VII De quelle façon le commandant Delgrès entendait le devoir

Nous retournerons maintenant au commandant Delgrès que, dans un précédent chapitre, nous avons laissé, après le départ des membres du conseil provisoire de la colonie, fort mécontent en apparence des nouvelles qui lui avaient été données par le général Pélage.

Après être rentré dans l’appartement qu’il occultait dans la maison de ville, trop agité sans doute pour se livrer au repas, le commandant Delgrès avait jeté un manteau sur ses épaules, et, malgré l’heure avancée de la nuit, il était sorti seul à travers les rues de la Basse-terre, qu’il parcourait d’un pas nerveux et en apparence sans but déterminé.

Mais il n’en était pas ainsi ; l’officier mulâtre savait très-bien, au contraire, où il allait.

Après avoir traversé le cours Nolivos, planté de hauts tamarins dont l’épais feuillage répandait une obscurité telle qu’à deux pas il était matériellement impossible de distinguer le moindre objet, le commandant, soigneusement enveloppé dans les plis de son manteau et son chapeau enfoncé sur les yeux, double précaution prise dans le but évident de ne pas être reconnu par les quelques rôdeurs de nuit que le hasard lui ferait rencontrer, tourna l’angle d’une rue étroite et sombre dans laquelle il s’engagea résolument, marchant d’un pas rapide, en homme pressé ou qui, peut-être secrètement contrarié de la résolution qu’il a prise, se hâte afin d’en avoir au plus tôt fini avec une chose qui lui déplait, d’autant plus, qu’il en a calculé et en connaît tous les ennuis.

Soudain il s’arrêta, pencha le corps en avant, prêta attentivement l’oreille et essaya de sonder les ténèbres de son regard perçant.

Quels que soient l’éducation qu’ils aient reçue, le degré de civilisation qu’ils aient atteint, il reste toujours du sauvage dans le sang des hommes de couleur, l’instinct du fauve persiste chez eux quand même ; leurs sens sont continuellement tenus en éveil par une inquiétude farouche, dont il leur est impossible le se défaire. Le commandant Delgrès avait cru entendre derrière lui un bruit de pas se réglant sur le sien. Mais ce fût en vain qu’il écouta, qu’il regarda dans toutes les directions ; il ne vit, il n’entendit rien. Il crut s’être trompé et reprit sa marche, aussitôt une ombre sembla se détacher de la muraille et se glissa silencieuse derrière lui. Delgrès ne s’était pas trompé, il était suivi.

À peu près vers le milieu de la rue, le commandant s’arrêta devant une maison en bois de misérable apparence ; mais, au lieu de frapper à la porte, il s’approcha d’un volet a travers les fentes duquel filtrait, comme une barre d’or, une ligne lumineuse, et après une courte hésitation, il frappa doucement contre ce volet, trois coups distants à la manière maçonnique. Presque aussitôt un léger bruit se fit entendre dans l’intérieur de la maison, deux grincements semblables à celui d’une scie en travail résonnèrent sur le volet même.

Le commandant frappa de nouveau, mais cinq coups cette fois, trois précipités et deux espacés ; puis il alla se placer tout contre la porte presqu’à la toucher.

Au même instant, la porte tourna silencieusement sur elle-même et s’entrouvrit tout juste assez pour livrer passage à un homme ; le commandant entra et la porte se referma aussitôt sur lui, sans produire le moindre bruit.

À peine Delgrès eut-il disparu dans la maison, que l’ombre qui l’avait si obstinément suivi jusque là, s’approcha, non de la maison, mais du mur attenant à elle, mur élevé de huit pieds à peu près, s’accrocha d’un bond au faite, s’enleva à la force des poignets, franchit la muraille, se trouva dans une cour étroite, suivit à tâtons le mur de la maison, se glissa par le trou d’une baie, avec l’élasticité d’un serpent, et avec la légèreté et l’adresse d’un singe, grimpa après le tronc d’un énorme tulipier poussant en liberté à deux pas à peine de la maison et se blottit si bien dans le feuillage qu’il aurait été impossible de l’apercevoir, même s’il eût fait jour.

