pointe-à-pitre pour aller à la recherche de l’escadre française.

– J’ai longtemps examiné la mer et je n’ai rien découvert, répondit le planteur.

– Les bâtiments français doivent louvoyer au vent de Marie-Galante, il est donc impossible de les apercevoir, monsieur.

– Oui, vous avez raison, il en doit être ainsi. À propos, vous savez que ma fille a besoin de vous ?

– Je l’ignorais, monsieur ; mais, aujourd’hui, comme toujours, je suis aux ordres de mademoiselle de la Brunerie.

– Oh ! cela n’est pas autrement grave ; il s’agit font simplement de l’accompagner à la promenade.

– Je serai heureux de faire ce que désirera mademoiselle ; répondit le vieillard en s’inclinant devant la jeune fille.

– Regardez un peu autour de vous, Chasseur ; est-ce que vous ne remarquez pas certains changements ?

– Pardonnez-moi, monsieur, j’en vois de très-importants, au contraire ; il paraît que vous vous mettez en état de défense ?

– Ah ! ah ! vous avez reconnu cela tout de suite ; au fait, vous êtes peut-être un vieux soldat ?

– Ma vie a été bien longue déjà, monsieur, et les circonstances dans lesquelles je me suis trouvé m’ont obligé à faire de nombreux métiers, répondit le Chasseur évasivement.

– Que pensez-vous de ces prétentions, vous qui êtes un homme d’expérience ?

– Je les trouve excellentes, monsieur ; aujourd’hui surtout, dans l’état de trouble où se trouve la colonie, on ne saurait trop se mettre sur ses gardes.

Tout en causant ainsi, ils s’étaient dirigés vers la maison ; ils pénétrèrent dans la galerie où la table était mise.

Chacun prit place.

Le repas fut très-gai et très-cordial ; il dura près d’une heure.

Puis, mademoiselle de la Brunerie se leva et se retira dans son appartement, laissant son père et son compagnon de table sortir sur la terrasse pour fumer un cigare.

Faire une visite à la Guadeloupe, ainsi d’ailleurs que dans les autres Antilles françaises, ce n’est pas une mince affaire.

Les dames créoles jouissant, nous ne dirons pas d’une certaine position, – tous les blancs sont dans les colonies placés sur le même échelon de l’échelle sociale, qu’ils soient riches ou pauvres, – mais possédant une certaine fortune, ne sortent jamais seules de chez elles.

Lorsqu’elle va en visite, une dame créole est à la tête d’un véritable convoi, avec son escadron de servantes sans lequel elle ne sort jamais et qui ne la quitte ni jour, ni nuit.

Ces coutumes étranges, rappelant les grands jours de la féodalité où les domestiques faisaient partie de la famille, ont quelque chose de touchant qui va droit au cœur.

Lorsque Renée de la Brunerie quitta l’habitation, vers une heure et demie, douze ou quinze servantes l’accompagnaient ; une dizaine de noirs bien armés étaient étagés sur les flancs de la cavalcade, dont l’œil Gris, seul à pied, suivant son habitude, tenait la tête, marchant entre la jeune fille et Flora, sa gentille ménine.

Bientôt la nombreuse troupe eût disparu dans les méandres de la route et se trouva en pleine savane.

Sans rien dire à Renée, qui paraissait assez préoccupée ou pour mieux dire embarrassée, le Chasseur, sous le prétexte plus ou moins plausible de raccourcir le chemin, fit tourner la cavalcade dans un sentier assez étroit et peu fréquenté coupant la savane en ligne courbe.

– Prenez garde de nous égarer, vieux Chasseur ! dit Flora, en riant comme une folle.

– Moi, mamzelle Flora, vous égarer ! Dieu m’en garde ! répondit le vieillard sur le même ton ; vous voulez plaisanter ; ce chemin que nous avons pris nous fait au moins gagner une vingtaine de minutes, si ce n’est plus.

– De quel côté allons-nous donc par là ? demanda Renée en relevant la tête et jetant un regard autour d’elle.

