XIII Où le commandant Delgrès se proclame chef suprême des nègres de la Guadeloupe

Le général Magloire Pélage avait été mal informé par l’aide de camp qui lui avait donné les détails de la prise du fort de la Victoire par le capitaine Paul de Chatenoy.

Il avait donc, malgré lui, commis une erreur lorsque, en rendant au général Richepance compte de l’occupation de cette forteresse, il lui avait dit que le capitaine Ignace, commandant la garnison, s’était échappé par une poterne dérobée avec tout son monde, tandis que le capitaine de Chatenoy entrait dans la place à la tête de ses soldats.

Voici comment les choses s’étaient passées : il est important de bien faire connaître les détails de cette action pour l’intelligence des faits qui vont suivre.

La capitaine Paul de Chatenoy, d’après l’ordre qu’il avait reçu du général Magloire Pélage, avait pris le commandement de deux compagnies de grenadiers et s’était rendu immédiatement au fort de la Victoire.

À peine était-il arrivé sur les glacis du fort que plusieurs personnes étaient accourues pour lui annoncer que les postes étaient tous relevés déjà ; que les soldats qui précédemment les occupaient, après avoir été désarmés et déshabillés, c’est-à-dire contraints à quitter leur uniforme, étaient sortis du fort et avaient été aussitôt conduits au rivage et embarqués à bord des frégates.

Tout d’abord, ces rapports semblèrent au capitaine exagérés et contradictoires ; de plus, une certaine agitation tumultueuse, qu’il crut apercevoir dans le fort et dont il lui fut impossible de déterminer la cause, commença à éveiller ses soupçons.

Il allait ordonner à ses soldats de s’avancer contre le fort à la baïonnette, lorsque le capitaine Ignare parut à l’improviste et accourut vers lui.

Le capitaine Ignace avait les traits bouleversés ; il affectait un profond désespoir.

Nous constaterons tout d’abord que l’officier noir, au lieu d’obéir aux ordres du commandant Delgrès et de se retirer sans coup férir, inquiet de la modération de son chef et voulant le contraindre à entamer le plus tôt possible les hostilités, afin de le compromettre sans retour aux yeux du général commandant en chef de l’expédition, s’était tracé un plan dont la démarche qu’il tentait en ce moment était le prologue.

– Capitaine ! demanda-t-il brusquement au capitaine de Chatenoy, où en sommes-nous ?

– Nous en sommes au comble de nos vœux, répondit franchement le capitaine ; tout s’est passé à notre entière satisfaction ; blancs et hommes de couleur, nous sommes tous maintenant militaires et Français, nous ne devons plus connaître que l’obéissance envers nos supérieurs.

– L’obéissance ? murmura Ignace avec doute.

– Soyez certain, capitaine, qu’on vous rendra justice, se hâta d’ajouter le jeune officier français.

– Oui, répliqua le capitaine Ignace avec une feinte indignation, mais, en attendant, les troupes coloniales sont mécontentes ; pendant le débarquement d’aujourd’hui leurs officiers ont été en bute au mépris général des officiers et des soldats européens ; on a affecté de les laisser à l’écart.

– C’est vrai, mais une éclatante réparation leur a été faite par le général en chef, en la personne du général Magloire Pélage.

– Pélage est un traître et un lâche ! s’écria le capitaine Ignace avec violence.

– Que signifient ces paroles, capitaine ? demanda M. de Chatenoy avec une certaine vivacité.

– On chasse les troupes coloniales des forts et des casernes sans motifs plausibles et de la manière la plus honteuse, reprit le capitaine Ignace sans répondre à la question qui lui était adressée ; les compagnies prétendent qu’elles n’évacueront point leur poste.

– Qu’osez-vous me dire ? s’écria le capitaine ; les compagnies ne sont donc pas sorties du fort ?

– Non, elles ne sont pas sorties ; elles sont résolues à ne point sortir.

– On m’a donc trompé en m’assurant qu’elles avaient été relevées !