Dès qu’il fut commodément installé dans sa cachette, cet homme, l’ombre en réalité n’était pas autre chose, se frotta joyeusement les mains l’une contre l’autre et murmura à part lui d’un ton railleur :

– Je suis merveilleusement placé, pour voir et pour entendre, pas un mot de leur conversation ne m’échappera. Il faut avouer que j’ai eu là une bien triomphante idée. Ce que c’est pourtant que d’aimer la promenade la nuit ! On apprend toujours quelque chose.

En effet, de la manière dont notre homme était placé, il se trouvait complètement en face d’une large fenêtre dont, en étendant un peu le bras, il lui aurait été facile de toucher le store transparent.

Tout à coup, il vit une lueur assez forte filtrer à travers les ais mal joints de la porte de la chambre à laquelle cette fenêtre appartenait.

– Il était temps, murmura-t-il ; écoutons. Ce que ces deux hommes ont à se dire ainsi en secret doit être très-intéressant à entendre, et surtout profitable, ajouta avec ironie l’inconnu qui paraissait grandement affectionner le monologue.

Dès que la porte avait été refermée sur lui, le commandant Delgrès s’était trouvé dans un étroit corridor, en face d’un individu immobile comme une statue et tenant une lanterne de la main gauche et un pistolet de la main droite.

Cet homme, haut de plus de six pieds, était d’une maigreur excessive ; il avait un front étroit et fuyant, couvert d’une forêt de cheveux blonds et frisés, des yeux d’oiseau de proie, ronds et clignotants, dont les paupières sans cils étaient bordés de rouge, un nez long, recourbé en bec de perroquet, tombant sur une bouche aux lèvres minces et rentrées, largement fendues et garnies de dents blanches, le tout terminé par un menton carré, séparé en deux par une profonde fossette, cette tête hétéroclite était emmanchée, tant bien que mal, sur un cou d’une longueur extraordinaire et d’une maigreur phénoménale.

Cet être singulier avait une physionomie railleuse et narquoise à laquelle son teint blafard, ressemblant à une carafe de limonade et sa barbe rasée de très-près, imprimaient un cachet de cruauté ironiquement implacable qui faisait peine à voir, s’il est permis d’employer cette expression.

D’ailleurs, cet étrange personnage était vêtu comme tout le monde et même avec une correction cérémonieuse, singulière à une heure aussi avancée de la nuit.

Tous, dit cet homme d’une voix sourde en dirigeant froidement son pistolet sur la poitrine de son visiteur.

Saint, répondit aussitôt Delgrès.

L’ou, reprit le premier interlocuteur.

Ver, fit le commandant.

Tu, dit l’autre.

Re, acheva Delgrès.

Il y eut une pose pendant laquelle les deux hommes échangèrent de loin, – ils se tenaient à trois pas l’un de l’autre, – des gestes maçonniques, puis le maître de la maison reprit, toujours de la même voix sourde et comme s’il récitait une leçon apprise à l’avance :

Li.

Ber, dit aussitôt Delgrès.

, fit l’autre.

Ou, reprit le mulâtre.

la, continua le géant.

Mort, répondit le commandant en portant l’index et le médium de sa main droite à sa tempe gauche.

Ces doubles mots de passe, qui signifiaient tout simplement : « Toussaint Louverture, liberté ou la mort », échangés entre les deux hommes, l’interrogatoire était probablement terminé, car l’inconnu désarma son pistolet et le remit, sans plus de façons, dans sa poche.

– Je vous attendais, monsieur, dit-il en s’inclinant devant son visiteur avec une courtoisie hautaine.

– Je le sais, monsieur, répondit la commandant Delgrès, en saluant à son tour d’une façon non moins hautaine.

– Vous vous êtes fait bien désirer.

– C’est vrai, monsieur, mais il m’était impossible de venir plus tôt.

– Veuillez me suivre, je vous en prie, monsieur.

– Après avoir fait quelques pas, ils se trouvèrent dans la pièce au volet de laquelle le commandant avait frappé.

