VI Dans lequel les événements se compliquent

Cependant le débarquement continuait ; mais cette fois la confiance la plus entière avait remplacé la première méfiance ; ce n’étaient plus des ennemis, des étrangers qui arrivaient ; Français d’Europe et Français d’Amérique s’étaient reconnus fières ; ils s’accostaient comme tels sans arrière-pensée mauvaise, toute crainte avait été bannie.

Plus de mille hommes déjà étaient descendus à terre.

Toutes les frégates étaient venues mouiller à portée de voix de la ville.

La général de brigade Magloire Pélage, le consul provisoire de la colonie, l’état major de la garnison de la Pointe-à-pitre, le chef d’administration suppléant le préfet colonial, le juge de paix, la municipalité ; enfin tous les fonctionnaires publics, cette fourmilière d’employés, qui, surtout aux colonies, est innombrable, pour le plus grand chagrin de la population, se tenaient groupés en arrière, à droite et à gauche de l’homme qui avait rendu tant de services éminents à la Guadeloupe.

Quarante hommes, choisis dans toutes les compagnies de la garnison, et commandés par le capitaine Paul de Chatenoy, attendaient le général en chef pour lui servir de garde d’honneur.

Le général Richepance avait quitté la frégate la Pensée et il était descendu dans un canot qui faisait force de rames vers la terre ; soudain, à la surprise générale, au moment où tout le monde s’attendait au débarquement du chef de l’expédition et se pressait pour le saluer et l’acclamer, le canot vira de bord et regagna avec une vitesse extrême la frégate, à bord de laquelle le général remonta immédiatement.

Une vive inquiétude glaça la joie dans le cœur de tous les habitants ; ils ne comprenaient rien à cette manœuvre extraordinaire, qu’aucun incident ne semblait justifier ; ils se demandaient avec anxiété ce qui allait arriver.

Cependant le débarquement des troupes Continuait sans interruption ; au fur et à mesure que les officiers supérieurs et autres mettaient le pied sur le quai, le général Pélage, toujours calme et froid en apparente, leur faisait le salut d’usage, sans paraître remarquer que c’était à peine si ces officiers daignaient le lui rendre.

Ils affectaient, avec une hauteur et une morgue insultantes, de se détourner de lui et de le laisser à l’écart ; quelques-uns même de ces officiers allèrent jusqu’à imposer silence à la musique militaire, et à contraindre le faible détachement de quarante hommes dont nous avions parlé plus haut à reculer au-delà du dernier rang des soldats européens, qui, dès qu’ils étaient à terre, se massaient et se rangeaient en bataille sur la place, qu’ils faisaient évacuer afin de pouvoir librement manœuvrer.

Certes, les innombrables services que le général Pélage avait rendus à la colonie ne méritaient pas que, sur de vagues soupçons, auxquels d’ailleurs sa conduite présente donnait un si éclatant démenti, on le traitât avec un mépris aussi offensant.

Le brave officier sourit avec amertume ; deux larmes brillantes jaillirent de ses yeux, mais il ne se démentit pas une seconde ; il resta calme, froid, impassible, bien qu’il eût le cœur navré de douleur ; il supporta ces affronts immérités sans se plaindre, les dévora en silence et demeura ferme et immobile à son poste sur le quai, attendant, sans courber la tête, l’arrivée du général en chef :

Lorsque toutes les troupes furent enfin débarquées, un canot portant le pavillon français à l’avant et à l’arrière, la corne traînant dans la mer, se détacha des flancs de la frégate la Pensée ; le général en chef était dans ce canot, en compagnie de plusieurs autres personnes que l’on ne pouvait reconnaître à cause de la distance.

Le général accosta enfin, il mit le pied sur le quai aux acclamations universelles ; Richepance salua à plusieurs reprises, puis, lorsque les personnes qui l’accompagnaient, et qui n’étaient autres que les membres de la députation guadeloupéenne, furent débarquées à leur tour, il se plaça au milieu d’elles et, sans autre escorte, à la surprise générale, il marcha droit à Pélage, qui, de son côté, s’avançait au-devant de lui.

Au même instant, il se fit dans cette foule immense un silence imposant ; chacun attendait avec anxiété ou avec espoir, mais tous avec une inquiétude secrète, ce qui allait résulter de la rencontre de ces deux hommes, sur le compte de l’un desquels tant de cruelles calomnies avaient été répandues, et dont le sort allait dans quelques secondes, être décidé.