– J’ignore ce qu’on vous a annoncé, monsieur ; quant à moi, je vous dis ce qui est.

– Prenez garde, monsieur ! répondit sèchement M. de Chatenoy.

– Que puis-je faire dans cette circonstance difficile, capitaine ? Je suis seul contre tous.

– Vous mentez, monsieur !

– Capitaine !

– Je l’ai dit et je le répète.

– Monsieur, je ne souffrirai pas une telle injure ! s’écria le mulâtre avec fureur.

– Vous la souffrirez, monsieur, répondit l’officier français ; car c’est vous, vous seul et non vos soldats, qui en ce moment méditez une trahison.

– Moi ?

– Oui, vous ! Je vous croyais de l’honneur, vous militaire et Français ; je vous croyais attaché à votre femme et à vos enfants, vous, père de famille.

– Monsieur ! s’écria le mulâtre avec un trouble intérieur.

– Songez à vos serments ! songez à votre patrie continua énergiquement le capitaine ; songez à ce que vous avez de plus cher au monde.

– Serais-je donc venu vous parler ainsi que je l’ai fait, capitaine ? répondit le mulâtre ; si je n’étais pas un soldat brave et honnête ?

– Pas d’ambages, monsieur, reprit sévèrement le capitaine ; faites votre devoir sans plus hésiter. Mais brisons-là ; retirez-vous, monsieur, bientôt je serai sur vos pas.

– Soit ! répondit le capitaine Ignace avec ressentiment, je me retire, mais je décline la responsabilité de ce qui va se passer.

– Je l’accepte, moi, monsieur, répondit le capitaine de Chatenoy avec un méprisant dédain.

Le capitaine Ignace fit un léger salut que M. de Chatenoy ne lui rendit pas, et il rentra à pas précipités dans la place.

Le jeune officier comprit que le commandant du fort de la Victoire n’avait voulu que l’amuser par de fausses protestations de dévouement, tandis que ses complices se préparaient à la résistance ; il ne voulut pas laisser à la révolte le temps de s’organiser, et il se résolut à agir immédiatement avec une grande vigueur ; en conséquence, il appela autour de lui tous ses officiers, les mit en quelques mots au courant de ce qui s’était passé entre le capitaine Ignace et lui, se mit à leur tête, fit battre la charge, croiser la baïonnette, pénétra brusquement et à l’improviste dans la forteresse et surprit la garnison, qui, sans essayer une défense désormais impossible, chercha son salut dans la fuite et évacua le fort dans le plus grand désordre, suivie de ses officiers.

Le capitaine de Chatenoy ne jugea pas prudent, à cause de l’heure avancée, de poursuivre les fuyards ; il se contenta de faire occuper tous les postes et d’assurer ainsi la prise de possession de la forteresse.

Cependant, ces faits si simples, commentés par la malveillance, dénaturés par l’envie et la haine implacable des officiers venus de l’île de la Dominique sur la frégate la Pensée, et qui entouraient constamment le général en chef, lui furent présentés sous un jour si odieux ; la culpabilité apparente, la trahison soi-disant évidente du général Magloire Pélage, furent si bien établies, que Richepance, malgré ce qui s’était passé entre lui et cet officier, ignorant encore sur quel terrain brûlant il posait le pied, redoutant surtout pour ses troupes cette trahison dont on faisait sans cesse miroiter à ses yeux le fantôme menaçant, se résolut à prendre une mesure que, du reste, il ne tarda pas à regretter amèrement, et qui produisit le plus mauvais effet sur les habitants de la Pointe-à-pitre, tous honnêtes et franchement dévoués au gouvernement français.

Par l’ordre du général en chef, deux officiers et vingt-cinq soldats se rendirent à la maison habitée par le général Magloire Pélage. Ils lui annoncèrent qu’il devait, jusqu’à nouvel ordre, demeurer prisonnier chez lui, où ils étaient chargés de le garder à vue.

