VIII Où l’Œil gris se dessine carrément

L’agent anglais était un homme dans la force de l’âge, doué, nous l’avons dit, d’une vigueur exceptionnelle ; de plus, il avait un courage de lion ; cependant, lorsque le chasseur s’était jeté à l’improviste sur lui et l’avait renversé sur le plancher, il s’était laissé faire sans essayer la moindre résistance, sans même qu’il lui eût échappé un cri ; non pas qu’il fut épouvanté de cette attaque imprévue, sa présence d’esprit ne lui avait pas fait défaut une seconde ; mais, accoutumé, par le dangereux métier qu’il faisait, à jouer un jeu terrible, il n’y avait jamais pour lui de situation désespérée ; il préférait lutter de ruse avec ses adversaires au lieu d’opposer la force à la force ; convaincu que, s’il n’était pas tué sur le coup, dans n’importe quelle circonstance, non seulement il parviendrait à se tirer d’affaire à force d’astuce, mais encore à obtenir des avantages qu’un combat brutal lui aurait enlevés.

Il s’était si souvent trouvé à même d’expérimenter l’habileté de cette tactique, qu’elle était chez lui érigée depuis longtemps en système ; pour rien au monde il n’aurait consenti à s’en départir.

Il est vrai que sir William’s Crockhill était devenu, s’il est possible, plus pâle qu’il ne l’était ordinairement ; mais, à part ce fait tout physique et complètement indépendant de sa volonté, il n’avait rien perdu de sa morgue et de son sang-froid.

– Aôh ! répondit-il à la question de son vainqueur, causons, je le veux bien, mon estimable monsieur ; mais je vous ferai observer que je me trouve dans une position excessivement désagréable pour prendre part à un entretien qui sans doute sera fort long.

– Vous êtes assez gêné, n’est-ce pas ? demanda le Chasseur.

– Je suis extrêmement gêné, je ne vous le cache pas, cher monsieur.

– J’aurai peut-être un peu trop serré les cordes.

– Beaucoup trop, cher monsieur, elles m’entrent dans la peau.

– Oui, c’est bien cela ; dame, vous comprenez, sir William’s ?…

– Vous savez mon nom ?

– J’ai cet honneur.

– Et vous, comment vous nommez-vous, cher monsieur ?

– Moi, je ne me nomme pas.

– Aôh ! très-bien. Vous ne pourriez pas desserrer un peu les cordes ?

– Impossible, mais croyez moi, n’y faites pas attention, dans dix minutes vous n’y penserez plus ; c’est une habitude à prendre, voilà tout, dit le Chasseur de l’air le plus sérieux.

– Une mauvaise habitude, monsieur !… Ces cordes me font beaucoup souffrir. Vous êtes donc douillet ?

– Je l’avoue.

– Soyez tranquille, cher sir Williams Crockhill, vous avouerez bien d’autres choses tout à l’heure.

– Bah !

– Oui, vous allez voir.

– Voyons ! je ne demande pas mieux ; je suis très-curieux.

– Aussi ?

– Je suis rempli de défauts ; j’ai été très-mal élevé.

– Êtes-vous entêté aussi.

– Considérablement.

– Comme cela se trouve, je suis entêté comme un mulet, et quand je veux une chose !…

– Il faut que cela soit ?

– Juste.

– C’est comme moi.

– Bon ; alors nous allons avoir de l’agrément.

– Oui, je le crois, beaucoup d’agrément ; si seulement vous relâchiez un peu les cordes ?…

– Je vous ai dit que c’était impossible.

– C’est vrai ; mais j’espérais…

– Que je changerais d’avis ?

– Oui.

– Je n’en change jamais.

– C’est encore comme moi.

– Tiens ! tiens ! tiens ! Voyez-vous cela !

Tout en parlant ainsi, le Chasseur était monté debout sur une chaise, et il s’occupait à décrocher le lustre pendu au plafond.

Que diable faites-vous donc là, cher monsieur ? demanda l’Anglais toujours imperturbable ; prenez garde, ce lustre est très-lourd, vous risquez de le briser ; j’en serais fâché, car il m’a coûté fort cher.

– Il n’y a pas de danger, sir William’s, voyez.

Et il descendit de la chaise le lustre à la main.

– Pourquoi avez-vous décroché ce lustre ?

– Apparemment parce qu’il me gênait.

– Je ne comprends pas du tout.

– Dans un instant vous comprendrez, cher sir Williams, soyez tranquille, répondit le Chasseur de cet accent railleur qui lui était particulier.

Il posa doucement le lustre sur des coussins, puis déroula une corde assez longue qui faisait plusieurs fois le tour de sa ceinture, remonta sur la chaise, passa un bout de la corde par l’œillet du piton vissé dans le plafond, tira à lui la corde, lui donna deux ou trois vigoureuses secousses pour s’assurer qu’elle était solide, et s’occupa sérieusement à faire un nœud coulant à une des extrémités.

– Ah çà ! que diable faites-vous donc là, cher monsieur ? demanda l’Anglais que ces préparatifs lugubres commençaient à inquiéter.

– Vous le voyez bien, sir William’s, je fais un nœud coulant.