L’inconnu pénétra dans la pièce, éteignit sa lanterne et ressortit un candélabre à la main.

– Allons, reprit l’étranger.

– Allons, répéta philosophiquement le commandant.

Ils firent encore sept à huit pas, et un escalier d’une douzaine de marches s’offrit à leurs regards ; ils montèrent jusqu’à un étroit palier sur lequel ouvrait une porte dont l’inconnu tourna le bouton.

– Entrez, monsieur, dit-il, nous sommes ici sur le derrière de la maison, nous pourrons causer à notre aise de nos affaires dans cette chambre, sans redouter que nos paroles soient entendues du dehors Veuillez vous asseoir, ajouta-t-il en approchant un fauteuil à disque d’un guéridon placé devant la fenêtre et sur lequel il posa le candélabre ; voici des cigares, du rhum, du tafia et même de l’eau-de-vie de France, rien ne nous manquera.

Delgrès jeta son manteau sur un meuble et s’étendit dans le fauteuil.

L’inconnu alla soigneusement fermer la porte devant laquelle il fit tomber une épaisse portière ; puis il revint lentement s’asseoir en face de son visiteur.

– Maintenant, causons, dit-il.

– À vos ordres, monsieur, répondit le commandant Delgrès en allumant un cigare, je suis venu pour causer avec vous.

– Il paraît qu’il y a du nouveau depuis quelques heures ? reprit l’inconnu.

– Comment le pouvez-vous savoir, monsieur s’écria Delgrès avec surprise.

– Oh ! bien facilement. D’abord, j’ai conféré avec certain nègre de ma connaissance ; puis j’ai reçu ce matin des dépêches de sir Andrew Cochrane Johnston.

– Allons donc ! vous plaisantez, sir William’s Crockhill ! Depuis plus de quinze jours pas un navire, pas même une chaloupe n’est venue de la Dominique à la Basse-terre.

– Bah ! qu’est-il besoin de bâtiments lorsque nous avons les îles des Saintes si près de nous ! répondit en ricanant sir William’s Crockhill.

– Je ne vous comprends pas, monsieur.

– C’est cependant limpide, mon cher commandant. L’Angleterre s’est emparée des îles des Saintes, dont elle est maîtresse depuis 1794, n’est-ce pas ?

– C’est vrai, monsieur, mais je vous avoue que je ne vois pas…

– Pardon, mon cher commandant, c’est que vous ne vous donnez pas la peine de réfléchir.

– Il me semble cependant…

– Il y a trois jours, notez bien la date, je vous prie, mon cher commandant, interrompit sir William’s avec un nouveau ricanement, je suis allé me promener après mon dîner à la pointe du vieux fort ; j’adore la promenade, c’est un plaisir salutaire et peu coûteux. J’admirait le groupe charmant des Saintes qui commençait à se noyer dans les premières ombres de la nuit, lorsque, jugez de ma surprise, j’aperçus tout à coup briller dans l’obscurité la lueur éclatante d’un immense foyer, sur la pointe extrême de l’îlot nommé la Terre d’en Haut. Je crus d’abord m’être trompé ; je regardai plus attentivement, j’avais bien vu ; c’était en effet un brasier. Cette lueur signifiait pour moi : plusieurs navires en vue, on suppose que c’est l’escadre française. À mon départ de la Dominique, j’étais convenu de cette façon de communiquer avec sir Andrew ; c’est fort ingénieux, qu’en pensez-vous ?

– Comment, depuis trois jours vous connaissiez cette nouvelle et vous ne m’avez pas averti ?

– Permettez, mon cher commandant, ce n’est que ce matin que j’ai acquis une certitude ; et puis, entre nous, soyons francs, êtes-vous venu ? Était-ce à moi à me déranger pour aller vous trouver ?

– C’est vrai, je conviens que j’ai eu tort, monsieur, murmura Delgrès ; mais tout peut encore se réparer, je l’espère ?

Et il fixa un regard ardent sur l’Anglais, toujours froid et railleur.

