XII De quelle manière Renée de la Brunerie contraignit Delgrès à lui avouer son amour

Afin de bien faire comprendre au lecteur la scène qui va suivre, il est indispensable que nous entrions dans certains détails sur la ligne de démarcation infranchissable qui, aux colonies, à l’époque où se passe notre histoire, – peut-être en est-il encore ainsi aujourd’hui, il faut des siècles pour déraciner un préjugé ; plus il est absurde, plus il a des chances de durée, – la ligne infranchissable de démarcation, disons-nous, qui séparait fatalement entre elles les différentes races et les empêchait, non seulement de se confondre, mais même de se mêler.

Notre ouvrage ayant surtout pour but de faire connaître les mœurs des Antilles françaises au commencement du dix-neuvième siècle, il serait incomplet si nous passions légèrement sur les motifs qui ont amené cette funeste et si regrettable séparation.

Dans les colonies françaises de l’Atlantique telles que la Martinique et la Guadeloupe, par exemple, la population se résume à trois espèces bien distinctes d’individus : les blancs, les noirs et les mulâtres.

Ces trois espèces sont caractérisées en ces termes par les nègres, grands amateurs d’apophtegmes :

Le blanc, c’est l’enfant de Dieu ; le nègre, c’est l’enfant du diable ; le mulâtre n’a pas de père.

Paroles qui se réduisent à cette vérité :

Les blancs forment une race d’élite, les noirs une race inférieure ; mais les mulâtres, sont un produit bâtard des deux premières, Ils n’ont pas d’aïeux de leur espèce, et ne peuvent point se reproduire sans s’effacer.

En effet, les mulâtres sont toujours fils d’un blanc et d’une négresse, et non pas fils d’un nègre et d’une blanche.

Ceci est un trait caractéristique de la femme française des colonies, trait qui mérite d’être noté ; jamais on n’a cité et jamais, nous en avons la conviction, on ne citera une blanche créole qui se soit alliée à un nègre.

Et cela pour cent raisons, dont chacune est péremptoire ; nous en noterons ici quelques-unes, uniquement pour les Européens, car si notre livre parvient aux colonies, les dames créoles trouveront monstrueux la nécessité même d’une explication sur un tel sujet, et nous sommes complètement de leur avis, aux Antilles.

Jamais un nègre n’a été pour une blanche des colonies qu’un Africain fort laid, assez grossier, médiocrement propre et d’une odeur passablement suffocante.

La race juive, qui s’est toujours conservée pure, est physiquement douée, comme on sait, d’un montant assez prononcé ; mais ce montant se trouve porté chez le nègre à un degré de développement tel, qu’il constitue pour les blancs une infirmité naturelle.

Il est impossible de passer près d’un nègre, même à dix pas, sans être saisi par son odeur ; une odeur chaude, musquée, nauséabonde, odeur congéniale et permanente, à laquelle tous les bains du monde ne font rien.

Et puis, quoi qu’il fasse, le nègre est toujours fort mal dégrossi ; ses pieds sont monstrueux et ridicules, le sauvage d’Afrique vit toujours en lui ; il n’a ni père connu, ni famille, ni ami ; sa religion est pleine d’enfantillages : enfin le nègre ne possède pas les proportions qui constituent la beauté physique, ou, le charme moral, aux yeux des blancs ; il est ridicule ou effrayant ; il fait rire, ou il fait trembler ; l’alliance d’une blanche et d’un nègre n’est donc pas une chose qui se puisse supposer ; peut-être cela changera-t-il, plus tard, nous en doutons.

À l’époque où se passa notre histoire, les choses étaient ainsi ; les nègres n’étaient nullement blessés de cette exclusion que les femmes blanches leur faisaient subir ; ils l’acceptaient et la trouvaient juste ; l’alliance d’une blanche avec un nègre était considérée par eux comme une dégradation monstrueuse de la part de la femme.

Nous ferons observer que nous ne parlons ici que des colonies françaises ; dans les colonies anglaises, il existe certaines différences dans les mœurs, différences peu sensibles, il est vrai, mais, dont nous n’avons pas à nous occuper.