Le général Magloire Pélage ne manifesta ni surprise, ni indignation, à cette étrange nouvelle ; un sourire triste erra sur ses lèvres, et de cette voix calme qui lui était habituelle :

– J’obéis, citoyens, fit-il ; le général en chef croit avoir des motifs pour prendre cette mesure sévère envers moi, que sa volonté soit faite ; je vous prends à témoin de mon entière et parfaite soumission à ses ordres.

Les deux officiers allaient se retirer et laisser le général seul, lorsqu’on amena devant eux une mulâtresse disant se nommer maman Mélie et demandant avec insistance à être introduite auprès du général Pélage.

– Quel motif vous amène ? lui demanda le général après l’avoir examinée pendant une seconde avec une sérieuse attention.

Cette femme voulait sans doute, par une preuve non équivoque de dévouement, réparer la faute que quelques jours auparavant elle avait commise à l’anse à la Barque, faute dont, on s’en souvient, l’Œil Gris l’avait si rudement châtiée ; elle ne se laissa pas intimider par les regards qui pesaient sur elle ; après un salut fait à la ronde, elle se hâta de répondre :

– Missié général, dit-elle avec un nouveau salut, cette nuit, obligée à faire un petit voyage pour les affaires de mon commerce, je me trouvais près de la Rivière Salée et je me préparais à la traverser, lorsque tout à coup, je me suis trouvée presque en présence, au moment où j’y pensais le moins, ce qui m’a fait une grands peur, de missiés Ignace, Palème, Massoteau, Cadou, et encore plusieurs autres officiers des troupes coloniales.

– Vous êtes certaine de ce que vous me dites ? s’écria vivement le général Pélage ; vous connaissez donc les personnes dont vous parlez !

– Je les connais beaucoup, oui, missié général ; je suis bien sûre de ce que je vous annonce.

– Très-bien ! Continuez.

– Ces officiers n’étaient pas seuls, ils avaient avec eux plus de deux cents soldats des troupes coloniales ; tous étaient armés de sabres, fusils et baïonnettes ; ils paraissaient très-pressés ; ils ont gagné presque en courant le canton du Petit-canal ; heureusement pour moi, j’étais cachée, ils ne m’ont pas vue, mais je les voyais bien, moi.

– Ah ! fit le général sans écouter les dernières observations de la mulâtresse. Et après ? ajouta-t-il en fronçant les sourcils.

– En arrivant au canton du Petit-canal, ils se sont embarqués dans des pirogues qui se trouvaient là.

– Dans quel but ? Le savez-vous ?

– Dame ! missié général, ce ne peut être que dans celui de se rendre à la Basse-terre ; je crois même le leur avoir entendu dire, mais je n’en suis pas certaine et je n’oserais point l’affirmer.

– C’est vrai, murmura le général d’un air rêveur, hélas ! Qu’arrivera-t-il de tout cela ? Dieu veuille que mes tristes prévisions ne se réalisent pas ! Citoyens, ajouta-t-il en s’adressant aux officiers, vous avez entendu les paroles de cette femme, vous comprenez combien l’avis qu’elle me donne est important ! Me permettez-vous de me rendre avec elle auprès du général en chef ?

Les deux officiers se consultèrent du regard, puis l’un d’eux répondit :

– Mon général, vous connaissez la consigne sévère qui nous a été donnée, nous permettez-vous de vous accompagner ?

– Soit ! dit-il doucement. Allons citoyens.

Ils sortirent.

Depuis près de trois heures le général en chef était enfermé avec un chasseur, porteur, disait-on, de nouvelles de la plus haute importance ; sa porte était défendue, nul ne pouvait pénétrer jusqu’à lui.

