XIV Dans lequel les noirs prouvent au général Richepance que toutes les réceptions ne se ressemblent pas

Pendant toute la matinée, les vaisseaux français continuèrent à louvoyer bord sur bord, sans parvenir à s’élever beaucoup au vent.

Pourtant vers midi la brise fraîchit et en même temps elle devint largue ; les navires qui avaient un peu dépassé la Basse-terre laissèrent arriver, mirent le cap sur la côte, et bientôt toute la petite escadre française se trouva à longue portée de canon de la ville.

Le général Richepance était en mer depuis le 17 Floréal ; il ignorait complètement les événements terribles accomplis à la Basse-terre pendant ces trois jours ; aucun des députés que l’agence municipale lui avait adressés n’avait pu naturellement parvenir jusqu’à lui, de sorte qu’il croyait que tout était dans l’état habituel et que le calme n’avait pas été troublé dans la ville.

Dans cette conviction, le général allait donner l’ordre du débarquement, lorsque tout à coup, sans provocation aucune, l’escadre reçut une décharge de toutes les batteries de la côte depuis la pointe du Vieux-Fort jusqu’à la batterie des Capucins.

À cette rude réception, à laquelle il était si loin de s’attendre, le général Richepance comprit, mais trop tard, à quels hommes il avait affaire, et tous les malheurs qui allaient fondre sur la colonie, comme une suite infaillible de ce qui s’était passé à la Pointe-à-pitre.

Il regretta vivement les préventions qui d’abord avaient dirigé sa conduite, et combien était injuste la méfiance que les perfides envoyés de la Dominique lui avaient inspirée contre certains hommes qui, eux, l’avaient au contraire loyalement averti de l’état dans lequel se trouvaient les choses à la Guadeloupe.

Les premiers coups de canons avaient été tirés par les noirs ; ils commençaient résolument la guerre civile.

Le général Richepance ne pouvait se décider à en venir, lui, à la guerre ouverte contre des hommes qu’il considérait comme égarés, et pour lesquels il éprouvait une immense pitié dans son cœur.

Avant de se résoudre à repousser la force par la force, il voulut tenter encore la conciliation et épuiser touts les moyens pour empêcher l’effusion du sang.

Il fit donc écrire par le général Magloire Pélage, embarqué sur le vaisseau le Fougueux, au chef des révoltés, une lettre dans laquelle il faisait un dernier appel à l’honneur de Delgrès, lui promettant un pardon entier et un oubli sincère pour ce qui venait de se passer, s’il mettait immédiatement bas les armes, tout en l’avertissant que, s’il s’obstinait dans sa rébellion, le général en chef serait implacable et lui infligerait un châtiment terrible.

Cette lettre fut portée à terre par deux officiers le capitaine de Chatenoy, aide de camp du général Pélage, et un aspirant de marine nommé Losach, attaché particulièrement à la personne du général en chef.

Les deux officiers se dirigèrent résolument vers la fort Saint-Charles, et, arrivés à portée de voix, ils demandèrent à parler au commandant Delgrès.

La réponse à cette demande se fit attendre assez longtemps ; enfin un officier et quelques soldats sortirent par une poterne et s’avancèrent vers les parlementaires.

Le capitaine de Chatenoy se borna à réitérer sa demande, sans entrer dans aucun détail sur la mission dont il s’était chargé ; alors on les introduisit dans la forteresse avec toutes les précautions usitées en temps de guerre, et on les conduisit dans une salle assez vaste, où ils trouvèrent Delgrès au milieu de plusieurs de ses principaux officiers.

– Que venez-vous chercher ici ? demanda-t-il d’une voix brusque aux parlementaires.

Et sans attendre leur réponse, il s’avança vers eux et, croisant les bras sur sa poitrine, il ajouta, en les examinant pendant quelques secondes d’un air sombre :

– M’avez-vous entendu ? Faudra-t-il que je vous répète ma question ? Parlez ! mais parlez donc !

Les deux officiers comprirent que cet homme jouait un rôle, sans pouvoir cependant soupçonner quel était le but qu’il se proposait en agissant ainsi ; mais comme ils étaient résolus à accomplir leur mission jusqu’au bout, quelles qu’en dussent être pour eux les conséquences, ils ne furent nullement intimidés par ces façons presque brutales.