L’esclavage est un fait nuisible en même temps qu’il est inique ; nous sommes avec l’économie politique, avec la philosophie, avec la morale pour le répudier et le proscrire ; nous reconnaissons même que l’esclave a le droit de reconquérir la liberté par tous les moyens en son pouvoir, mais nous n’admettons pas, – parce que cela est contraire à la vérité, – qu’on fasse des négresses, des jeunes filles gémissant d’avoir été ravies aux tendres serments de leurs bien-aimés du désert, pour être livrées aux mains détestées d’un maître barbare ; cela est complètement faux ; ceux qui le disent sont de mauvaise foi ; ils ne savent rien des colonies françaises.

Ainsi, affirmer, par exemple, que les planteurs ont tout pouvoir sur les femmes esclaves est un mensonge.

Les négresses ne comprennent pas la différence qui existe entre les titres d’épouse et de maîtresse ; on leur proposerait de choisir entre eux qu’elles ne le sauraient pas ; sans dire dévergondées, elles se considèrent comme revenant de droit aux hommes blancs, ou noirs, sous le toit desquels elles vivent.

Une négresse africaine est à qui veut la prendre, une négresse créole à qui elle veut bien se donner, ou, pour être plus vrai, se vendre.

Ce n’est ni le fouet, ni l’esprit, ni la beauté qui domptent les belles esclaves, c’est l’or ; toute aventure discrète, mystérieuse est impossible avec les négresses ; si elles consentent à être aimées argent comptant, elles veulent avant tout qu’on le sache.

Tous les croisements de race proviennent donc d’unions clandestines, d’amours plus ou moins cachés entre blancs et noires, mais, nous le répétons, jamais entre blanches et noirs ; de plus les blancs n’épousent jamais les négresses, ce qui se comprend facilement, aux colonies surtout, où toutes les femmes de couleur, ou du moins la plus grande partie aujourd’hui, ont jadis été esclaves.

La race des mulâtres est donc originairement formée d’enfants naturels et considérée comme extra-morale et extra-légale. Si grande que soit leur intelligence, ils ne peuvent, aux colonies, effacer cette tache, stigmate indélébile qui les rejette au dehors de la société organisée dans laquelle on leur a refusé une place assignée, se fondant sur ce que leurs enfants eux-mêmes ne leur ressemblent pas et ne sont point de leur couleur ; produits par un caprice de la nature, ils sont seuls et demeurent seuls.

Heureusement, ceci n’est qu’un préjugé destiné à s’effacer.

Dans les colonies françaises, où toutes les familles blanches sont considérables, très-distinguées généralement par leur éducation, mais imbues de préjugés étroits à l’endroit des hommes de couleur, les mulâtres sont impitoyablement repoussés ; en un mot, ces malheureux, si vastes que soient leurs capacités personnelles, si grandes que soient leurs qualités, sont, par une fatalité contre laquelle ils essayeraient vainement de se débattre, en butte au mépris des blancs et à la haine des noirs ; ces pauvres parias de la société coloniale ont tellement conscience de leur infériorité, qu’ils se courbent humblement ; et, à quelque degré d’honneur, de considération ou de fortune qu’ils appartiennent, ils demeurent toujours en dehors des autres classes privilégiées, blanches ou noires, sans tenter jamais de franchir la ligne de démarcation qui les en sépare.

Et maintenant nous fermerons cette longue parenthèse, et nous reprendrons notre récit où nous l’avons laissé, en revenant à l’ajoupa de maman Suméra, où le commandant Delgrès et mademoiselle Renée de la Brunerie se trouvaient en présence.

Il y eut un silence assez long.

Le mulâtre, que, malgré son grade supérieur, la hautaine jeune fille n’avait pas autorisé à prendre un siège, se tenait debout devant elle, le chapeau à la main.

Bien qu’il conservât les apparences les plus respectueuses et presque les plus humbles en face Renée de la Brunerie, cependant un observateur aurait compris, en voyant ses sourcils froncés, les tressaillements nerveux des muscles de sa face, qu’une tempête terrible grondait sourdement dans le cœur de cet homme, et qu’il lui fallait une puissance de volonté immense, pour refouler ainsi le sentiment de sa dignité outragée.

– J’attends, monsieur, dit enfin la jeune fille d’une voix brève en lui jetant un regard presque dédaigneux.

Au son de cette voix, le mulâtre tressaillit.