Sans laisser au général Pélage le temps de lui adresser la parole, te général Richepance le Salua et il lui tendit la main avec une charmante cordialité, en même temps qu’il lui disait avec l’accent le plus amical :

Mon cher général, j’ai pensé que je ne pouvais mieux faire connaissance avec vous qu’en me présentant sous les auspices des braves citoyens que vous m’avez envoyés ; je me suis peut-être montré un peu rude envers eux et envers vous, mais oublions le passé pour ne songer qu’à l’avenir ; voyez ma main, ne craignez pas de la serrer dans la votre, nous sommes tous deux de braves et loyaux soldats ; d’un mot nous devons nous comprendre.

– Ô général ! s’écria Pélage en proie à une émotion que, malgré tous ses efforts sur lui-même, il ne parvint pas à maîtriser, ce moment fortuné me paye de bien des chagrins, efface bien des souffrances ! Que puis-je faire, moi chétif, pour VOUS prouver combien je suis fier et heureux de ce que vous daignez ainsi publiquement faire pour un pauvre soldat comme moi ?

– Une chose qui vous sera bien facile, mon cher général ; continuez à être ce que vous avez toujours été répondit Richepance en souriant, c’est-à-dire oui vaillant soldat et un patriote sincère.

– Mon général…

– Pas un mot de plus, général ; je vous connais maintenant, et je vous apprécie comme vous méritez de l’être ; et, ajouta-t-il en jetant un regard sardonique sur un groupe d’officiers qui se pressaient curieusement autour de lui ; écoutez-moi bien, général Pélage « Je vous laisse libre », dit-il en soulignant ces mots avec intention, et la grande confiance que vous avez su m’inspirer, m’engage en outre à vous prier de me continuer les bons offices que jusqu’à présent vous sues rendue à notre pays ; aidé par vous, je ne doute pas que bientôt je parvienne à rétablir complètement l’ordre dans la colonie.

– Je suis à vous corps et âme, mon général, s’écria Pélage avec effusion.

– Je le sais et je vous en remercie, général Citoyens, ajouta Richepance, en élevant la voix, l’offense avait été publique, publique devait dire la réparation. J’espère, continua-t-il avec sévérité, que personne à l’avenir n’osera suspecter l’honneur de l’homme que je reconnais, moi, devant tous, pour un loyal serviteur et un bon patriote.

Un tonnerre d’applaudissements accueillit ces belles et généreuses paroles si noblement prononcées.

– Pour commencer, mon cher général, veuillez, je vous en prie, faire relever tous les postes des forts Fleur-d’Épée, de l’Union, ainsi que des redoutes Baimbridge et Stewinson.

– À l’instant, mon général, les ordres vont être immédiatement donnés, répondit Pélage avec empressement. Que ferons-nous des troupes coloniales ?

– Vous les ferez sortir de la ville et masser, sous la redoute de Stewinson ; je me propose de les passer ce soir en revue.

– Ce qui ne peut que produire un excellent effet sur le moral des soldats, mon général.

– Allons, allons, dit Richepance en souriant, je crois que tout cela finira bien.

– Ne vous fiez pas trop aux apparences, mon général, lui dit le observer Pélage en baissant la voix ; je connais le terrain, il est brûlant ; je crois au contraire, que nous aurons fort à taire.

– Ah ! ah ! fit Richepance sur le même ton.

– Les nègres sont contra nous.

– Hum ! cela ne m’étonne pas ; ils se croyaient libres, les pauvres diables, et je suis malheureusement chargé de leur prouver le contraire et de les obliger à rentrer dans les ateliers de leurs martres ; mais ils ne savent rien encore, je suppose ?

– Détrompez-vous, général, ils savent tout au contraire.

– Qui peut les avoir instruits ? fit Richepance en fronçant le sourcil.

– Il ne m’appartient pas de dénoncer sans certitude les hommes que je soupçonne, répondit Pélage avec une froideur subite ; mais soyez tranquille, mon général, leurs actions vous le démontreront bientôt.

– Qu’ils y prennent garde, murmura Richepance d’un air de menace ; s’ils me contraignent à tirer le sabre da fourreau, je serai implacable.

– Et vous aurez raison, mon général, car ces hommes ont, depuis dix ans, tout bouleversé dans la colonie et l’ont conduite à deux pas de sa ruine.

En effet, mieux que tout autre, mon cher général, vous devez savoir à quoi vous en tenir à ce sujet.