– Commandant, répondit froidement le capitaine de Chatenoy, cet officier et moi, nous sommes chargés de vous remettre la lettre que voici, et qui vous est écrite par le général Magloire Pélage ; elle vous instruira des dispositions conciliantes et pacifiques du commandant en chef à votre égard, et des principes de modération de l’armée.

Delgrès aveuglé par la colère, ou peut-être voulant fermer à ses officiers toute voie de salut autre que celle dans laquelle ils s’étaient engagés avec lui, n’avait pas daigné écouter ce que lui avait dit le capitaine.

Il lui arracha la lettre des mains, la déchira sans même l’ouvrir et lui en jeta les morceaux au visage.

– Ton maître trahit notre cause ! s’écria-t-il avec fureur. Si nous le tenions entre nos mains, nous le traiterions comme il le mérite, mais toi et ton compagnon, vous payerez pour lui.

– Prenez garde à ce que vous allez faire ? nous sommes des parlementaires, répondit le capitaine avec calme.

Le mulâtre sourit avec dédain ; il haussa les épaules et s’adressant à quelques-uns de ses officiers :

– Désarmez ces traîtres et assurez-vous de leurs personnes, dit-il d’une voix rude.

Cet ordre fut immédiatement exécuté.

Les deux officiers victimes de ce guet-apens et de ce mépris insolent des lois de la guerre, dédaignèrent d’essayer la plus légère résistance.

Il y eut alors quelques minutes d’anxiété terrible.

Delgrès marchait avec agitation de long en large, sombre, muet, mais profondément préoccupé ; on voyait se refléter tour à tour sur ses traits contractés les mauvaises passions qui agitaient son âme.

Que ferait-il de ces deux hommes qu’il retenait prisonniers au mépris du droit des gens ? Les mettrait-il à mort ? Les rendrait-il à la Liberté.

Il hésitait.

Les noirs tremblaient.

Seuls, de tous les hommes réunis dans cette vaste salle, les deux officiers français, dont cependant la situation était si critique, demeuraient calmes, le sourire sur les lèvres.

Tout à coup, Delgrès arrêta sa promenade et s’approchant du capitaine de Chatenoy :

– Où est Pélage ? lui demanda-t-il d’une voix étouffée.

– Si vous vous étiez donné la peine de lire la lettre que je vous ai remise, lui répondit froidement et nettement le capitaine, vous auriez vu qu’il est à bord de l’un des vaisseaux de l’escadre, très-considéré du général en chef et de tous les officiers de l’armée.

– Tu m’en imposes ! s’écria brutalement Delgrès ; je suis instruit qu’on l’a arrêté à la Pointe-à-Pitre, et qu’il est maintenant aux fers.

– Vous vous trompez, citoyen, reprit le capitaine, le général Pélage est, je vous le répète, à bord du vaisseau le Fougueux c’est lui qui nous envoie vers vous, avec le consentement du général en chef.

– Cela serait-il vrai ? fit Delgrès, en le regardant fixement comme pour lire sa pensée au fond de son cœur.

– Je vous répète, citoyen, qu’on vous a trompé ; que le général Pélage est libre ; que non seulement sa liberté n’a jamais été menacée, mais encore qu’il a conservé son commandement, et qu’il se trouve au milieu de nous ; je vous donne ma parole d’honneur que tout ce que je vous annonce est de la plus rigoureuse exactitude.

– Je joins ma parole à celle du capitaine de Chatenoy, ajouta l’aspirant de marine, le citoyen Losach.

– Soit, dit alors Delgrès, dont, à cette déclaration si nette et si franche, la mauvaise humeur n’avait fait qu’augmenter, si Pélage est libre, ainsi que vous le prétendez, c’est évidemment à cause de sa trahison envers nous ; voilà pourquoi il n’a point essuyé les traitements odieux qu’on a fait subir à nos frères d’armes de la Pointe-à-pitre ; on les a désarmé, déshabillés, battus et mis aux fers à bord des frégates, où ils se trouvent encore prisonniers ; devaient-ils s’attendre à ces outrages, reprit-il avec animation, après avoir accueilli le Français avec tant de cris d’allégresse ? Il faut que Pélage soit bien lâche pour s’être prêté à toutes ces scènes d’horreur !

– Les faits que vous nous citez sont faux, citoyen, répondit le capitaine ; rien de tel ne s’est passé ; aucun officier, aucun soldat n’ont été traités de la façon odieuse que vous avez dite.