Il redressa sa haute taille, rejeta sa tête en arrière par un mouvement plein de noblesse, une expression de volonté énergique et de résolution implacable éclata sur son visage subitement transfiguré ; mais ce ne fut qu’un éclair ; presque aussitôt un sourire douloureux plissa les commissures de ses lèvres, un soupir ressemblant à un sanglot s’échappa de sa poitrine haletante, et se courbant respectueusement devant la jeune fille :

– Vous êtes bien cruelle, mademoiselle, dit-il d’une voix douce, presque plaintive, pour un homme qui jamais ne vous a offensée, ni par ses paroles, ni par ses actions, ni même par ses regards.

– Moi ! monsieur, fit-elle avec surprise, j’ai été cruelle envers vous ? Veuillez, je vous prie, m’expliquer ce que vous entendez par vos paroles que je ne puis et ne veux comprendre.

– Mademoiselle…

– Monsieur, interrompit-elle avec impatience, vous avez exigé cet entretien auquel, moi, je ne voulais pas consentir ; vaincue par vos obsessions ai cédé, de guerre lasse, à votre volonté. Et bien, maintenant, c’est moi qui exige, c’est moi qui ordonne ; parlez ! je le veux.

– Madame, vous êtes reine et…

– Pas de grands mots, de la franchise ; dites-moi, une fois pour toutes, ce que vous prétendez avoir à m’apprendre.

– Oui, répondit Delgrès avec amertume ; finissons-en, n’est-ce pas, madame ?

– Oui, certes, monsieur, finissons-en, car tout ceci me fatigue. Que peut-il y avoir de commun, s’il vous plait, entre le commandant Delgrès et mademoiselle Renée de la Brunerie ? Est-ce le service que par hasard vous m’avez rendu, qui suffit pour établir cette communauté à laquelle vous prétendez ? Je vous ai remercié, plus peut-être que je ne devais le faire ; cela ne suffit-il pas ? Parlez, monsieur, je suis riche ; combien vous dois-je encore ?

Ces paroles de mademoiselle de la Brunerie étaient cruelles : rien dans l’attitude de la jeune fille n’en diminuait le côté pénible.

– Oh ! Mademoiselle ! un tel outrage à moi !… s’écria Delgrès les dents serrées par les efforts qu’il faisait pour se contenir.

– De quel outrage parlez-vous, monsieur ? reprit-elle ironiquement ; toute peine mérite salaire, toute bonne action, récompense ; on paye comme on peut ; mais cette récompense, ajouta-t-elle en scandant ses mots, ne doit, dans aucun cas, dépasser la valeur du service rendu. Faites vite, monsieur, parlez ; qu’avez-vous à me demander ?

– Rien, mademoiselle, répondit sèchement Delgrès ; vous êtes libre de vous retirer.

La jeune fille fit un mouvement pour se lever, mais, après une courte hésitation, elle reprit son siège et, regardant fixement le mulâtre avec une expression de dédain, de hauteur et de pitié impossible à rendre :

– Écoutez-moi monsieur, lui dit-elle, car si vous renoncez à parler, j’ai, moi, maintenant à vous entretenir ; puisque nous voici face à face et que vous l’avez voulu, vous connaîtrez ma pensée tout entière.

– Je vous écoute avec le plus profond respect, mademoiselle, répondit l’officier en s’inclinant.

– Il serait à souhaiter, monsieur, que vos paroles fussent moins alambiquées, vos manières moins respectueuses en apparence et que vos actes le fussent davantage en réalité.

– Je ne vous comprends pas, mademoiselle.

– Vous allez me comprendre, monsieur, je m’expliquerai franchement, loyalement ; je tiens à ce que vous saisissiez bien le sens de mes paroles, car cette fois est la dernière sans doute que nous nous rencontrerons face a face.

– Peut-être, mademoiselle, répondit Delgrès d’une voix sourde.

– Il en sera ce qu’il plaira à Dieu monsieur ; mais jamais, par le fait de ma volonté, vous ne vous retrouverez comme aujourd’hui devant moi.

Renée de la Brunerie s’accouda négligemment sur l’angle de la table près de laquelle elle était assise, se pencha légèrement de coté, tourna, en la relevant, la tête de trois quarts, et, les yeux demi-clos, la bouche dédaigneuse.