– Oui mon général, répondit Pélage avec ressentiment ; j’ai fait la triste expérience par moi-même de ce dont la haine fait rendre capables les natures perverses.

– Savez-vous quelque chose ?

– Rien absolument de positif, mon général, mais j’ai des soupçons graves, et s’il m’était permis…

– Allons ! mon cher général, pas de réticence avec moi ; je sous le répète, je veux que nous marchions de concert ; j’ajouterai même que, jusqu’à un certain point, je me laisserai diriger par les conseils de votre expérience.

– Je vous remercie sincèrement mon général, je sous prouverai avant peu, croyez-le, que vous n’avez pas mal placé votre confiance.

– Je le sais bien, je n’ai eu besoin que de vous voir pour savoir tout de suite à quoi m’en tenir sur votre compte ; des physionomies comme la votre, mon cher général, ne sauraient mentir. ! Vous disiez donc !

– Je disais, mon général, que je crois qu’il serait important que vous vous rendiez le plus tôt possible à la Basse-terre, ou si je le ne disais pas, je le pensais, ce qui revient au même.

– C’est mon intention.

– Entendons-nous bien, mon général, je dis, moi, tout de suite, sans perdre un instant.

– Ah ! ah ! C’est donc là où est le danger ?

– Le plus grand, le plus terrible danger, mon général.

– C’est bien. Merci de votre conseil, général ; aussitôt que nous aurons remis un peu d’ordre ici, je partirai pour la Basse-terre. Brisons là quant à présent, trop d’oreilles sont ouvertes autour de nous ; bientôt nous reprendrons cet entretien dans un lieu plus convenable.

– C’est juste, mon général ; une collation vous est offerte par les principaux planteurs et créoles de la ville, à la préfecture coloniale, daignerez-vous l’accepter ?

– Avec le plus grand plaisir, mon cher général ; d’ailleurs je vous avoue que je ne serais pas fâché de voir les principaux planteurs de l’île et de m’entretenir un peu avec eux.

– Ils vous attendent tous avec une vive impatience, mon général.

– S’il en est ainsi, ne nous faisons pas désirer plus longtemps, et ne les laissons pas se morfondre davantage.

Et se tournant vers les quarante hommes de troupes coloniales que le général Pélage avait réunis et qui se tenaient tristes et humiliés derrière les soldats :

– Venez près de moi, citoyens, leur dit Richepance avec bonté, je ne veux pas aujourd’hui d’autre escorte que la vôtre.

– Oh ! général, murmura Pélage attendri par ce dernier trait, vous avez toutes les délicatesses.

Les soldats coloniaux commandés par le capitaine de Chatenoy, vinrent alors se former fièrement auprès du général en chef, aux joyeuses acclamations de la foule.

– Maintenant, général, dit Richepance, nous nous mettrons en route quand vous voudrez.

Le général Pélage, fier cette fois de l’éclatante justice qui lui était rendue si noblement, leva son sabre : la musique recommença à jouer, et le cortège se mit en marche vers la préfecture coloniale, au milieu des cris de joie des habitants, aux sons de la musique, et passa devant le front de bannière des troupes européennes qui présentaient les armes.

Les principaux planteurs de la Grande-terre et quelques-uns de ceux de l’autre côté de la rivière salée, accourus en hâte à la Pointe-à-pitre, dès qu’ils avaient appris l’arrivée de l’escadre, se tenaient sur les marches du large perron donnant accès a la préfecture ; en apercevant le général, l’un d’eux, choisi sans doute par les autres notables, fit quelques pas à sa rencontre, et le salua en lui disant :

– Soyez le bienvenu général, vous qui venez au nom de notre mère commune, la France, pour ramener la paix et le calme dans notre colonie.

– Citoyens, répondit Richepance avec cette cordialité sympathique qui était le côté saillant de son caractère loyal, le premier consul, en m’envoyant vers vous, m’a surtout recommandé de vous assurer du vif intérêt qu’il éprouve pour tout ce qui vous touche, et de son désir de voir la prospérité renaître au plus vite dans votre beau pays ; je suis fier d’avoir été choisi pour accomplir cette glorieuse mission, avec votre concours et celui de tous les bons citoyens, j’ai la conviction que ma tâche sera facile.

Le général et son cortège pénétrèrent alors dans l’intérieur de la préfecture ; les présentations officielles commencèrent aussitôt.