– Mais pourquoi faire, ce nœud coulant ?

– Pour vous pendre, cher sir William’s ; répondit le Chasseur de son air le plus agréable.

– Me pendre, moi ! aôh ! quelle mauvaise pensée avez-vous donc là ?

– Ce n’est pas une pensée, c’est une résolution prise.

– Mais pourquoi me pendre ?

– Je pourrais vous répondre qu’il y a longtemps déjà que je ne me suis procuré cette satisfaction de pendre un Anglais, et que puisque vous me tombez sous la main, je profite de l’occasion que m’offre le hasard ; mais peut-être ne trouveriez-vous pas cette raison bonne ?

– Je la trouverais exécrable !

– Aussi je ne vous la donne pas.

– Et laquelle me donnez-vous !

– Celle-ci, répondit-il d’une voix sourde et farouche : Vous êtes un espion anglais, surpris par moi, la main dans le sac, c’est-à-dire essayant de déterminer un officier supérieur français à trahir son pays. Vous savez ce que l’on fait aux espions ?

– Mais, cher monsieur, vous n’avez pas qualité pour agir ainsi ; ce que vous voulez faire n’est pas légal.

– Bah ! qui est-ce qui s’occupe en ce moment de légalité à la Guadeloupe ? répondit le Chasseur en haussant les épaules ; nous sommes sous le régime militaire, et vous le savez, cher monsieur, sous ce régime la force prime le droit.

– Vous n’êtes pas militaire, vous.

– C’est vrai, je ne suis pas militaire, mais je suis chasseur.

– Distinguons, ce n’est pas du tout la même chose.

– Vous croyez ?… Savez-vous ce que je fais, sir William’s, lorsque je rencontre une bête féroce sur mon chemin ?

– Vous la tuez, by God ! et vous avez raison ; mais il n’y a pas de bêtes féroces à la Guadeloupe.

– Vous êtes très-spirituel, sir William’s, je me plais à le reconnaître ; malheureusement vous vous trompez, il y a en ce moment en ce pays une grande quantité de bêtes féroces à deux pieds, vous, entre autres, qui par vos mensonges et vos agissements, poussez des malheureux à la trahison, à la révolte et au meurtre, et tout cela au nom de votre gouvernement. Donc, je vais vous pendre.

Et il fit quelques pas vers son prisonnier, après s’être assuré de la solidité de la corde.

– Cela tiendra, dit-il.

– Vous croyez ?

– J’en suis sûr.

– Aôh ! et vous allez me pendre ainsi, tout grouillant, sans me crier : gare ?

– Mon Dieu oui, cher monsieur ; permettez, ajouta-t-il.

Et il passa délicatement le nœud coulant autour du cou de l’Anglais.

– Ah çà ? C’est donc sérieux ? s’écria l’agent avec un soubresaut de terreur.

– Très sérieux.

– C’est un assassinat !

– Une exécution sommaire, tout au plus.

– Mais je ne veux pas mourir, moi !

– C’est probable ; malheureusement pour vous, votre volonté ne peut rien y faire. Êtes-vous prêt ?

– Je ne suis pas prêt du tout, au contraire.

– Tant pis pour vous, je suis pressé.

Et il imprima une assez forte secousse à la corde.

– Aôh ! attendez ! attendez !

– Quoi ?

– Desserrez un peu la corde.

– Est-ce bien nécessaire ?

– Elle m’étrangle.

– Si peu ; mais enfin, puisque vous le désirez absolument, voilà. Et maintenant qu’y a-t-il ?

– Je vous propose un marché.

– À moi ?

– Dame ! il me semble ?

– C’est vrai ; pourquoi ce marché ?

– Pour ne pas être pendu.

– Bah ! c’est déjà à peu près fait.

– C’est égal, j’en reviendrai.

– Vous croyez !

By God ! certainement.

– Voyons le marché, alors, Je ne vous cache pas, cher sir William’s, qu’il faudra que ce marché soit bien avantageux pour moi pour que je l’accepte.

– Aôh ! cela ne fait rien, je suis très-riche.

– Qu’est-ce que cela me fait, à moi ?

– Pardon, comme il s’agit d’un marché…

– Eh bien ?

– Je parle d’argent.

– Vous avez tort.

– Comment j’ai tort ?

– Certes ! je suis plus riche que vous.

– Vous ?

– Parfaitement ; je n’ai besoin de rien, ce qui fait que je déteste l’argent. Si vous n’avez pas autre chose à m’offrir, cher sir William’s, je crois que vous ferez bien de recommander votre âme au diable.

– Je n’ai rien autre chose, dit sèchement l’Anglais.

– Alors, bonsoir !

Et le Chasseur se remit à tirer la corde, franchement cette fois.

– Attendez ! attendez ! cria l’Anglais d’une voix étouffée.

– Encore ? fit Œil Gris d’un ton de mauvaise humeur.

Cependant il s’arrêta.

– Aôh ! toujours ! fit l’Anglais qui était violet et respirait comme un soufflet de forge.

– Vous faites bien des manières pour vous laisser pendre !

– Je voudrais bien vous y voir, vous !