Le général Pélage reprit tristement le chemin de sa demeure ; il allait y rentrer lorsqu’il rencontra le capitaine de Chatenoy, son aide de camp, qui en sortait et venait au-devant de lui ; le général fut heureux de le voir ; il le chargea de reconduire maman Mélie auprès du général en chef, et il ajouta certaines observations sur la gravité des nouvelles données par la mulâtresse ; en appuyant sur la nécessité de l’interroger sans retard. Le capitaine promit au général de s’acquitter de la mission qu’il lui confiait et il s’éloigna en emmenant la mulâtresse.

Au reste, deux heures plus tard, le général Richepance vint en personne lever, à la tête de tout son état-major, les arrêts du brave officier, en lui exprimant tous ses regrets de s’être laissé aller à prendre une mesure qu’il regrettait sincèrement.

Cette fois, la réconciliation fut définitive entre les deux généraux ; les ennemis de Pélage ne réussirent plus, malgré tout ce qu’ils tentèrent dans l’ombre, à altérer la confiance de Richepance dans la loyauté de Pélage, et sa réputation ne souffrit plus aucune atteinte.

Malheureusement, cette faiblesse passagère du générai Richepance, et plusieurs autres imprudences que, sur les insinuations des officiers venus de la Dominique, il fut amené à commettre, et qui ne purent être réparées à temps, produisirent, il faut en convenir, les fruits les plus amers.

La plus sérieuse et en même temps la plus grave de ces imprudences, fut l’occupation brutale des forts par les troupes françaises, au détriment des troupes coloniales, dont on était très-satisfait, et les rigueurs dont on usa maladroitement envers les officiers de ces troupes, qui tous, pour la plupart, avaient donné des preuves réelles de dévouement pendant les troubles.

Un certain officier, dont nous ne voulons pas mettre le nom dans un ouvrage comme celui-ci, officier un peu trop dévoué peut-être à l’ex-capitaine général Lacrosse, prit ou feignit de prendre pour une armée commandée par le mulâtre Ignace le faible détachement laissé par le capitaine de Chatenoy pour la sécurité du fort, après le départ des noirs. Sur cette vision fantastique, cet officier, trompant la religion du général en chef, obtint d’abord l’arrestation provisoire du général Pélage, puis l’ordre de pénétrer la baïonnette en avant dans la forteresse et de renverser tout ce qui s’opposerait à son passage.

Les hommes de garde, ainsi attaqués à l’improviste, n’eurent que le temps de fuir et de se précipiter du fort dans la campagne voisine, sur les traces des soldats du capitaine Ignace, qu’ils allèrent rejoindre.

Ils répandirent l’alarme partout et firent croire à leurs camarades qu’on voulait les traiter en ennemis.

C’était de cette inqualifiable échauffourée que le capitaine de Chatenoy venait se plaindre amèrement au générai en chef, lorsqu’il rencontra le général Pélage, qu’il avait tenu, comme c’était son devoir, à avertir d’abord.

Grâce au récit impartial du capitaine, les choses s’éclaircirent ; une justice éclatante fut rendue au général Pélage ; le malencontreux officier fut honteusement cassé, mais le mal était irréparable.

Il devait avoir des conséquences désastreuses.

Avec le caractère emporté, versatile des créoles et des mulâtres, il ne pouvait en être autrement.

La désertion que causa cette affaire parmi les troupes coloniales engendra bientôt la révolte, qui amena la guerre civile avec toutes les horreurs qu’elle entraîne avec elle : les massacres, les incendies et la ruine des plus riches plantations.

On aurait facilement prévenu tant de désastres, si certains officiers nouvellement débarqués s’étaient abstenus de traiter aussi outrageusement qu’ils le firent les soldats noirs ; peut-être serait-on parvenu à les prévenir encore, malgré ces insultes faites si cruellement à dessein, si en même temps qu’une partie des troupes de l’expédition française débarquait à la Pointe-à-pitre, une autre partie elle mis pied à terre à la Basse-terre.

Les mécontents, tenus ainsi en respect, n’auraient pas eu le temps de se rallier dans cette dernière ville ; de s’y mettre en défense, et d’y causer tout le mal qu’ils y firent.