– Monsieur le commandant Delgrès, il ne convient pas, je le sais, aux femmes de s’occuper de politique ; vous me permettrez cependant, dit-elle avec une certaine amertume, de vous en dire un mot, mais un seul. Il a plu, un jour, à la Convention nationale, emportée par la fièvre de liberté qui l’enivrait, de décréter l’émancipation des noirs, mesure dont il ne me saurait convenir de discuter avec vous l’opportunité ; mais en décrétant la liberté des esclaves, la Convention nationale n’a pas, que je sache, ordonné en même temps l’esclavage des blancs, et livré ceux-ci en pâture aux caprices ou aux folles prétentions qui pourraient incontinent germer dans le cerveau exalté de certains des nouveaux affranchis…

– Madame !…

– Laissez-moi parler, monsieur, vous me répondrez après si bon vous semble. Les esclaves une fois libres, justice entière plus qu’entière, leur a été faite ; par suite d’un engouement qui n’a point produit les résultats qu’on en attendait, on a rendu accessibles aux nouveaux affranchis les plus hauts emplois civils, les grades militaires les plus élevés, dans les colonies et en Europe ; en Europe, qu’est-il advenu de cela ? je l’ignore mais dans les colonies le coup a été terrible. Après s’être emparés de presque toutes les positions administratives ou militaires, les noirs, loin de reconnaître les bienfaits dont on les comblait, ont prétendu être, à leur tour, les seuls maîtres, et prouver leur reconnaissance à ceux qui les avaient faits hommes et libres en organisant contre eux la révolte, le pillage et le massacre ; en un mot, leur cerveau trop faible pour ce nouveau breuvage, s’est grisé ; quelques-uns, plus audacieux que les autres, enorgueillis outre mesure par les changements presque subits opérés comme par miracle dans leur position, ont oublié leur origine…

– Madame ! s’écria le commandant d’une voix tremblante.

– Je ne cite aucun nom, monsieur, reprit-elle avec dédain, je parle en général ; je reprends : peu s’en est fallu même qu’ils ne se figurassent qu’ils avaient changé de couleur en devenant libres, et qu’ils étaient tout à coup devenus aussi blancs que leurs anciens maîtres ; ils ont poussé si loin cette illusion qu’ils ont osé lever les yeux sur les filles de ceux dont ils avaient été les esclaves, qu’ils les ont convoitées et qu’ils n’ont pas craint de prétendre s’allier avec elles. Ces prétentions sont aussi criminelles que ridicules, monsieur ; les noirs seront toujours noirs, quelle que soit la teinte plus ou moins foncée de leur visage ; cette dernière ligne de démarcation qui les sépare des blancs, jamais ils ne réussiront à la franchir ; les dames créoles ont trop le respect d’elles-mêmes, elles savent trop ce qu’elles doivent à elles et à leurs familles, pour céder aux protestations ou aux menaces de vengeance, que ces étranges séducteurs emploient tour à tour pour les convaincre.

– Madame, en quoi ces paroles cruelles peuvent-elle s’adresser à moi ?

– Ah ! fit mademoiselle de la Brunerie avec un rire nerveux ; vous avez donc compris enfin que ces derniers mots étaient à votre adresse, monsieur ? Eh bien, soit ; c’est de vous que je parle ; me croyez-vous donc aveugle ? Supposez-vous que je n’ai pas remarqué vos tortueuses manœuvres ; l’acharnement que vous mettez à me suivre en tous lieux et à vous trouver sur mon passage ? Vous m’aimez, monsieur, je le sais depuis longtemps. Osez me démentir ?

– Eh bien ! non, madame, je ne vous démentirai pas ; oui, je vous aime.

– Enfin, vous vous démasquez ? Vous l’avouez donc ?

– Pourquoi le nierais-je puisque cela est vrai, et que vous me contraignez à vous le dire ? répondit Delgrès en se redressant et, pour la première fois, fixant sur la jeune fille un regard dont elle fut contrainte de détourner le sien.

– Monsieur, vous m’insultez ! s’écria-t-elle frémissante d’orgueil et de honte.

– Non, madame, je vous réponds ; vous-même m’y avez invité. Exigez-vous que je me taise ? soit, je ne prononcerai plus un mot ; mais vous, qui m’avez abreuvé de tant d’outrages immérités, vous qui vous êtes montrée impitoyable pour la race malheureuse à laquelle j’appartiens, me retirerez-vous le droit de la défendre !

– Non, monsieur, parlez : je suis vraiment curieuse d’entendre cette justification.