À ces paroles, Ignace, Palème, Cadou et les autres chefs de la révolte l’interrompirent brusquement en lui soutenant qu’il mentait ; qu’ils étaient d’autant plus certains de ce qui s’était passé à la Pointe-à-pitre, qu’ils avaient été contrains eux-mêmes de fuir pour éviter le sort de leurs malheureux compagnons d’armes.

– D’ailleurs ! ajouta Ignace avec colère, rien de tout cela ne saurait nous surprendre ; nous devions nous attendre à être traités plus cruellement encore ; la présence à la tête de l’expédition de l’ennemi le plus acharné des hommes de couleur, suffit pour nous expliquer clairement la conduite injuste du général en chef.

– De qui voulez-vous parler, citoyen ? Je ne vous comprends pas, répondit le capitaine.

– Je veux parler de Lacrosse, ce brigand pillard, l’assassin de nos frères ! s’écria Ignace.

– Oui ! oui ! Lacrosse est un monstre, un assassin ! répétèrent tous les officiers.

– Vous vous trompez encore cette fois, Lacrosse n’est pas à la tête de l’expédition, nous n’avons eu aucun rapport avec lui, répondit le capitaine, dont le calme ne se démentit pas un seul instant pendant cette entrevue orageuse, l’ex capitaine général ne se trouve pas sur l’escadre, en un mot, il n’a pas quitté la Dominique.

– C’est faux… c’est faux… s’écrièrent les révoltés avec des cris de rage, nous savons le contraire.

Ce fut en vain que les deux officiers essayèrent de les détromper, ils n’y purent réussir ; ces hommes résolus non seulement à ne pas se laisser convaincre mais encore à persévérer dans la ligne de conduite dans laquelle ils s’étaient engagés, ne voulurent rien entendre.

Delgrès mit brusquement fin à l’entrevue.

– Vous êtes des traîtres et des imposteurs ; vous serez traités comme tels, aux deux officiers.

– Vous avez la force en main, répondit froidement le capitaine ; vous violez en nos personnes les lois sacrées de la guerre, faites ce qui vous plaira, notre sang, si vous osez le verser, retombera sur vos têtes coupables.

– Emparez-vous de ces traîtres s’écria Delgrès avec colère, qu’on les jette au cachot et qu’ils soient enfermés séparément.

Une dizaine d’hommes se ruèrent sur les parlementaires et les entraînèrent hors de la salle.

– Je vous plains dit le Capitaine avec un accent de pitié qui, malgré lui, fit tressaillir Delgrès et amena un nuage sur son front.

Le chef des révoltés était intérieurement honteux de s’être laissé emporter à donner cet ordre que maintenant il n’osait plus rétracter.

Les deux officiers se laissèrent emmener sans essayer une résistance inutile.

Quatre des matelots de la chaloupe qui les avait amenés subirent le sort des parlementaires, les autres, plus heureux, réussirent à s’échapper et regagnèrent leur bord.

Cependant le général Richepance, après avoir attendu deux longues heures, ne voyant pas revenir les deux, officiers, comprit qu’ils avaient été retenus prisonniers par les noirs du fort Saint-Charles ; alors, sans plus tarder, il donna l’ordre du débarquement des troupes.

Le point choisi fut la rivière Duplessis.

Cette rivière prend sa source au-delà de la montagne Bel-Air, s’augmente pendant son cours de plusieurs ruisseaux, et par une pente rapide, se rend à la mer.

Elle coule entre deux hautes falaises, à travers beaucoup de pierres et de rochers qui en rendent le gué assez difficile, quoiqu’elle n’ait pas plus de douze mètres dans sa plus grande largeur.

La plage, depuis la rivière des pères jusqu’à la rivière Duplessis, est très-unie, situés sous le vent de la ville, la mer y est presque toujours calme ; aussi, dans toutes les attaques tentées contre la Basse-terre, l’ennemi a-t-il constamment choisi ce point pour opérer un débarquement.

Le général en chef ne pouvait pas hésiter à le prendre.

Le capitaine de frégate Lacaille s’avança, assez près de la terre pour s’embosser et battre avantageusement la batterie des noirs, tandis que la chaloupe canonnière le Marengo, sous les ordres du commandant Mathé, était chargée de protéger le débarquement en venant s’embosser à l’embouchure de la rivière Duplessis.

Alors, les troupes, commandées par les généraux Gobert et Magloire Pélage, descendirent dans les embarcations ; les bâtiments commencèrent le bombardement, et les troupes s’avancèrent sous une grêle de balles et de boulets.