Là étaient réunis les plus glorieux et les plus nobles noms de France ; toutes nos grandes et vieilles familles ont des représentants en Amérique.

Richepance trouvait un mot gracieux, un sourire aimable pour chacun ; cependant, parfois, il semblait préoccupé, presque inquiet ; son regard inquisiteur fouillait la foule de dames, de jeunes filles et d’hommes pressés autour de lui, comme s’il eût cherché quelqu’un qu’il ne parvenait pas à découvrir.

Les présentations étaient presque terminées, les portes de la salle à manger, où la collation était préparée, venaient de s’ouvrir à deux battants, et le général se préparait, à regret peut-être, à aller prendre à la table éblouissante de la plus splendide argenterie, et qui offrait un coup d’œil réellement féerique, la place d’honneur qui lui était réservée, lorsque le général Gobert, arrivé depuis un moment à la préfecture, lui toucha légèrement le bras.

Le général Richepance se retourna vivement.

– Ah ! c’est vous, mon cher Gobert, lui dit-il avec indifférence. Quelles nouvelles ?

– Excellentes, général ; mais, avant tout, permettez-moi de vous présenter mon parent, le citoyen…

– De la Brunerie ! s’écria le général avec, empressement.

– Moi-même, général, répondit M. de la Brunerie en saluant.

– Citoyen, reprit Richepance en lui tendant la main, je remercie mon collègue et ami Gobert de nous avoir présentés l’un à l’autre, j’éprouvais un grand désir de vous connaître.

– vous me rendez confus, général ; je ne sais à quoi attribuer tant de bienveillance, dit le planteur.

Et, s’écartant un peu, il démasqua sa fille, dont il prit la main :

– La citoyenne Renée de la Brunerie, ma fille, dit-il.

La jeune fille s’inclina, confuse et rougissante devant le général qui, mis ainsi à l’improviste en présence de celle qu’il aimait ne savait plus lui-même quelle contenance tenir, et craignait, par son embarras, de trahir son secret aux yeux de tous.

Mais Richepance était une de ces natures exceptionnelles que les événements extraordinaires les plus imprévus ne parviennent pas longtemps à abattre ; son parti fut pris en une seconde, franchement, loyalement, selon sa coutume.

– Mademoiselle, dit-il en lui faisant un respectueux salut, je me félicite de cette heureuse rencontre, sur laquelle j’étais loin de compter.

– Rencontre ! s’écrièrent à la fois au comble de la surprise M. de la Brunerie et le général Gobert.

– Lorsqu’on a eu le bonheur de voir une seule fois mademoiselle de la Brunerie, dit Richepance avec une exquise bonhomie, on conserve d’elle un impérissable souvenir. J’ai eu l’honneur de me trouver trois fois en visite chez madame de Brévannes, parente de mademoiselle de la Brunerie, lorsque mademoiselle s’y trouvait elle-même.

– Oui, en effet… je crois, général, répondit faiblement la jeune fille, de plus en plus émue.

– Allons ! général, dit M. de la Brunerie, puisque ma fille et vous, vous vous êtes déjà rencontrés en France dans une maison amie, nous ne sommes plus étrangers l’un pour l’autre, foin de l’étiquette entre vieilles connaissances, je dirai bientôt, je l’espère, entre deux amis. Voici ma main, général.

– Et voici la mienne, citoyen, répondit Richepance avec entraînement. Sur mon âme, cher monsieur, vous me rendez bien heureux en me parlant ainsi.

– Voyez, dit en riant le planteur, voyez la petite dissimulée ! elle vous connaissait depuis longtemps, général, et elle ne m’en avait rien dit. Fi ! que c’est laid, mademoiselle, d’avoir des secrets pour son père !

– Mais je vous jure, mon père… répondis Renée, qui ne savait plus quelle contenance tenir.

Richepance, plus maître de son émotion, qu’il était parvenu à maîtriser, vint aussitôt au secours de la jeune fille.

– Peut-être, interrompit-il en souriant, mais avec une intention marquée, ces souvenirs, si précieusement conservés dans ma mémoire, sont-ils, à cause de leur peu d’important, sortis depuis longtemps de celle de mademoiselle.

– Oh ! vous ne le croyez pas, général, répondit Renée d’un ton de doux reproche.

– Me permettez-vous, mademoiselle, de vous offrir la main pour passer dans la salle où la collation nous attend ?