– Je n’ai pas à me justifier, madame, puisque je ne suis pas coupable. Nous sommes des affranchis, esclaves et fils d’esclaves, c’est vrai ; mais qu’est-ce que cela prouve ? Que nous appartenons, non pas à une race inférieure, ainsi que vous le prétendez, mais à une race malheureuse, opprimée, déshéritée entre toutes. Quel crime avons-nous commis qui nous rende passibles d’un châtiment si terrible ? Nous sommes noirs et vous êtes blancs ; vous êtes forts et nous sommes faibles ; vous êtes civilisés et nous sommes sauvages. Cela constitue-t-il un droit ? Mais l’histoire de l’esclavage traverse toutes les périodes de l’histoire du genre humain depuis son commencement jusqu’à ce jour. Chez les anciens comme au moyen âge, il y a eu des esclaves et ces esclaves étaient des blancs ; les blancs se sont relevés de cette dure condition, pourquoi n’aurions-nous pas le droit de suivre leur exemple et de les imiter ? La parole du Christ, cette parole sublime prononcée il y a dix-huit siècles déjà : « Il n’y aura plus ni premier, ni dernier ; Désormais vous serez tous égaux, » demeurera-t-elle donc éternellement une lettre morte ? En réclamant la liberté universelle, le Christ n’a-t-il donc point parlé pour nous comme pour vous. Ne sommes-nous donc pas, comme vous, issus de la souche commune ? Adam n’est-il pas notre aïeul comme il est le vôtre ? Oh ! madame, ne creusons pas cette ornière où il y a du sang et de la boue ! Le hasard vous a fait naître blancs, le temps vous a fait libres ; jetés par les caprices de ce même hasard dans des pays où les conditions d’existence se trouvaient tellement précaires que la vie y devenait impossible, à moins d’une lutte de toutes les heures, de toutes les secondes, qui tenait votre esprit sans cesse en éveil, faisait fermenter votre cerveau et vous inoculait, pour ainsi dire, par la nécessité de vivre, l’obligation de la civilisation et du progrès, vous êtes devenus puissants ; et alors, nous, placés dans des condition plus douces, sous un ciel plus clément qui nous laissait paisiblement vivre tels que Dieu nous avaient créés, vous êtes venus, vous nous avez séduits, trompés, vaincus ; vous nous avez achetés comme des bêtes de somme, et, nous considérant comme des animaux à peine plus intelligents que ceux de vos forêts, vous nous avez refusé une âme et vous nous avez assimilés aux brutes !

– Monsieur, ces déclamations théâtrales, qui sans doute produiraient beaucoup d’effet dans un club égalitaire, sont, il me semble, hors de saison, et n’ont rien à voir ici.

– Il vous semble mal, madame ; ce ne sont pas des déclamations, mais des faits irrécusables : le serpent sur la queue duquel on marche se redresse et se venge ; l’homme que l’on outrage a le droit de se défendre ; car, bien que vous en disiez, madame, nous sommes des hommes, braves, forts, intelligents, autant et peut-être plus que la majorité de vous autres blancs, troupeau servile qui obéit sans murmures aux caprices les plus exagérés d’une espèce de fétiche inviolable qui transmet à ses descendants sa puissance ; nous, au contraire, malgré l’abrutissement dans lequel on a voulu nous plonger, nous avons grandi, nous avons senti, dans l’esclavage, au contact de votre civilisation, notre intelligence se développer ; quand a sonné enfin l’heure de la liberté, elle nous a trouvés prêts ; nous avons amplement prouvé depuis dix ans ce dont nous sommes capables ; et cela est si vrai, madame, que vous vous êtes épouvantés du réveil terrible de ce bétail humain que vous supposiez complètement idiotisé ; et aujourd’hui vous tremblez, vous avez peur de nous, vous voulez nous replonger dans cet esclavage dont l’initiative d’une assemblée généreuse nous a fait sortir.

– Oh ! monsieur pouvez-vous ajouter foi à de tels mensonges ! La haine vous aveugle-t-elle à ce point ?