Littéralement couverts de feu par les batteries et la mousqueterie des noirs, accourus des forts et de la ville, les soldats parvinrent, en subissant des pertes cruelles, à atteindre le rivage et à prendre pied sur la rivière Duplessis.

Aussitôt à terre, après avoir pris à peine le temps de former leurs rangs, les troupes républicaines s’élancèrent au pas de course et se ruèrent sur les noirs ; ceux-ci, non moins déterminés, leur disputèrent bravement le terrain.

Le combat fut acharné, mais l’élan était donné ; les troupes, avec une vigueur irrésistible, traversèrent à gué, et tout en combattant, la rivière Duplessis, se prirent corps à corps avec les noirs, et presque pas à pas, tant la résistance était terrible, ils réussirent à se rendre maîtres du rivage, à s’y établir solidement et à refouler les rebelles jusque derrière la rivière des Pères.

La rage avec laquelle les noirs luttaient contre les troupes françaises était incroyable ; ils combattaient avec un acharnement sans égal, se faisaient tuer avec une audace réellement terrifiante, et ne cédaient le terrain que pied à pied, lorsqu’ils perdaient l’espoir de s’y maintenir plus longtemps.

Ce combat, glorieux pour les deux partis et qui apprit aux Français quels rudes ennemis ils avaient devant eux, coûta beaucoup de sang ; les pertes furent graves des deux côtés. Le succès fut en grande partie du à la résolution et au courage héroïque du général Pélage ; il électrisait les soldats et les entraînait à sa suite à travers tous les obstacles.

Les troupes campèrent sur le champ de bataille si chèrement conquis.

Les noirs battus étonnés de l’ardeur avec laquelle les troupes avaient gravi les mornes, s’étaient retirés dans une position formidable, défendue par des lignes flanquées de redoutes, garnies d’artillerie et farcies de combattants ; devant ces lignes s’étendait la rivière des Pères, sur l’autre rive de laquelle les Français s’étaient établis.

La rivière des Pères est formée par la réunion de la rivière Saint-Claude et de la rivière Noire, son lit est assez large et tout rempli de grosses roches ; cependant elle est guéable en plusieurs endroits ; presque au confluent des deux rivières, elle est traversée par un pont de pierres construit en 1788.

Les lignes des révoltés s’étendaient à droite et à gauche devant ce pont.

Au point du jour, le général Richepance prit le commandement en personne, et, à la tête des grenadiers de l’armée, il traversa résolument le pont et marcha au pas de charge contre les retranchements ; l’assaut fut donné.

Malgré une résistance désespérée, les noirs furent contraints d’éteindre leur feu et d’abandonner leurs lignes ; elles furent forcées de front, tandis que le général Gobert, à la tête de deux bataillons de la 66e demi-brigade, passa à gué la rivière deux cents pas plus bas, presque à son embouchure, tourna les lignes, emporta d’assaut, après un combat acharné, la batterie des Irois et entra rapidement dans la ville de la Basse-terre, qu’il occupa jusqu’à la rivière aux Herbes.

La position si formidable défendue par les noirs avait été occupée en dix minutes par le général Richepance.

Une partie des fuyards se jeta pêle-mêle dans le fort Saint-Charles ; les autres gagnèrent les mornes sur la gauche de l’armée.

Le général Richepance les poursuivit l’épée dans les reins, sur le fort, vers le Gaillon et le pont de Nosières, pont en bois que l’on est parvenu à jeter entre deux montagnes très-rapprochées, sur la rivière Noire.

Du milieu de ce pont, on domine un gouffre d’une profondeur effrayante ; le torrent de la rivière Noire a rongé les deux montagnes taillées à pic et roule avec un fracas horrible ses eaux à travers un chaos de roches monstrueuses.

Cette position, d’une importance énorme pour la sûreté de la Basse-Terre, et qui la fait communiquer avec le quartier du Parc et le Matouba ; était pour le général Richepance un point stratégique de la plus grande valeur ; il fit établir une tête de pont et laissa un nombreux détachement pour défendre le passage.

L’arrivée si prompte du général Gobert dans la ville fut un véritable bonheur pour les habitants ; il était grand temps que les troupes françaises entrassent dans la Basse-Terre ; les habitants étaient littéralement aux abois ; les blancs et les propriétaires de couleur restés fidèles aux Français étaient menacés de pillage et de massacre par ses noirs rebelles.