– Peut-être, mon cher commandant ; il s’agit d’abord de savoir ce que vous avez l’intention de faire ?

– Avant de vous répondre, j’ai besoin de connaître les intentions du général en chef.

– Ses intentions ?… Eh ! mais, il n’en fait pas mystère, il me semble reprit l’agent anglais.

– Quelles sont-elles donc, monsieur, je vous prie ? car je les ignore, moi, je vous l’affirme.

– Soit, mon cher commandant. Eh bien, les voici : Le commandant Lacrosse a quitté la Dominique sur la frégate la Pensée, il a rejoint l’escadre française ; le général en chef s’est immédiatement rendu à bord de la frégate ; l’ex-capitaine général et le chef de l’expédition se sont entendus en deux mots ; ont pris leurs mesures en commun ; et, pour tout vous dire, demain ils débarqueront ensemble à la Pointe-à-pitre, à moins que déjà ce ne soit fait.

– Non, ce n’est pas fait encore.

– Alors, mon cher commandant, ce sera pour demain ou pour après-demain, au plus tard. By God ! un jour de plus ou de moins ne fait rien à l’affaire ; le général en chef rétablira le capitaine général Lacrosse dans ses fonctions, et tout sera dit ; vous savez probablement, sans qu’il me soit nécessaire de vous l’apprendre, quelles seront les suites de cette ingénieuse combinaison, pour certaines personnes de votre connaissance ?

– Mais qui m’assure, sir Williams Crockhill que tout ce vous que me dites est vrai ?

– Rien que ma parole de gentleman, mon cher commandant, j’en conviens, quant à présent du moins ; mais attendez le débarquement des troupes françaises ; la première proclamation que lancera le général, et le titre qu’il prendra vous instruiront suffisamment.

– Si ce misérable Lacrosse revient au pouvoir, je suis perdu, murmura Delgrès, comme s’il se parlait à lui-même.

– Je crains en effet qu’il n’en soit ainsi, répondit froidement sir William’s.

– C’est une horrible trahison !

– Toutes les trahisons sont horribles, pour ceux qui n’en profitent pas, reprit l’Anglais d’un ton de sarcasme ; pour ceux qui en profitent, c’est tout le contraire, elles changent alors de nom et s’appellent des traits d’héroïsme patriotique. Chaque chose dans cette vie a son endroit et son envers ; la grande chance, mon cher commandant, consiste à savoir toujours prendre l’endroit ; la plupart de nos plus profonds diplomates, s’ils n’étaient que de simples particuliers, iraient pourrir dans nos bagnes comme d’affreux malfaiteurs, et cela pour des actions qu’on admire à casse de la haute position qu’ils occupent. Toutes ces choses sont simplement une question de perspective morale et rien de plus.

– Venons au fait, monsieur, dit Delgrès avec impatience.

– Je ne demande pas mieux, monsieur.

– Quelles conditions votre gouvernement vous a-t-il chargé de faire aux hommes de couleur et aux noirs de la Guadeloupe ?

– Des conditions très-avantageuses, mon cher commandant.

– C’est possible, mais voyons, s’il vous plait, ces conditions, répondit Delgrès assez sèchement.

– Veuillez donc m’écouter mon cher commandant.

– Parlez, monsieur.

– L’Angleterre, dit sir William’s Crockhill, reconnaît, par acte authentique, l’indépendance de l’île de la Guadeloupe ; elle s’engage à fournir au chef choisi par les hommes de couleur de l’île, les troupes nécessaires pour l’aider à chasser les Français de tous les points qu’ils occupent ; à transporter ces Français dans les colonies anglaises, où ils seront internés aux frais du gouvernement britannique, jusqu’à la paix définitive et générale ; de plus, elle s’engage à payer à ce chef une somme de trois cent mille livres sterling, – environ sept millions cinquante mille francs, – à la seule condition que pendant un laps de temps qui ne saurait être moindre de cinquante années, et enfin de l’indemniser des frais et dépenses qu’elle aura été obligée de faire pour assurer l’indépendance de la Guadeloupe, cette île reconnaîtra le protectorat de l’Angleterre. Voilà, monsieur quelles sont les conditions généreuses que vous offre le gouvernement britannique ; je ne crois pas trop m’avancer en affirmant que ces conditions sont très-avantageuses pour votre pays et pour vous.