– Je suis certain de ce que j’avance, madame ; mais nous mourrons tous avant de consentir à nous courber de nouveau sous le joug infamant qu’on prétend nous imposer ! Mais, pardon, madame, je me perds dans des considérations qui n’ont rien à faire ici ; je reviens à ce qui me regarde, ou plutôt regarde la malheureuse race à laquelle j’appartiens ; abolition de l’esclavage signifie liberté pleine, entière, sans limites autres que celles posées par les lois ; droits et devoirs égaux devant Dieu et devant les hommes. Si vous nous avez reconnus aptes à remplir des emplois honorables, à occuper des grades militaires importants, si devant les tribunaux une justice égale nous est accordée, pourquoi commettrions-nous un crime en voulant nous assimiler complètement à vous ? en essayant de fondre notre race dans la vôtre ? en un mot, en prenant pour épouses les femmes dont les pères s’allient depuis des siècles à nous ? Pourquoi, enfin, n’aurions-nous pas droit au mariage légal, lorsque depuis si longtemps on nous a imposé la honte cachée.

– Monsieur !…

– Oh ! ne vous récriez point, madame, je ne vous insulte pas, Dieu m’en garde, je constate un fait ; j’ai élevé dans mon cœur un autel dont vous êtes la divinité respectueusement adorée ; je reconnais le premier l’impossibilité de ce rêve que, malgré moi, hélas ! mon cœur caresse follement. Le préjugé, a défaut de la justice, élève entre nous une infranchissable barrière ; nous ne sommes à vos yeux que de misérables esclaves à peine affranchis, et vous ne songez pas, dans votre implacable orgueil, que ces esclaves, c’est vous qui les avez faits contre toutes lois divines et humaines ; vous nous haïssez, nous que vous avez civilisés, et si nous nous redressons, si nous osons protester, vous nous jetez comme un outrage notre couleur à la face. Oh ! madame ! ajouta Delgrès d’une voix qui d’abord fière et presque menaçante, s’attendrissait de plus en plus, vous êtes jeune, vous êtes bonne, vous êtes belle, oh ! radieusement belle ! je vous en supplie, vous la fille de mon bourreau, soyez clémente, plaignez-nous, ne nous méprisez pas !

Et, au fur et à mesure qu’il parlait, il s’inclinait devant cette jeune fille, fière et imposante comme une reine, et, lorsqu’il se tut, il se trouva un genou en terre devant elle.

Il se passa alors une chose étrange ; les traits si rigidement contractés de mademoiselle de la Brunerie se détendirent peu à peu, son visage, dont l’expression était si fière et si hautaine, s’adoucit graduellement, prit presque à son insu une expression de douceur et de bonté touchante, et deux perles se posèrent, tremblotantes, à l’extrémité de ses longs cils ; elle se pencha vers cet homme si humblement agenouillé devant elle, elle tendit la main.

– Relevez-vous, monsieur, lui dit-elle d’une voix suave et pure comme un soupir de harpe éolienne.

– Madame, répondit avec émotion le mulâtre en touchant presque craintivement cette main, vous avez eu pitié de moi, soyez bénie ! Ces deux larmes que vous avez laissé couler sont tombées sur mon cœur comme un baume divin, je suis heureux ; vous avez compris tout ce qu’il y a de respect, d’admiration et de dévouement pour vous dans l’âme de ce pauvre mulâtre, qui, croyez-le bien, saura, quoi qu’il arrive, demeurer digne de vous et de lui. Vous êtes un ange, et les anges, on les prie, on les invoque à l’égal du Dieu qui les a donnés aux hommes pour apprendre à souffrir et à se vaincre. Oubliez, je vous en conjure, tout ce que j’ai osé vous dire, quand, dans un moment de folie, mon cœur débordait malgré moi, et ne voyez plus en moi, à l’avenir, que le plus humble, le plus dévoué et le plus respectueux de vos esclaves.

– Monsieur, je me suis montrée bien injuste, bien cruelle peut-être envers vous qui m’avez rendu de si éminents services, répondit Renée avec un sourire ; mais j’en suis heureuse, maintenant que cette cruauté m’a permis de vous juger tel que vous devez l’être, et de reconnaître tout ce qu’il y a de véritable grandeur dans votre âme généreuse et réellement noble. Tout nous sépare, rien ne pourra jamais nous réunir ; mais soyez-en convaincu, à défaut d’autre sentiment, vous avez mon estime tout entière.

– Je vous remercie mille fois, madame, pour ces touchantes paroles. Votre estime, c’est plus que dans mes rêves j’aurais jamais osé espérer. Oh ! je le savais bien, moi, que vous êtes aussi bonne et aussi pitoyable que vous êtes belle.