Pendant que les Français livraient aux révoltés les divers combats rapportés plus haut, les habitants avaient du se barricader dans leurs maisons pour s’y défendre du mieux qu’ils le pourraient en attendant leurs libérateurs.

Les services rendus pendant ces malheureux événements par M. Bernier, commissaire du gouvernement, et les membres de la municipalité sont au-dessus de tout éloge ; cent fois ils risquèrent courageusement d’être mis en pièces par les nègres ivres et rendus furieux, pour empêcher des malheureux surpris par ces misérables d’être massacrés.

Lorsque le général Richepance entra à la Basse-terre, il se rendit directement au siège des séances de la commission municipale, afin de témoigner à chacun de ses membres la satisfaction que lui faisait éprouver la courageuse initiative qu’ils avaient prise à l’heure du danger, et la conduite généreuse qu’ils n’avaient cessé de tenir.

En effet, c’était à leur énergie seule que la ville devait d’avoir échappé au pillage dont les noirs la menaçaient.

Le général exigea que ces braves citoyens continuassent à veiller sur les intérêts de leur cité, et séance tenante, il les confirma dans leur fonction.

Il ne pouvait faire un plus bel éloge de leur patriotisme.

Dès que le calme ou du moins la sécurité eu été, tant bien que mal, rétablie, à la Basse-terre. Richepance, ne voulant pas laisser aux noirs le temps de se relever, de leur rude défaite qu’il leur avait infligé, pris immédiatement toutes les mesures nécessaires afin de resserrer les révoltés dans le fort Saint-Charles.

Il ne fallait pas songer à entamer des négociations avec les rebelles ; ils avaient péremptoirement déclaré que tous les parlementaires qu’on leur adresserait seraient considérés comme espions et pendus, sans autre forme de procès.

On tenta d’enlever la forteresse par un coup de main ; les insurgés étaient sur leurs gardes, toute surprise fut reconnue impossible.

Les noirs firent plusieurs sorties vigoureuses, repoussées à la vérité, mais, naturellement, elles amenèrent une suite de combats acharnés et d’escarmouches qui causèrent des pertes sérieuses ; le général en Chef, dans une de ces escarmouches, eut même un cheval tué sous lui, à la tête des colonnes qu’il conduisait bravement à l’assaut.

La situation se compliquait ; on était contraint à faire en règle le siège de la place.

Disons en deux mots ce que c’était que le fort Saint-Charles, fort qui, aujourd’hui, entre parenthèse, se nomme le fort Richepance et dans l’intérieur duquel ce brave général est inhumé.

En 1647, le gouverneur propriétaire Houël, pour se garantir des surprises des sauvages, construisit une maison carrée appelée Donjon, dont il fit en 1649, une étoile à huit pointes, en élevant devant chaque face des angles saillants qui furent les commencements du fort Saint-Charles ; en 1674, ce donjon fut enveloppé d’un fossé et d’un parapet avec des angles saillants et rentrants, qu’on prolongea jusqu’à une hauteur éloignée de deux cents pas, où l’on établit un cavalier avec huit embrasures. La face regardant la ville avait trente-trois mètres, et celle du côté du donjon seulement dix-huit. En 1702, le Père Labat y ajouta une demi-lune et quelques petits ouvrages.

En 1703, au moment où on se vit forcé d’abandonner le fort aux Anglais, on fit sauter le donjon.

Au lieu d’abattre ce fort pour en construire un nouveau, sur un meilleur plan et sur un emplacement plus convenable, on préféra, en 1766, ajouter aux anciennes fortifications deux bastions du côté de la mer, avec un chemin couvert tout autour du glacis ; des traverses contre les enfilades de la marine ; deux places d’armes rentrantes, avec un réduit à chacune, et derrière, des tenailles, des caponnières et des poternes de communication avec le corps de la place, deux redoutes, l’une sur la prolongation de la capitale de rune des deux places d’armes, et l’autre à l’extrémité du retranchement que l’on construisit et le long de la rivière des Galions, défendue par un second retranchement établi sur le bord opposé de la rivière ; des fossés larges et profonds, une citerne, un magasin à poudre, des casernes et des casemates susceptibles de mettre à couvert un tiers de la garnison.

Telle est, ou du moins telle était à cette époque, cette forteresse qui s’élève sur la partie gauche de la ville qu’elle est chargée de défendre, et dont le général en chef devait, avant tout, s’emparer.