Nous n’émettons pas ici une opinion qui nous soit complètement personnelle, mais elle fut alors hautement affirmée par les hommes les plus compétents qui furent témoins ou acteurs dans cette déplorable insurrection, et particulièrement par le général Gobert dans son rapport officiel au ministre de la marine.

Si nous ne l’avons déjà dit, nous l’affirmons en toute sincérité, le fond historique des faits que nous rapportons est absolument exact.

Aussitôt après avoir levé les arrêts du général Pélage, Richepance convoqua un conseil de guerre afin d’arrêter le plan des opérations de la campagne qui allait s’ouvrir d’un instant à l’autre contre les rebelles qu’on ne voyait pas encore, mais dont l’influence se faisait déjà sourdement sentir, et dont il était surtout urgent de prévenir, autant que cela serait possible, les mouvements, et essayer de neutraliser les efforts en manœuvrant contre eux avec rapidité et vigueur.

Il fut convenu dans ce conseil que les généraux Sériziat et Dumoutier resteraient à la Pointe-à-pitre avec les troupes indispensables pour garder les passages de la rivière Salée et maintenir le bon ordre dans la Grande-terre.

Le général Richepance avait donné au général Sériziat l’ordre de quitter l’île de Marie Galante et de le rejoindre à la Pointe-à-pitre, ordre auquel le général Sériziat s’était hâté d’obéir.

Six cents hommes de la quinzième demi brigade, guidés par Œil Gris, partirent par la voie de terre avec mission d’occuper fortement les Trois-Rivières petit bourg situé à trois lieues de la Basse-terre et qui est, pour ainsi dire, un poste avancé de cette ville ; les deux bataillons de la soixante-sixième demi brigade, présentant un effectif de quinze cents hommes, furent embarqués sur les frégates, afin d’être dirigés par mer sur la Basse-terre.

Malheureusement, l’entrée du port de la Pointe est tellement étroite, le chenal si mauvais, que les bâtiments sont contraints d’attendre le calme pour se faire tirer au dehors par deux canots, manœuvre fort longue et passablement difficile.

On fut contraint de transférer les deux bataillons des frégates sur les vaisseaux mouillés en face du Gosier, manœuvre qui causa une perte de temps considérable. Pour comble de malheurs, les vents contraires obligèrent les vaisseaux à louvoyer ; de sorte que l’expédition mit trois longs jours pour se rendre de la Pointe-à-pitre à la Basse-terre ; trajet qui, en temps ordinaire, s’exécute en quelques heures seulement.

Nous laisserons, quant à présent, les vaisseaux bouliner et louvoyer bord sur bord, et, usant de notre privilège de romancier, nous nous rendrons à la Basse-terre et nous assisterons aux faits qui se passaient dans cette ville, tandis que l’expédition dirigée contre elle était empêchée et retenue au large, au grand déplaisir du général Richepance et de ses soldats.

Pendant que le général en chef se préparait à prendre une vigoureuse offensive, l’aspect de la Basse-terre avait complètement changé.

Cette ville, essentiellement commerçante, si calme, si tranquille d’ordinaire, était en proie à une agitation et à une inquiétude sourde qui croissaient d’heure en heure, sans que rien de positif fût cependant venu justifier encore l’appréhension générale ; des rumeurs de mauvais augure circulaient dans la population ; on ne savait rien, et pourtant on s’attendait à un conflit prochain, à une catastrophe terrible.

On se préparait à quoi ? Nul n’aurait su le dire.

Mais la terreur planait sur la ville ; les habitants étaient tristes et sombres comme s’ils eussent pressenti qu’ils étaient à la veille de grands et sérieux événements.

On s’abordait avec crainte dans les rues ; on se réunissait sur les places ; tous les regards se fixaient avec anxiété sur la mer ; chacun communiquait ses appréhensions d’une voix basse et étranglée, la pâleur au front, le doute et le désespoir au cœur.