La jeune fille sourit d’un air mutin, car l’enfant rieuse et naïve avait subitement reparu.

– Je vous le permets, oui, général, dit-elle avec un accent légèrement railleur et en lui tendant sa main mignonne coquettement gantée.

Ce manège de jeune fille décontenança complètement le fier soldat ; il comprit alors combien ses dernières paroles avaient été maladroitement placées après la réponse que mademoiselle de la Brunerie lui avait faite ; il se mordit les lèvres, mais il accepta la leçon, sans laisser échapper d’autre signe de révolte contre la séduisante sirène dont il se reconnaissait l’humble esclave.

On passa, dans la salle à manger.

Le général Richepance avait à sa droite mademoiselle de la Brunerie, à sa gauche le préfet colonial par intérim, la général Pélage en face de lui, un des bouts de la table était occupé par le général Gobert, l’autre par M. de la Brunerie ; les autres convives, au nombre de quatre-vingts, avaient aussi leurs places désignées.

Tandis que le général Richepance était occupé aux présentations dans le salon de la préfecture, le général Pélage avait donné à ses deux aides de camp, les capitaines Prud’homme et de Chatenoy, des instructions détaillées pour que tous les postes occupés par les troupes coloniales fussent relevés immédiatement par des détachements européens, et les troupes coloniales dirigées sur la redoute de Stewinson, où elles demeureraient massées en attendant les ordres ultérieurs du commandant en chef.

Les deux capitaines étaient immédiatement sortis pour s’acquitter de la mission quels avaient reçue et surveiller l’exécution des ordres qu’ils étaient chargés de transmettre aux chefs de corps.

La collation se prolongea assez tard ; il était environ cinq heures du soir lorsque les convives se levèrent de table et passèrent au salon de réception.

Richepance était le plus heureux des hommes ; pendant plusieurs heures il s’était trouvé assis auprès de celle qu’il aimait ; il avait put échanger quelques mots furtifs avec elle, entendre la douce mélodie de sa voix, il aurait voulut que cette bienheureuse collation ne se terminât jamais ; il maudit sincèrement au fond de l’âme le fâcheux qui proposa la première santé : on ne disait pas encore toast à cette époque, on préférait simplement parler notre belle et riche langue française, à aller chercher des mots barbares chez les anglais, pour exprimer des idées beaucoup plus clairement rendues dans notre langue.

Les santés furent nombreuses, elles se succédèrent rapidement lez unes aux autres ; les créoles sont loin d’être ivrognes comme les anglais ou les américains du nord, leurs voisins, ils sont généralement sobres.

On bu d’abord à la république française une et indivisible, ce qui était tout naturel, puis au premier consul Bonaparte ; on bu ensuite au général Richepance, à l’armée, à la marine ; et vingt autres santés pareilles dont l’animation et l’enthousiasme des convives justifiait seul l’opportunité, mais qui toutes furent accueillies avec des applaudissements frénétiques.

Le général fut contraint, en sa qualité de président de la table, de répondre à toutes par quelques paroles dont les plus simples excitaient un véritable ouragan de bravos et de vivats.

Bien que fort contrarié de voir le temps s’écouler aussi rapidement, ce fut cependant avec un soulagement véritable que, lorsque le moment fut enfin venu de se lever de table, le général offrit sa main à mademoiselle de la Brunerie pour passer au salon.

Plusieurs groupes se formèrent ; les plus jeunes des convives entourèrent les dames, tandis que les hommes sérieux se pressèrent autour du général en chef et entamèrent avec lui les hautes questions de la politique qu’il convenait de suivre pendant la crise que traversait la colonie en ce moment.

Richepance jeta un regard désespéré du coté où se tenait Renée de la Brunerie ; la malicieuse jeune fille qui avait commencé par rire derrière son éventail de la mésaventure de son admirateur, se sentie émue malgré et elle résolue avec la crânerie mutine de son caractère, de venir en aide au malheureux général déconfit et aux abois.

En quelques minutes, une conspiration fut ourdie par la partie féminine de l’assemblée ; il y eut une protestation générale des dames ; et bien à contre-cœur, pour les hommes sérieux, cette peste de toutes les réunions, où l’on veut s’amuser, la politique fut proscrite à l’unanimité ; quelques jeunes gens firent entrer la musique militaire, qui, pendant tout le temps que la collation avait duré, n’avait cessé de jouer des airs variés, et bon gré, mal gré, les danses s’organisèrent, timidement d’abord mais l’élan était donné et bientôt tous les convies se laissèrent entraîner à prendre part à ce divertissement si cher aux créoles.