L’entreprise, sans être d’une impossibilité notoire, était cependant ardue et hérissée de difficultés surtout pour une armée manquant de pièces de siège.

Le seul avantage réel que possédaient les assiégeants était dans la situation du fort ; bien que muni de défenses redoutables, il avait la tête très-faible, puisque tous les environs le dominent et peuvent être solidement occupés.

D’ailleurs, le général Richepance n’était pas homme à reculer devant des difficultés plus grandes encore que celles que présentait cette opération, surtout en face de noirs révoltés qu’il s’agissait de réduire à l’obéissance.

Il résolut donc de commencer sérieusement le siège du fort Saint-Charles ; mais, avant que d’entamer les opérations il voulut prendre toutes les précautions qui dépendaient de lui, afin d’éviter, non pas un insuccès, Richepance n’avait pas le moindre doute à cet égard, mais une attente trop longue qui, par une apparente immobilité, amoindrirait le prestige de l’armée française et augmenterait ainsi l’audace des noirs répandus dans l’intérieur de l’île.

Le général en chef envoya l’ordre au général Sériziat, resté, ainsi que nous l’ayons dit, à la Grande. Terre, de rassembler ce qu’il pourrait de troupes dans cette partie de l’île, où il ne laisserait que ce qui serait strictement nécessaire pour maintenir la tranquillité dans le pays, de traverser la rivière Salée et de venir en toute hâte, avec les soldats dont il disposerait, se joindre au bataillon de la 15e demi-brigade, qui précédemment était venue par terre du Petit-Bourg aux Trois-rivières, puis de faire sa jonction avec l’armée, par le Palmiste et le Val-Canard.

Jusqu’à ce que ces ordres fussent exécutés, on ne pouvait rien entreprendre de sérieux contre le fort Saint-Charles.

Le général Sériziat, dont le nom s’est déjà présenté plusieurs fois sous notre plume, avait été nommé par le gouvernement français pour remplacer le général Béthencourt ; embarqué sur la corvette la Diligente, ce bâtiment, sur le point d’atterrir à la Basse-terre, avait été rejoint par des croiseurs anglais ; ceux-ci trompèrent le général sur les évènements politiques accomplis dans l’île et l’engagèrent à se détourner de sa route et à se rendre à la Dominique.

Là, tout fut mis en œuvre, toutes les insinuations mensongères furent employées par l’ex capitaine général Lacrosse, pour surprendre la religion du général Sériziat et l’attirer à son parti.

Ces manœuvres échouèrent devant la résolution arrêtée par le général de ne plus demeurer sur une terre naguère encore notre ennemie, et d’un moment à l’autre pouvant le redevenir ; de plus, désireux de se mettre bien au fait des événements et surtout ne voulant pas tromper la confiance que le gouvernement français avait mise en lui, le général se sépara assez froidement de Lacrosse, et se retira à Marie Galante pour y attendre une occasion propice de passer à la Guadeloupe.

Cette occasion, l’arrivée de l’expédition française commandée par le général Richepance la lui offrit enfin ; le 17 floréal, il débarqua à la Pointe-à-pitre et se présenta au général en chef ; celui-ci, le connaissant de longue date, savait ce dont il était capable, et lui confia aussitôt un commandement important.

Le général Sériziat était un officier d’une grande énergie, d’une audace remarquable ; il devait être pour Richepance, et il fut en effet un auxiliaire précieux pendant le siège du fort Saint-Charles.

Aussitôt que l’ordre du commandant en chef lui avait été remis par le Chasseur de rats, qui servait d’éclaireur à l’armée et avait précédemment guidé les six cents hommes de la 15e demi-brigade, il s’était mis en marche après avoir, autant que possible, placé la Grande-terre à l’abri d’un coup de main de la part des révoltés.

Le général Pélage fut averti par le général Gobert de la marche de cette division, afin qu’il lui portât secours au besoin, s’il le pouvait, sans compromettre les troupes dont il disposait.

Le général Sériziat, parfaitement éclairé par son guide, qu’il avait pris pour batteur d’estrade, s’avançait rapidement.

Il rencontra aux Trois-rivières le troisième bataillon de la 15e demi-brigade ; avec ce renfort, il culbuta au pas de course tous les partis insurgés qui gardaient les défilés et essayèrent vainement de lui barrer le passage ; le 25 Floréal à midi, il couronna les hauteurs du Palmiste, d’où il marcha presque aussitôt sur la maison Houël où les noirs s’étaient solidement retranchés avec deux pièces de dix-huit ; il se précipita dessus à la baïonnette et les fit résolument attaquer au corps à corps.