Les habitants avaient tout à redouter des hommes de couleur ; la conduite de ceux-ci commençait à devenir peu rassurante, s’accentuait de plus en plus contre les blancs, dont le nombre était considérable dans la ville, et menaçait dans un avenir prochain de tourner complètement à la révolte déclarée.

Les yeux se tournaient surtout avec crainte, vers deux hommes : Delgrès, commandant de l’arrondissement et Gédéon, commandant de la place, qui tenaient en ce moment entre leurs mains le sort de la population toute entière.

Que feraient ces deux hommes ? Resteraient-ils fidèles à leur devoir militaire, ou bien résisteraient-ils aux ordres du général en chef, et mèneraient-ils l’insurrection ?

Telles étaient les questions que chacun s’adressait et auxquelles personnes n’aurait répondu affirmativement ou négativement.

Les commandants Delgrès et Gédéon ne laissaient échapper aucun mot qui pu les compromettre, ne prenaient, ostensiblement du moins, aucune mesure inquiétante.

La situation se compliquait de plus en plus et prenait les proportions menaçantes d’un problème insoluble.

Le 17 floréal, un noir fugitif du fort de la Victoire arriva, vers trois heures de l’après-dînée, d’un air effaré, dans la ville.

Cet homme paraissait en proie à une terreur folle ; il répandait sur son passage les bruits les plus sinistres : à l’entendre, la Grande-terre tout entière était à feu et à sang ; elle brûlait comme une ardente fournaise ; les Français débarqués à la Pointe-à-Pitre, massacraient la race noire et tous les gens de couleur, avec des raffinements de barbarie épouvantables.

Le commandant Delgrès ordonna d’arrêter cet homme ; il le fit immédiatement mettre au cachot comme colporteur de fausses nouvelles et débitant des impostures qui pouvaient causer la plus terrible explosion parmi le peuple :

Cette mesure du commandant fut bien accueillie de la population qu’elle rassura sur ses intentions.

Mais celui-ci attendait comme un tigre qui guette l’homme qui s’était chargé d’être son émissaire, et dans lequel seul, il avait promis d’avoir confiance.

Son attente ne fut pas longue.

Le lendemain, vers huit heures du matin, au moment où il achevait de déjeuner avec le commandant Gédéon, un homme fut introduit dans la salle où les deux officiers causaient tout en fumant leur cigare.

Cet homme était Noël Corbet.

– Enfin, c’est vous ! S’écria Delgrès en se levant et s’élançant à sa rencontre.

– C’est moi, oui, commandant, répondit Noël Corbet d’une voix sourde.

– M’apportez-vous des nouvelles ?

– Oui, et de terribles !

Les deux officiers remarquèrent alors que Noël Corbet se soutenait à peine et qu’il semblait accablé de fatigue et de besoin ; ils le firent asseoir à table entre eux et ils le contraignirent à prendre quelques aliments pour réparer ses forces.

– Maintenant dit le créole au bout de quelques minutes, me voici prêt à vous répondre ; interrogez-moi, que voulez-vous savoir ?

– Tout ! s’écrièrent à la fois les deux officiers.

– Ne nous cachez rien, mon cher Corbet, ajouta le commandant Delgrès, il est important que vous nous mettiez complètement au courant de ce qui se passe, afin que nous puissions prendre, sans perdre une seconde, les précautions urgentes que nécessitent ou plutôt que nécessiteront les circonstances dans lesquelles nous nous trouvons placés.

– Puisqu’il en est ainsi, écoutez-moi, citoyens, vous allez tout savoir, dit Noël Corbet avec amertume ; puis vous agirez selon que votre loyauté et votre conscience vous l’ordonneront.

Alors cet homme rapporta à peu près dans les mêmes termes mais avec plus de mesure, les mensonges racontés la veille par le pauvre diable que le commandant Delgrès avait fait arrêter.