Le commandant Delgrès avait écouté, les sourcils froncés et l’air soucieux, cette longue tirade que l’agent anglais débitait avec une complaisance et un aplomb extrêmes.

– C’est tout, monsieur ! demanda-t-il froidement lorsque son interlocuteur se tut enfin.

– Comment ?… Que voulez-vous dire, monsieur ?… s’écria sir William’s.

– Je veux dire, monsieur, que ces conditions généreuses, reprit Delgrès, en appuyant sur le mot avec intention, ne me conviennent pas, et que je ne puis les accepter.

– Vous êtes difficile.

– Peut-être, monsieur. Il me semble que vous vous êtes singulièrement mépris à mon égard ; je ne suis pas un traître, moi, Sir Villiam’s Crockhill, comme vous paraissez le supposer :

– Oh ! fit celui-ci avec une incrédulité ironique.

– Vous raillez et vous avez tort, monsieur. Je vous répète que je ne suis pas un traître et que je ne veux pas livrer mon pays à l’Angleterre ; esclavage pour esclavage, je préférerai toujours, quoi qu’il arrive, rester sous la domination du gouvernement Français, que sous le joug du gouvernement britannique dont j’ai été à même d’éprouver la philanthropique douceur et la loyauté punique.

– Monsieur, permettez-moi de vous faire observer que vous vous méprenez singulièrement sur les nobles intentions de l’Angleterre.

– Je me méprends si peu sur ses nobles intentions, que je les ai percées à jour ; en voulez-vous la preuve ? Eh bien, à votre tour, écoutez-moi : ce prétendu secours donné par les Anglais aux hommes de couleur de la Guadeloupe, n’est, bel et bien, qu’une prise de possession ; lorsque vous serez maîtres de nos villes et de nos positions fortifiées, consentirez-vous à vous retirer ? Non, cela est clair, il faudrait être un enfant pour supposer le contraire une seconde. Donc, votre protectorat n’est qu’un leurre auquel je ne me laisserai pas tromper.

– Que voulez-vous donc, monsieur ?

– Ce que je veux ? Je vous le dirai franchement.

– Je vous écoute.

– Vous m’avez fait connaître vos conditions, voici les miennes : L’Angleterre évacuera le groupe des îles des Saintes, dont elle s’est emparée, contre le droit commun, dans un délai de quatre jours après la signature du traité ; remise sera faite de ces îles au chef des hommes de couleur et des noirs, dans l’état où elles se trouvent actuellement, c’est-à-dire avec leurs fortifications en bon état, les canons, les fusils, toutes les armes généralement quelconques, munition de guerre et de bouche qu’elles renferment. La Guadeloupe, Marie-Galante, la Désirade et les Saintes seront déclarées et reconnues indépendantes ; de plus, l’Angleterre fournira les armes et les munitions nécessaires pour l’armement et l’équipement de cent mille hommes.

– Cent mille hommes ! s’écria l’agent anglais ; mais où les trouverez-vous, mon cher commandant ?

– Cela me regarde, monsieur.

– C’est juste. Continuez.

– Une escadre anglaise établira, pendant la guerre des hommes de couleur et des noirs contre les blancs, un blocus rigoureux autour des îles, et s’engagera à ne pas laisser débarquer les secours français, soit à la Guadeloupe, soit à Marie-Galante, soit à la Désirade, soit même aux Saintes ; aucunes troupes anglaises ne seront mises à terre sur les îles, sous quelque prétexte que ce soit ; les hommes de couleur, se jugeant assez forts pour conquérir seuls leur liberté, refusent tout secours de la part des troupes anglaises ; considérant ce secours non-seulement comme inutile, mais encore comme dangereux et nuisible à leurs intérêts ; de plus, quatre cent mille livres sterling, – environ dix millions de francs, – seront comptées par l’Angleterre au chef des hommes de couleur et des noirs ; à ces conditions, mais à ces conditions seules, la Guadeloupe et les îles dépendantes consentiront à accepter le protectorat du gouvernement britannique pour un laps de soixante ans ; une garde de trente hommes de troupes anglaises sera seule autorisée à débarquer à la Basse-terre, pour servir de garde d’honneur au représentant de l’Angleterre dans cette île.