Sans que l’on sût comment cela s’était fait, en moins d’un quart d’heure, l’immense galerie et l’interminable salon furent encombrés de femmes, de soie, de dentelles et de fleurs.

La danse est une véritable maladie pour les créoles, et cela à ce point qu’il y a aux colonies un proverbe qui prétend qu’on soulèverait les blancs avec un violon, et les noirs avec un tambour.

Lorsqu’une dame créole a passé une nuit au bal elle n’a pas sur elle, en tous ses vêtements, un fil de soie ou de lin qui ne soit froissé, tordu brisé, et qui puisse servir à quelque chose ; dix sur douze n’ont plus de souliers et sortent pieds nus de la salle ; en un mot c’est une passion qui va jusqu’au délire, à la frénésie, à la folie.

Mais, qu’on ne s’y trompe pas, cette passion pour la danse n’influe en rien sur les mœurs ; ces nobles et belles femmes savent toujours rester dignes d’elles-mêmes ; ce sont des enfants joyeuses, insouciantes, dansant pour se divertir, sans arrière pensée, et ne voyant rien en dehors du tourbillon de la danse de contraire à l’admiration et au respect que toujours elles inspirent, même à leurs plus fervents adorateurs.

Le lendemain du bal, nulle ne s’en souvient, ni la regrette ; autant on les a vues gaies, rieuses, autant elles se montrent douces, modestes, vouées au ménage, donnant leur cœur à l’honnêteté, leurs mains au travail, leur affection au père et au mari, leur affabilité aux serviteurs, leurs grâces et leur angélique sourire à tous.

Mais cette fois, ce n’était pas d’un bal qu’il s’agissait ; on avait improvisé la danse pour une ou deux heures, afin de chasser de cette joyeuse réunion l’odieuse politique qui menaçait de l’assombrir en l’envahissant.

Richepance était jeune, il aimait et il était aimé ; un avenir rayonnant de gloire et de bonheur s’ouvrait devant lui, la vie, surtout en ce moment, lui apparaissait sous les plus riantes couleurs ; il abandonna joyeusement une question de politique transcendante très-ardue, à peine entamée, et il se jeta à corps perdu au milieu des danseurs, en laissant ses sérieux interlocuteurs tout ébouriffés.

Si ce mouvement irréfléchi lui fit perdre quelque chose dans l’esprit des vieux planteurs et des hommes sérieux de la réunion, en revanche il lui conquit à l’instant le cœur de toutes les dames et de toutes les jeunes filles et il devint leur ami et leur allié ; ce qui fut peut-être la seule mesure d’une politique réellement heureuse qui fut prise pendant le cours de cette journée mémorable, et cela sans que le général y songe le moins du monde.

Dans les colonies, les femmes exercent un irrésistible empire non seulement sur leurs maris, mais encore sur tout ce qui les entoure ; les mettre de son côté, c’était donc presque avoir gagné la partie.

Après avoir dansé deux fois avec Renée de la Brunerie, le général reconduisit la jeune fille auprès de son père ; alors une conversation toute amirale, presque intime, s’engagea entre ces trois personnes.

On parla de la France, de Paris, de madame de Brévannes et de mille autres choses encore.

M. de la Brunerie remarqua avec étonnement que sa fille, invitée à plusieurs reprises à danser, refusa constamment de quitter sa place, prétextant soit une grande fatigue, soit un violent mal de tête, pour ne pas abandonner une conversation qui semblait l’intéresser vivement.

Le marquis, loin de témoigner sa surprise, sourit au contraire d’un air de bonhomie à chaque prétexte plus ou moins plausible, donné par sa fille aux danseurs désappointés.

Disons-le tout de suite, M. de la Brunerie s’était subitement senti entraîné vers le général Richepance, dont la franchise, l’air martial et surtout la rondeur loyale lui avaient plu au premier abord ; il ne voyait pas avec déplaisir l’intérêt que sa fille paraissait éprouver pour le général, pour lequel, il avait, lui, une sympathie réelle.

Le planteur fit promettes à Richepance de venir passer quelques jours à la Brunerie, aussitôt que ses graves occupations lui laisseraient un instant de loisir, et de ne pas avoir à la Basse-terre d’autre maison que la sienne.