– Chère enfant, répondit aussitôt son guide avec une feinte indifférence, j’ai voulu vous faire couper au court pour atteindre l’habitation de Tillemont ; après le léger détour que nous accomplissons, nous verrons l’habitation ou, pour mieux dire, le carbet de maman Suméra, devant lequel nous passerons, et un quart d’heure ou vingt minutes plus tard nous serons rendus à Tillemont.

– Est-ce que la maman Suméra demeure près d’ici ? demanda vivement la jeune file.

– Très-près, mon enfant.

– Ah ! fit-elle en baissant la tête.

– Je la connais, moi, maman Suméra, dit Flora d’un petit air mutin.

– Moi aussi, répondit laconiquement le Chasseur.

– Elle est sorcière, dit bravement la ménine.

– Elle passe pour l’être du moins.

– Elle l’est, reprit nettement la fillette.

– Taisez vous, folle ; dit sèchement Renée.

– Elle est sorcière, murmura la jeune négresse avec cet entêtement des enfants gâtés auxquels on passe tout.

Renée haussa les épaules d’un air de mauvaise humeur.

– Il y a un moyen de s’en assurer, dit en riant le Chasseur.

– Lequel ? demanda Flora.

– Pardieu ! c’est de le lui demander à elle-même.

– Oh ! je n’oserai jamais, dit Renée en lançant au Chasseur un regard d’une expression singulière.

– Pourquoi donc cela ? demanda le vieillard d’un ton indifférent ; rien de plus facile, mon enfant ; maman Suméra vend du lait de chèvre.

– Je l’adore, moi, le lait de chèvre ! s’écria virement la ménine.

– Vous êtes insupportable aujourd’hui, dit Renée avec impatience.

– Parce que j’aime le lait de chèvre, maîtresse ?

– Non, mais parce que vous parlez à tort et à travers comme une tête éventée. Vous disiez donc, père ?

– Arrêtez-vous devant la porte de l’ajoupa, entrez, demandez du lait à maman Suméra et, tout en buvant, si vous tenez à être édifiée sur son compte, eh bien, vous l’interrogerez ; c’est bien simple.

– En effet mais…

– Tenez, on dirait, Dieu me pardonne, que la vieille a flairé notre piste et qu’elle nous a aperçus ; elle est sur le pas de sa porte, qui nous regarde venir.

– Oui, je la reconnais, c’est bien la sorcière ! s’écria Flora en riant.

La cavalcade ne se trouvait plus qu’à quelques pas de l’ajoupa de la vieille négresse ; celle-ci, ainsi que l’avait annoncé le Chasseur, se tenait debout sur le seuil de sa porte et regardait curieusement arriver les voyageurs.

– Bonjour, mamzelle Flora et votre société, répondit poliment le vieille négresse en faisant quelques pas au-devant de la brillante cavalcade ; voulez-vous boire une tasse de bon lait de chèvre ?

– Je le veux bien, maman Suméra, reprit aussitôt l’espiègle fillette.

– Eh bien ! que faites-vous donc, Flora ? dit Renée qui ne semblait pas cependant bien courroucée.

– Décidez-vous, ma chère enfant, reprit le Chasseur ; il est trop tard maintenant pour hésiter ; buvez une tasse de lait, cette femme est vieille et pauvre, l’aumône que vous lui ferez lui profitera.

– Croyez-vous que ce ne sera pas inconvenant de nous arrêter ainsi dans ce carbet, père ? demanda-t-elle avec embarras.

– Inconvenant ? pourquoi donc cela, ma chère Renée ? Toutes les dames de l’île viennent boire du lait chez maman Suméra ; c’est un but de promenade.

– Puisqu’il en est ainsi, je m’arrêterai le temps seulement de boire une tasse de lait, mais pas plus longtemps.

– Comme il vous plaira, mon enfant.

Le Chasseur aida Renée à mettre pied à terre, et elle entra dans l’ajoupa d’un air assez peu résolu.

La pauvre enfant était intérieurement toute joyeuse ; elle se figurait naïvement qu’elle avait réussi à dérouter les soupçons, tandis que, sans le savoir, elle n’avait fait qu’obéir à la volonté arrêtée d’avance de son guide.

Le Chasseur ne faisait jamais rien sans y avoir longtemps réfléchi ; il avait son projet ; un soupçon avait germé dans son cœur, ce soupçon, il le voulait éclaircir.