La mêlée fut terrible ; mais les noirs, surpris par la charge audacieuse des Français, et dont le plus grand nombre avait succombé, s’enfuirent avec épouvante en jetant leurs armes, abandonnant leurs canons, et coururent se réfugier à l’habitation Legraël.

Le général, sans les laisser respirer, les délogea de cette position, en fit un carnage horrible et vint s’établir un peu au-dessus de la Basse-Terre, où il occupa les habitations ; Legraël, Desillet, Duchateau et Ducharmoy.

Ce fut ainsi que s’opéra la jonction du général Sériziat avec la division Gobert.

Par l’arrivée du général Sériziat, qui, avec le bataillon expéditionnaire et celui de la 15e demi-brigade, gardait toute la ligne entre la rivière des Pères et celle des Galions, Richepance se trouva en mesure de commencer les opérations contre le fort Saint-Charles ; opérations qu’il voulait mener avec la plus grande rapidité possible.

Pendant que le général Gobert, avec les deux bataillons de la 66e demi-brigade, se chargeait de repousser les sorties qui devenaient de plus en plus rares, le commandant en chef donna l’ordre à l’amiral de faire mettre à terre la grosse artillerie des vaisseaux.

Cette opération très-difficile, s’exécuta assez promptement et dans de bonnes conditions ; de sorte que bientôt tout cet équipage de siège improvisé se trouva à terre.

Mais alors surgirent d’innombrables difficultés pour mettre en mouvement ces énormes engins ; on n’avait ni chevaux ni bœufs ; enfin les moyens de transports manquaient complètement ; il fallut donc traîner à force de bras dans des montagnes très-escarpées, et passer de l’autre côté de mornes presque infranchissables, des pièces d’un poids immense avec des fatigues inconcevables.

Les soldats ne se rebutèrent pas, ils accomplirent des miracles, et à force de travail, de patience et surtout de courage, ils réussirent à amener devant la place trente pièces d’artillerie de très-fort calibre et tout le parc nécessaire.

Pour suppléer aux bras qui manquaient, on fit aider dans toutes les corvées les soldats par les matelots des vaisseaux et frégates, organisés en compagnies d’ouvriers.

Débarquer les munitions et les canons ; transporter les unes, porter et placer les autres ; creuser la tranchée et la défendre en même temps, car il avait été impossible de se procurer des pionniers, tels furent les travaux de tous les jours st de toutes les nuits des soldats et des matelots.

Jamais, jusqu’alors, armée détachée pour une expédition lointaine n’avait essuyé autant de fatigues.

Plus tard, nos soldats, pendant les grandes guerres du premier Empire et les quatre expéditions de Crimée, du Mexique, de Chine et du Japon, faites pendant le second Empire, devaient en voir bien d’autres ; mais peut-être aucune armée n’a supporté les fatigues et les souffrances à aucune époque avec autant de courage, d’abnégation et de dévouement que les troupes républicaines du général Richepance.

Malheureusement, bientôt l’excès de ces fatigues, joint aux excessives chaleurs, engendra des maladies qui causèrent de grands ravages.

Ce fut alors que, sur les instances réitérées du général Pélage, qui, en cette circonstance, rendit un immense service à l’armée, le commandant en chef se décida à lui laisser choisir, parmi les noirs prisonniers sur la flotte, six cents hommes sur lesquels il pouvait hardiment compter ; ces six cents hommes furent incorporés dans les bataillons français et fiers de la confiance que leur témoignait le général, ils rivalisèrent avec leurs nouveaux camarades de courage et de fidélité.

Cette mesure fut très-utile et épargna beaucoup de sang aux soldats.

Ce fait pourra paraître extraordinaire et dit assez ce qu’étaient les hommes que Delgrès avait rêvé de rendre à la liberté, mais il est parfaitement exact.

La liberté, hélas ! ne suffit pas, il faut encore donner à la créature humaine le sentiment de sa dignité et de ses devoirs. Malheureusement, à cette époque l’immense majorité des hommes de couleur ne possédait ni l’une ni l’autre de ces deux qualités.

Enfin, pendant la nuit du 24 au 25 floréal, le général Richepance ouvrit la tranchée devant le fort Saint-Charles et le siège commença sérieusement.

Il ne devait pas durer longtemps.

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