Noël Corbet, tout à la haine qui lui mordait le cœur, suivait avec anxiété sur les traits de ses auditeurs les diverses émotions qui s’y reflétaient tour à tour comme sur un miroir, au fur et à mesure qu’il avançait dans son récit.

Le commandant Degrés était ébranlé, mais il hésitait encore ; tant d’atrocités lui semblaient impossibles. Noël Corbet lui présenta alors, comme dernier et irréfutable argument, un exemplaire de la proclamation du général Richepance, proclamation dans laquelle celui-ci prenait seulement le titre de général en chef et non celui de capitaine-général.

La vue de ce document acheva de persuader le commandant Delgrès ; convaincu que son implacable ennemi Lacrosse avait repris le gouvernement de la Guadeloupe, sachant qu’il avait tout à redouter de lui, il n’hésita plus.

Chaudement appuyé par Gédéon et Noël Corbet, ses deux séides, poussé au désespoir par la haine qu’il nourrissait contre Lacrosse, le commandant Delgrès expédia, séance tenante, des émissaires dans tous les cantons environnants, avec ordre de faire rentrer à la Basse-terre tous les détachements en garnison et de soulever les nègres cultivateurs.

Un très-grand nombre de ces derniers accoururent aussitôt, ils n’attendaient qu’un signal.

Ceux, en très-petit nombre qui essayèrent de résister ou montrèrent de l’hésitation furent par la force contraints de marcher.

La ville se remplit de cette multitude.

Le même jour, vers dix heures du soir, arrivèrent Ignace, Palème, Cadou et les autres officiers coloniaux ; Massoteau seul manquait, il avait péri pendant le trajet du Petit-canal au Lamentin, sans qu’on ait jamais su de quelle façon.

Ces officiers étaient suivis de cent cinquante à deux cents soldats qu’ils avaient entraînés dans leur fuite, de plus, ils poussaient devant eux, la baïonnette dans les reins, tous les nègres que, pendant leur route, ils avaient réussi à arracher à leurs ateliers.

L’apparition subite de ces hordes sauvages, leurs vociférations, leurs hurlements, plongèrent la ville dans la plus grande épouvante et le plus effroyable désordre.

Tout le monde fuyait.

Les femmes, échevelées, éperdues, tenant leurs enfants dans les bras nu les traînant à leur suite, couraient çà et là à moitié folles de terreur, et sans savoir où se réfugier.

Heureusement, plusieurs bâtiments de commerce se trouvaient en rade ; ils recueillirent à leurs bords un grand nombre de fugitifs ; d’autres s’embarquèrent dans de frêles pirogues, avec leurs effets les plus précieux, et se sauvèrent dans les îles voisines.

C’était un deuil général ; la Basse-terre ressemblait à une ville prise d’assaut et mise à sac ; on n’entendait de toutes parts que des prières, des sanglots et des lamentations ; les blancs croyaient toucher à leur dernière heure.

Le commandant Delgrès, à la vue de ce tumulte immense, de ce trouble général, de cette fuite désespérée et de l’horrible effroi que causait aux habitants cette multitude hurlante de nègres, se laissa emporter plus loin, peut-être, qu’il n’aurait voulu ; il se fit une idée erronée de sa puissance et des forces dont il disposait ; il se persuada que l’heure de la délivrance qu’il rêvait depuis si longtemps allait enfin sonner pour la race noire.

Alors, se croyant en état de ne plus rien ménager, il leva résolument le masque, proclama hautement l’insurrection et s’en déclara le chef suprême.

Par son ordre, les troupes de ligne et les gardes nationaux sédentaires se réunirent au Champ de Mars ; il les passa en revue, et pour tout discours il ne leur dit que ces quelques mots qui, du reste, avaient une signification terrible et renfermaient sa pensée tout entière :

– Mes amis, on en veut à notre liberté ; sachons la défendre en gens de cœur ; préférons la mort à l’esclavage.

Des applaudissements frénétiques lui répondirent.