À peine Renée de la Brunerie eut-elle, accompagnée de sa ménine et précédée par maman Suméra marchant respectueusement devant elle, pénétré dans l’ajoupa, que le Chasseur dit quelques mots à voix basse à un des noirs de l’escorte, qui lui répondit par un geste affirmatif ; il ordonna à ses chiens de se coucher et de l’attendre, puis il s’éloigna à grands pas et s’enfonça dans les broussailles, au milieu desquelles il fut bientôt caché à tous les yeux.

Après cinq minutes de marche, le Chasseur atteignit la base du rocher contre lequel l’ajoupa était appuyé ; il grimpa en s’aidant des pieds et des mains, jusqu’à une vingtaine de mètres le long des parois, s’enfonça dans un épais taillis de goyaviers sauvages poussant à l’aventure sur une étroite plate-forme, tourna une pointe de rocher et se trouva enfin devant une ouverture que d’en bas il était impossible d’apercevoir.

Après avoir écarté avec précaution les broussailles dont était encombrée l’entrée assez large de cette ouverture, le Chasseur se glissa en se courbant dans l’intérieur ; mais bientôt la voûte s’éleva, il put redresser sa haute taille et il s’enfonça résolument dans cette espèce de galerie qui s’allongeait devant lui et descendait en pente douce.

Bientôt il se trouva dans une espèce de cave ou plutôt de cellier, encombré de bocaux à sucre vides et de couffes en latanier, jetées pêle-mêle les unes sur les autres ; il traversa cette cave sans s’arrêter, ouvrit une porte fermée seulement au loquet, puis une seconde, et il se trouva dans une pièce assez sombre dont la porte donnait dans les chambres même de l’ajoupa.

Maman Suméra, lorsqu’elle avait bâti son carbet, avait, en femme avisée, creusé ou fait creuser le rocher afin d’agrandir son domaine ; mais elle ignorait l’existence du passage souterrain par lequel le Chasseur venait de s’introduire secrètement et à son insu chez elle ; sans cela, il est probable qu’elle se serait depuis longtemps empressée de le boucher.

Il avait fallu près d’une demi-heure au Chasseur pour pénétrer jusqu’à l’endroit où il était arrivé et, d’où il pouvait entendre tout ce qui se disait dans la chambre à coté, et même voir ce qui s’y passait en appuyant l’œil contre une des fentes nombreuses et assez larges de la porte.

Au moment où le Chasseur se plaçait à son observatoire, Renée se levait.

– Je ne puis demeurer plus longtemps, dit-elle à maman Suméra debout devant elle, il faut que je continue ma promenade ; je vous remercie du charme que vous m’avez donné ; prenez ces dix douros, si vous m’avez réellement dit la vérité, je n’en resterai pas là ; surtout pas un mot à qui que ce soit de ce qui s’est passé entre nous.

– Comptez sur ma discrétion, mamzelle Renée, répondit la vieille négresse en empochant joyeusement l’or qu’elle avait reçu ; votre charme est bon, il réussira. Vous ne voulez pas prendre une seconde tasse de lait ?

– Non, je vous remercie, je suis déjà restée trop longtemps ici, adieu.

En parlant ainsi, Renée ordonna d’un geste à Flora d’ouvrir la porte.

La jeune fille obéit ; mais au moment où elle posait la main sur la clavette, la porte fut poussée du dehors et s’ouvrit toute grande ; la jeune négresse poussa un cri de surprise, presque de frayeur, et recula toute tremblante jusqu’au milieu de la chambre.

Un homme parut :

Cet homme était le commandant Delgrès.

Il fit quelques pas en avant, et, après avoir salué mademoiselle de la Brunerie :

– Enfant, dit-il avec douceur à la jeune négresse, pourquoi cette épouvante en me voyant ? Craignez-vous donc que je veuille vous faire du mal ?

La fillette regarda l’officier avec ses grands yeux de gazelle effarouchée et, sans lui répondre elle alla en tremblant se réfugier derrière sa maîtresse.

Celle-ci, à cette entrée imprévue de l’officier était demeurée immobile, froide et hautaine.