– Est-ce tout, monsieur ? demanda l’agent anglais avec une impatience contenue.

– C’est tout, oui, monsieur, répondit froidement le commandant Delgrès.

– Ce que vous demandez, mon cher commandant, permettez-moi de vous le faire observer, est complètement inadmissible et par conséquent ne saurait être accepté par mon gouvernement.

– Je le regrette pour votre gouvernement. S’il en est ainsi, rien de fait. Supposiez-vous donc, monsieur, que j’aurais la lâcheté de vendre froidement mon pays à l’étranger ? Si telle était votre pensée, détrompez-vous ; je préfère cent fois mourir à commettre une telle infamie ; non, je veux mon pays libre, puissant, riche ; je ne consentirai jamais à le faire esclave, esclave de l’Angleterre surtout ! Nous serons Français ou libres ; entre ces deux conditions, il ne saurait y avoir à hésiter pour moi ; mon devoir est, avant tout, de protéger mes frères ; d’empêcher, par tous les moyens, qu’on leur impose de nouveau l’esclavage auquel on prétend les soumettre ; de leur conserver cette liberté qu’ils ont conquise, ou que du moins la République Française leur avait généreusement octroyée et d’en faire un peuple libre. Cette tâche est ardue, je ne m’en cache pas les difficultés, mais la saurai l’accomplir quoi qu’il puisse m’en coûter, à mes risques et périls ; je tomberai plutôt bravement sur la brèche que de consentir à livrer mon pays aux étrangers.

– Ainsi, commandant ces conditions sont un ultimatum ? demanda l’agent anglais.

– Je ne sais, monsieur, ce que vous entendez par ce mot barbare que je ne comprend pas ; mais s’il veut dire, comme je le suppose, que les conditions que j’ai eu l’honneur de vous soumettre sont les seules que j’accepterai, c’est en effet, un ultimatum, oui, monsieur, je regrette vivement, qu’il nous soit impossible de nous entendre.

– Pardon, commandant, discutons un peu, s’il vous plaît, vous reconnaîtrez bientôt, je n’en doute pas…

– Rien, monsieur, interrompit l’officier, je n’ai pas à discuter sur ce sujet avec vous qui n’êtes qu’un subalterne.

– Chargé par son gouvernement de pouvoirs très-étendus, mon cher commandant.

– C’est possible, mais peu m’importe, monsieur. Vous connaissez maintenant mes conditions, elles sont immuables. Il n’y a donc pas à discuter, mais seulement à accepter ou à refuser, rien de plus. Réfléchissez et voyez ce qu’il vous convient de faire.

– Je ne puis prendre sur moi de vous répondre, commandant. Le cas est excessivement grave ; il n’est point prévu par les instructions que j’ai reçues de mon gouvernement.

– Je comprends parfaitement cela, monsieur ; l’Angleterre, ainsi que la France, nous considère comme des êtres sans intelligence, des bêtes de somme incapables de raisonnement, et par conséquent faciles à tromper et bons à exploiter ; toutes deux sont dans l’erreur, vous le voyez, monsieur ; nous raisonnons, nous aussi, et, qui plus est, nous raisonnons juste ; nous avons été trop longtemps assimilés aux brutes et aux animaux, il ne nous convient plus qu’il en soit ainsi ; nous sommes fatigués du joug qui, depuis tant de siècles, pèse si lourdement sur nos épaules ; nous voulons être enfin libres, et nous le serons. Maintenant, monsieur, comme je suppose que nous n’avons plus rien à nous dire, permettez-moi de prendre congé de vous.

Delgrès se leva alors pour se retirer et se dirigea vers le meuble sur lequel il avait, en arrivant, jeté son manteau.