Le commandant Delgrès, adressant ensuite la parole au petit nombre d’Européens mêlés à ces troupes en qualité de soldats ou de gardes nationaux, leur dit avec toutes les apparences de la franchise et de la loyauté :

– Quant à vous, citoyens, je n’exige pas que vous combattiez avec nous contre vos frères qui peut-être se trouvent dans les rangs de la division française, ce serait vous imposer un devoir trop cruel, déposez vos armes, je vous permets de vous retirer ensuite où bon vous semblera, sans crainte d’être inquiétés.

Son discours aux autres gardes nationaux fut à peu près le même ; il affecta surtout de leur témoigner une grande considération, mais, dans son for intérieur, il n’avait pas la moindre confiance en eux.

En effet pour la plupart bien qu’ils fussent hommes de couleur, c’étaient des pères de famille et des négociants se souciant peu d’abandonner leur foyers pour combattre les troupes françaises à propos d’une liberté et d’une indépendance qui leur étaient déjà acquises, et risquer ainsi non seulement de perdre ce qu’ils possédaient, mais encore d’être tués pour défendre une cause à laquelle il n’avaient plus aucun intérêt.

Puis, le défilé commença, aux acclamations des nègres dont le tafia augmentait l’enthousiasme dans des proportions réellement effrayantes pour la sûreté générale.

Trompés par l’air de franchise et la bonhomie du commandant Delgrès quelques soldats européens et gardes nationaux eurent la simplicité d’ajouter foi à ses paroles ; ils se rendirent au fort Saint-Charles, où étaient leurs casernes, pour y déposer leurs armes, prendre leurs sacs et se retirer chez eux, mais ils furent aussitôt arrêtés et mis au cachot sans autre forme de procès.

Les autres soldats européens, mieux avisés ou moins confiants gagnèrent en bon ordre les hauteurs de la ville en compagnie d’un grand nombre de gardes nationaux créoles ; ils se jetèrent dans les mornes, et plus tard ils réussirent à rejoindre l’armée française.

Quant aux gardes nationaux que des motifs importants contraignaient à ne pas s’éloigner de la ville, ils furent désarmés brutalement, maltraités de la façon la plus odieuse ; la garde nationale se trouva ainsi définitivement licenciée.

Après avoir opéré ce désarmement, les révoltés, car on peut désormais leur donner ce nom, suivirent le commandant Delgrès, et se renfermèrent avec lui dans le fort Saint-Charles où il se préparèrent à la plus vigoureuse résistance.

La ville demeura alors à peu près déserte ; il n’y resta que les hommes résolus à se défendre avec courage en attendant des secours.

Le commissaire du gouvernement et les membres de l’agence municipale se mirent à leur tête.

Ils furent alors constamment occupés à résister aux nègres qui sortaient par bandes nombreuses du fort Saint-Charles pour piller, voler, assassiner et même brûler les maisons, dont certaines, par leur position, pouvaient être plus tard un embarras pour la forteresse.

Puis ils expédièrent députés sur députés au général en chef pour le prier de hâter sa marche, en même temps qu’ils suppliaient Delgrès d’épargner une ville dont il avait eu le commandement, et l’engageaient à faire sa soumission au gouvernement français.

Mais ces sollicitations furent vaines ; les révoltés étaient résolus à vaincre ou, à mourir.

Telles étaient les dispositions des nègres rebelles et tel était l’état fort triste auquel la ville de la Basse-terre était réduite, lorsque le 20 floréal, au lever du soleil, les vigies signalèrent enfin plusieurs vaisseaux français louvoyant péniblement pour se rapprocher de la côte.

Un immense cri de joie s’éleva aussitôt de la ville, cri auquel répondirent immédiatement les vociférations des noirs renfermés dans le fort Saint-Charles et embusqués dans toutes les batteries de la côte.

La lutte allait commencer.

Les noirs se préparèrent bravement à jouer la partie suprême qui devait décider de leur sort !

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