– Je bénis le hasard, reprit Delgrès en s’inclinant de nouveau devant mademoiselle de la Brunerie, qui me procure l’honneur de vous voir, mademoiselle ; cette heureuse rencontre me prouve, à ma grande joie, que vous ne vous ressentez pas de vos terribles émotions de la nuit passée.

– Je suis encore un peu souffrante, monsieur, répondit Renée, voici pourquoi…

– Mille pardons, mademoiselle, interrompit Delgrès avec respect, je n’ai droit à aucune de vos confidences, même la plus légère ou la plus insignifiante.

Tout en parlant, il avait fait à la vieille négresse un signe imperceptible pour tout autre que pour elle.

Maman Suméra ramassa la tasse et ouvrit la porte derrière Laquelle le chasseur était embusqué ; celui-ci avait prévu ce mouvement, il s’était vivement retiré de côté ; lorsque la négresse fut entrée en laissant retomber la porte derrière elle, il la saisit à l’improviste en lui posant la main sur la bouche pour l’empêcher de crier, et se penchant à son oreille :

– C’est moi, Œil Gris ! lui dit-il rapidement ; pas un mot !

Il était inutile d’en dire davantage ; la vieille négresse était tellement épouvantée de l’apparition de cet homme, sans qu’il lui fut possible de comprendre comment il s’était introduit là, qu’elle avait presque perdu connaissance ; ce fut seulement par signes qu’elle parvint à l’assurer de son silence, et surtout de son entière obéissance.

Tandis que ceci se passait dans la pièce obscure de l’ajoupa, la conversation continuait dans l’autre chambre.

– Je suis heureuse, moi aussi, monsieur, répondit avec politesse, mais avec froideur, mademoiselle de la Brunerie, je suis heureuse du hasard qui nous met en présence si fortuitement ; j’en profiterai pour vous remercier une fois encore de votre conduite loyale et de la manière généreuse dont vous êtes venu à mon secours, à un moment où je n’allais plus avoir d’autre refuge que la mort pour échapper aux mains du scélérat qui était sur le point de s’emparer de moi, après avoir tué ou blessé tous mes défenseurs…

– Il vous restait encore, mademoiselle, le plus brave, le plus dévoué de tous.

– Oui, monsieur, et je vous suis reconnaissante du fond du cœur de me l’avoir conservé, car c’est un homme bon et de grand cœur pour lequel j’éprouve la plus sincère et la plus vive affection.

– Mademoiselle…

– Maintenant, monsieur, que je vous ai renouvelé mes remerciements, permettez-moi de prendre congé de vous et de rejoindre mes gens qui m’attendent à quelques pas au dehors.

– Mademoiselle, fit Delgrès, ne daignerez-vous pas m’accorder quelques minutes !…

– Il y a déjà fort longtemps que je suis ici, monsieur ; je regrette, croyez-le bien, de ne pouvoir demeurer davantage, mais il faut absolument que je me retire.

– Permettez-moi, mademoiselle, de vous dire quelques mots seulement.

– Je vous ferai observer, monsieur, fit-elle avec hauteur, que je n’ai l’honneur de vous connaître que très-peu ; que nos relations jusqu’à ce jour, excepté le service que cette nuit vous m’avez rendu, ont été presque nulles.

– C’est vrai, mademoiselle, je le reconnais, et pourtant au risque de vous déplaire, j’insisterai, pour que vous m’accordiez quelques minutes d’entretien.

– Je ne comprends pas, monsieur, ce qu’il peut y avoir de commun entre vous et moi, qui sommes à peu près étrangers l’un à l’autre, et ce que vous pouvez avoir à me dire.

– Mademoiselle, je vous demande humblement ce court entretien, parce que j’ai à vous parler de choses qui, pour moi du moins, sinon pour vous, sont de la plus haute importance.

La jeune patricienne lança au mulâtre, incliné devant elle, un regard devant lequel il baissa le sien avec une certaine confusion ; puis elle s’assit, fit signe à sa ménine de s’accroupir à ses pieds, et redressant fièrement la tête :

– Finissons-en, dit-elle avec une hauteur suprême. Que voulez-vous me dire ? Me voici prête à vous entendre.

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