– Pardon, mon cher commandant, dit vivement l’agent anglais, un moment encore, je vous prie.

– Il est très-tard, monsieur ; j’ai, cette nuit, beaucoup de choses à faire encore.

– Je ne vous demande que quelques minutes.

– Soit, monsieur. Que me voulez-vous ?

– Asseyez-vous, je vous prie.

Delgrès se rassit.

– Maintenant je vous écoute, dit-il.

– Les conditions que vous me posez sont excessivement graves.

– Je le sais, monsieur.

– Mon gouvernement ne les avait pas prévues.

– Vous me l’ayez déjà dit.

– Vous ne consentirez pas à les modifier ?

– Sous aucun prétexte.

– Mon cher commandant, il est de mon devoir de les communiquer, si extraordinaires qu’elles soient, à sir Andrew Cockrane, gouverneur de la Dominique et chargé des pleins pouvoirs de Sa gracieuse majesté le roi d’Angleterre.

– Cela vous regarde, monsieur.

– Au lever du soleil, je quitterai la Basse-terre.

– Vous êtes parfaitement libre.

– Et je me rendrai aux Saintes.

– Après, monsieur ?

L’Anglais regarda fixement le mulâtre et lui dit :

– Vous avez une façon de converser toute particulière, mon cher commandant.

– Chacun a la sienne, monsieur ; si la mienne ne vous convient pas, serviteur !

– Je ne dis pas cela.

– Non, mais vous le pensez.

– Oh ! commandant !

– Alors, monsieur, à quoi bon cette observation, si elle ne signifie rien ?

– C’est juste, je me trompe.

– Allons au fait, monsieur.

– Consentez-vous, mon cher commandant, à attendre la réponse de sir Andrew Cockrane ?

– Combien de temps ?

– Un mois, afin de laisser le temps…

– Aux Français de nous battre, de nous disperser et de nous désarmer, n’est-ce pas ? interrompit le commandant Delgrès avec violence. Vous êtes fou, ou vous vous jouez de moi, monsieur.

– Mais enfin, commandant, s’écria l’agent anglais au comble de l’exaspération, il faut bien laisser à ces conditions le temps d’être débattues, acceptées ou refusées par le Parlement.

Delgrès se mit à rire sans façon au nez crochu de l’agent stupéfait.

– Où se trouve sir Andrew Cockrane Johnston, en ce moment ? dit-il.

– À la Dominique.

– Très-bien. Il a reçu, m’avez-vous dit, les pleins pouvoirs de son gouvernement pour traiter…

– Ai-je dit cela, mon cher commandant ? interrompit sir Williams Crockhill en se mordant les lèvres.

– vous l’avez dit, monsieur.

– Soit, admettons !

– Non pas, constatons.

– Constatons si cela vous plait, j’y consent, dit-il d’un ton de mauvaise humeur. Où voulez-vous, en venir, commandant ?

– À ceci, tout simplement : que le gouverneur de la Dominique ayant les pleins pouvoirs du gouvernement britannique, et par conséquent étant son représentant, est libre de prendre l’initiative de telle ou telle décision qu’il lui plaira ; le reconnaissez-vous, monsieur ?

– Permettez, permettez, commandant ; ceci est très-subtil, ces conditions n’étaient pas prévues…

– Peut-être, mais sir Andrew a pleins pouvoirs…

– Il les a.

– Donc, la réponse ou, si vous le préférez, la détermination à prendre, dépend de lui seul.

– Hum !

– Vous toussez, monsieur ?

– Je suis fort enrhumé, mais ne faites pas attention, cela se passera.

– Admettez-vous la justesse de mon raisonnement ?

– Je l’admets.

– Allons, allons, nous y viendrons, cher monsieur, dit Delgrès avec ironie.

– Ce sera difficile.

– Il faut à peine deux jours, pour avoir une réponse de la Dominique.

– Ce délai est bien court.

– Les événements nous pressent, monsieur ; les Français débarqueront demain, peut-être.

– C’est possible.