Le général accepta avec empressement ces offres hospitalières, et la conversation continua ainsi, sur le ton de la plus parfaite cordialité. Elle se serait prolongée très-longtemps encore, si un des aides de camp du général n’était venu l’interrompre en annonçant à son chef que le général Pélage désirait lui faire une communication importante.

Richepance prit congé, avec un soupir de regret, de la jeune fille et de son père, puis il suivit l’aide de camp.

Le général Pélage attendait à cheval, avec une nombreuse escorte et un brillant état-major, le général en chef, sur la place devant la préfecture.

Le général se souvint seulement alors qu’il avait décidé qu’il passerait, à sept heures du soir, les troupes coloniales en revue ; il était sept heures moins le quart, il n’y avait pas un instant à perdre ; il se mit en selle et on partit.

– Qu’y a-t-il de nouveau, général ? demanda Richepance au chef de brigade.

– Peu de choses, mon général ; tout s’est à peu près bien passé, et les changements de corps opérés sans résistance excepté toutefois au fort de la Victoire.

– Ah ! ah ! Est-ce qu’il y aurait eu là une tentative de révolte ?

– Mieux que cela, général, une révolte véritable.

– Voyons ! que m’apprenez-vous là, mon cher général ?

– La vérité, général ; mais comme je connaissais de longue date l’homme qui commandait le fort de la Victoire, mes précautions étaient prises en conséquence.

– Très-bien. Quel est cet individu ?

– Un mulâtre nommé Ignace, chef des nègres marrons de la Pointe-noire, auquel j’ai donné le grade de capitaine.

– Comment, général, vous avez commis l’imprudence ?…

– Permettez-moi, général, interrompit Pélage avec un sourire d’une expression singulière, Ignace n’est pas le seul, il y en a d’autres encore auxquels j’ai été contraint de jeter aussi un os à ronger ; j’étais loin d’être le plus fort, il me fallait être le plus rusé ; depuis six ans, je n’ai réussi à maintenir à peu près l’ordre dans la colonie qu’en employant les plus redoutables agents de désordre.

– Savez-vous que c’est tout simplement très-fort ce que vous me dites là, mon cher général ? s’écria Richepance avec surprise.

– Je l’ignore ; je sais seulement que c’est l’exacte vérité, mon général. Donc, Ignace refusa péremptoirement de rendre le fort de la Victoire ; mais mon aide de camp, le capitaine de Chatenoy, commandait le détachement européen ; il fit battre la charge, croiser la baïonnette et marcher en avant ; Ignace comprit que toute résistance était inutile, et, tandis que nos troupes entraient dans le fort par une porte, il sortait avec sa garnison par une autre et s’enfonçait dans les mornes. Voilà tout ; le tout est assez grave.

– De combien était cette garnison ?

– Une centaine d’hommes.

– De couleur ?

– Tous nègres.

On atteignit en ce moment la plaine de Stewinson ; les bataillons noirs étaient massés en bon ordre ; ils avaient la tournure militaire et se tenaient bien sous les armes.

Le général commença aussitôt la revue.

Après avoir chaleureusement félicité les soldats sur leur bonne tenue, leur patriotisme et leur avoir dit qu’il voulait les voir auprès de lui, le général en chef leur annonça que le lendemain il comptait partir pour la Basse-terre ; qu’il les avait choisis pour l’accompagner et qu’ils allaient s’embarquer à l’instant dans les canots qui les attendaient au rivage pour les conduire à bord de l’escadre, où ils pourraient se reposer en attendant l’heure du départ.

Cette nouvelle ne parut pas être fort agréable aux soldats, cependant ils ne manifestèrent pas autrement leur mauvaise humeur que par un silence obstiné.

L’embarquement commença aussitôt ; malheureusement, la nuit était venue ; la moitié au moins des noirs en profita pour prendre la fuite et déserter avec armes et bagages, ce dont Richepance se montra très-mortifié.

– Tant mieux ! lui dit Pélage à voix basse ; plutôt nos ennemis se démasqueront, plutôt nous en aurons fini avec eux.

– Vous avez pardieu raison, mon cher général ! répondit Richepance ; mais je vous jure que le châtiment sera sévère.

En ce moment, un aide de camp du général en chef lui annonça qu’un homme, disant arriver à l’instant de la Basse-terre, demandait à lui faire des révélations importantes.

Le général ordonna qu’il fût immédiatement amené en sa présence.

Cet homme était l’Œil Gris.

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