En ce moment la porte du fond s’ouvrit brusquement, et l’Œil Gris entra résolument dans la chambre.

Les deux acteurs de cette scène, surpris de cette apparition imprévue, tressaillirent imperceptiblement ; mais tous deux ils bénirent, dans leur for intérieur, cette interruption providentielle ; leur position en face l’un de l’autre commençait, ils ne pouvaient se le dissimuler, à devenir très-difficile.

– Commandant Delgrès, dit le nouvel arrivant, je vous présente mes hommages ; mademoiselle de la Brunerie, il se fait tard, il est temps de partir.

– Déjà ! s’écria vivement la jeune fille sans songer probablement à ce qu’elle disait.

– Déjà est charmant ! reprit en riant le Chasseur. Voilà, sans reproche, mademoiselle, plus de deux heures que vous êtes ici ; vous avez eu le temps, Dieu me pardonne, de boire le lait de toutes les chèvres de maman Suméra.

– Oh ! mon Dieu, il est si tard ! Viens, petite, répondit mademoiselle de la Brunerie, en s’adressant à sa menine toujours accroupie à ses pieds ; lève-toi, fillette, et partons.

Le chasseur se tourna alors vers le commandant Delgrès, immobile au milieu da la pièce.

– Commandant, lui dit-il, jusqu’à présent nous n’avons eu qu’une très-faible sympathie l’un pour l’autre.

– C’est vrai, répondit en souriant légèrement le mulâtre.

– Voulez-vous me permettre de serrer votre main.

– Avec plaisir, monsieur, quoique je ne comprenne pas d’où vous vient cet intérêt que vous me témoignez subitement.

– Que voulez-vous commandant, dit le Chasseur avec une charmante bonhomie, je suis un homme singulier, moi ; j’éprouve ainsi de temps en temps le besoin de serrer la main d’un homme de cœur, cela me change un peu des affreux gredins auxquels je suis souvent forcé de faire bonne mine. Voilà pourquoi, bien que nous ne soyons pas complètement de la même opinion sur certaines choses, je demande à serrer votre main loyale.

– La voilà, monsieur, dit le commandant : soyez certain que c’est avec plaisir que je vous la donne.

– Eh bien, ma foi, commandant, vous me croirez si vous voulez, c’est réellement avec joie que je vous présente la mienne.

– Père, je vous attends, dit alors la jeune fille.

– Je suis à vos ordres, chère enfant.

Renée de la Brunerie s’adressa alors au mulâtre :

– Commandant, lui dit-elle avec un bon sourire, je me retire ; peut-être ne nous reverrons-nous jamais. Cependant croyez que je conserverai toujours un excellent souvenir de cette entrevue. Adieu.

– Adieu, madame, soyez heureuse, c’est le plus ardent de mes vœux, répondit Delgrès en saluant la jeune fille. Soyez convaincue que, de près ou de loin, sur un signe de vous, je donnerai avec joie ma vie pour vous éviter non pas un chagrin, mais seulement un ennui.

Après s’être une seconde fois incliné, le commandant Delgrès sortit précipitamment de l’ajoupa.

– Cet homme se fera tuer peut-être avant huit jours, murmura le Chasseur avec un accent de tristesse ; son cœur est trop grand, et son intelligence trop vaste, pour les misérables qui l’entourent et ne sauraient le comprendre.

Dix minutes plus tard, la cavalcade se remettait en marche.

– Nous retournons à l’habitation, n’est-ce pas, chère enfant ? dit le chasseur à la jeune fille.

– Pourquoi cela ? demanda Renée.

– Dame ! parce qu’il est trois heures et demie et que nous n’avons plus rien à faire, il me semble, ajouta-t-il avec intention.

La jeune fille sourit et le menaça du doigt.

– Rentrons, puisque vous le voulez, répondit-elle.

– Ô femmes ! murmura le vieux philosophe à part lui, dans le cœur de la plus sage et de la plus pure il y a toujours place pour le mensonge !

Et, se remettant à la tête de la cavalcade, il reprit tout pensif le chemin de l’habitation de la Brunerie.

Quant à Renée, elle rêvait.

À quoi ?

Qui saurait deviner ce qui se passe dans le cœur d’une femme ou plutôt d’une jeune fille, surtout quand cette jeune fille a dix sept ans et que pour la première fois elle sent les palpitations mystérieuses de son cœur.

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