– Il faut que nous soyons en mesure de résister.

– Je comprends parfaitement cela, mais deux jours…

– Je vous en accorde quatre.

– Cependant…

– C’est beaucoup plus de temps qu’il ne vous en faut.

– La question est d’une si haute gravité.

– Les circonstances dans lesquelles nous nous trouvons sont plus graves encore ; il s’agit de vie ou de mort pour nous, ne le comprenez-vous donc pas, monsieur ?

– Je vous demande pardon, mon cher commandant, je saisis fort bien, au contraire, tout ce que votre situation a de précaire, je dirai presque de critique…

– Eh bien ?

– Je verrai… j’essayerai… je tâcherai, mon cher commandant, dit-il avec hésitation.

– Pas d’ambages ni de moyens dilatoires, monsieur, reprit nettement Delgrès ; c’est une réponse claire, positive, que je veux. Vous engagez-vous, oui on non, à me donner cette réponse d’ici, à quatre jours au plus tard ?

– Mais, quatre jours…

– Pas une seconde de plus.

– Quel homme singulier vous faites, mon cher commandant. Il est impossible de discuter avec vous.

– Mais il me semble, à moi, que nous discutons beaucoup, au contraire, monsieur.

– C’est-à-dire que vous m’imposez des conditions le couteau sur la gorge, et que vous n’en démordez plus ; si vous appelez cela discuter, par exemple !

– Je suis forcé d’agir ainsi. Me donnerez-vous cette réponse dans les délais que je vous pose ?

– Si cela m’était impossible, que feriez-vous ?

– Ce que je ferais ?

– Oui.

– Je me confierais, sans hésiter, à la loyauté du gouvernement français.

– La loyauté ? fit l’agent anglais avec une expression de dédain mal contenue.

– Oui, monsieur, reprit le commandant Delgrès avec une hauteur suprême ; la loyauté du gouvernement français n’a jamais été suspectée, je suppose ? et peut-être qu’en faveur de ma soumission, j’obtiendrais pour mes malheureux frères cette liberté à laquelle ils ont droit, et que je revendique pour eux.

– Peut-être, mais alors vous resteriez pour toujours soumis à la France.

– Nous serions les sujets dévoués d’un peuple grand et généreux entre tous, monsieur.

Cela était net et clair.

L’agent anglais vit qu’il fallait céder.

– Puisque vous l’exigez, commandant, vous aurez dans quatre jours la réponse que vous demandez.

– Vous vous y engagez !

– Sur l’honneur.

– C’est bien, j’attendrai donc quatre jours. Maintenant monsieur, il ne me reste plus qu’à me retirer.

Les deux hommes se levèrent, et ils quittèrent la chambre, sans échanger une parole de plus.

On entendit leurs pas se perdre dans l’escalier.

– Voilà, sur ma foi ! un rude coquin et un grand niais ! dit l’inconnu qui de son singulier observatoire n’avait pas perdu un seul mot de cette longue et intéressante conversation. Mais ce misérable Anglais est un scélérat, à lui d’abord ; quant à Delgrès, je sais où le retrouver, il ne perdra rien pour attendre.

Tout en se parlant ainsi à demi-voix, l’inconnu se laissa glisser le long d’une branche, atteignit la fenêtre, souleva le store et sauta légèrement dans la chambre.

La lumière frappa alors en plein sur son visage.

C’était l’Œil Gris.

Il se plaça immobile et droit derrière la porte.

Un instant après, cette porte s’ouvrit et sir William’s rentra.

Mais aussitôt, et sans lui laisser le temps de se reconnaître, le Chasseur se jeta sur lui à l’improviste, le renversa sur le parquet, et en moins de deux minutes l’agent britannique fut solidement garrotté et réduit à la plus complète impuissance.

Le Chasseur l’enleva alors dans ses bras, le plaça sur un fauteuil, s’assit en face de lui et après avoir regardé un instant d’un air narquois, tout en allumant un cigare :

– Causons, cher sir William’s Crockhill, lui dit-il d’une voie railleuse.

Share on Twitter Share on Facebook