– Je comprends cela, mais vous n’aurez pas ce plaisir, cher monsieur. Voyons, finissons-en.

– Je ne demande pas mieux.

– Je vous avertis que c’est la dernière fois.

– Très-bien, allez.

– Et que si vous ne vous exécutez pas…

– C’est compris.

– Bon où sont les papiers ?

– Ah ! by God ! voilà ce que je craignais, grommela l’Anglais avec un désespoir comique.

– Comme c’était difficile à deviner ! fit le Chasseur en haussant les épaules. J’attends, dit-il.

– Je suis contraint.

– Voulez-vous que je vous le prouve ?

– C’est inutile.

– Alors ?

– Prenez la clef qui est suspendue à mon cou, la voilà.

– Reculez mon fauteuil.

– C’est fait.

– Baissez-vous ; bien ; voyez-vous là, près de votre pied droit, cette tête de clou rouillée, dans le parquet ?

– Parfaitement.

– Poussez-la.

Le Chasseur exécutait au fur et à mesure chaque mouvement indiqué. Il aperçut une espèce de cachette au fond de laquelle se trouvait une boite en fer ; il l’ouvrit, vit un rouleau de papiers dont il s’empara, puis il referma la cachette.

– Est-ce tout ? demanda-t-il ?

– Tout, répondit laconiquement l’Anglais.

– Bien sûr ?

– Très sûr.

– Bon ? Alors, faites votre prière.

– Pourquoi cela ?

– Parce que vous avez menti et que je vais vous pendre.

L’œil de sir Williams lança un éclair fauve.

– Brigand ! murmura-t-il.

Le Chasseur saisit la corde.

– Dans une ceinture de cuir autour de mon corps, il y a mon portefeuille, dit l’Anglais avec rage, prenez-le, et soyez maudit !

En moins de temps qu’il n’en avait fallu à l’Anglais pour s’expliquer, la ceinture et le portefeuille étaient enlevés.

– Maintenant, ajouta l’agent anglais d’une voix sourde, pendez-moi si vous voulez ; je n’ai plus rien.

– Je le sais, cher monsieur, aussi je vais vous faire mes adieux.

– Détachez-moi, au moins.

– Vous êtes très-bien comme cela.

– Vous savez que si j’en réchappe, je vous tuerai ! s’écria l’insulaire en grinçant des dents avec rage.

– Je sais que vous l’essayerez, du moins.

– Vous êtes un misérable !

– Et vous un imbécile.

– Moi, un imbécile ! s’écria l’Anglais à qui cette insulte sembla donner à réfléchir, pourquoi cela ?

– Parce que je ne vous aurais pas pendu. Me prenez-vous, par hasard, pour un drôle de votre espèce !

– Oh ! good God ! ce démon s’est moqué de moi ! dit l’Anglais en laissant tomber avec désespoir sa tête sur sa poitrine.

– Parfaitement. Au revoir, cher William’s Crockhill.

Il enjamba la fenêtre en riant et sauta dans le jardin.

Mais l’Anglais ne l’entendit pas, la rage et la colère d’avoir été ainsi pris pour dupe, lui qui se prétendait si rusé, l’avaient fait évanouir.

Le chasseur, tout satisfait du résultat de son expédition et de la manière dont il avait réussi à s’emparer des preuves de la trahison que méditait sir William’s Crockhill et surtout de sa correspondance avec le gouverneur de la Dominique, franchit gaiement le mur de clôture et s’éloigna à grands pas dans la direction de la place, tout en laissant errer son regard autour de lui et sondant soigneusement les ténèbres afin de s’assurer qu’il n’était ni surveillé, ni suivi par quelque témoin indiscret blotti dans l’enfoncement d’une porte. Il ne s’arrêta que dans la ravine à Billan, près de la rivière aux Herbes, qui sépare les deux paroisses de la Basse-terre.

L’Œil Gris fit alors un léger crochet et, après avoir marché pendant quelques minutes encore, il s’arrêta à la porte d’une maison de belle apparence ; il poussa la porte sans même se donner la peine de frapper, en homme qui se sent chez lui, et il pénétra dans l’intérieur de la maison, non sans avoir eu d’abord la précaution d’assurer solidement la porte à l’intérieur au moyen d’une barre de bois qu’il plaça en travers.

Ce devoir accompli, le Chasseur reprit son fusil qu’il avait appuyé au mur, le mit sous son bras et traversa une cour assez grande, couverte d’un sable très-fin et très-jaune, et plantée de quelques tamarins qui poussaient çà et là, sans ordre et un peu à l’aventure ; la porte d’une chambre bien éclairée ouvrait de plein pied sur la cour ; il ouvrit cette porte, mais, au moment de la franchir, il s’arrêta sur le seuil et salua d’un air assez embarrassé.

Il était évident que le Chasseur croyait ne rencontrer personne sur son chemin ; de là son embarras et peut-être sa contrariété secrète.

Deux personnes, deux femmes de couleur, se trouvaient dans cette pièce ; la première était une jeune fille toute jeune encore, presque une enfant, elle avait à peine quinze ans, mais paraissait plus âgée qu’elle ne l’était en réalité ; elle était très-jolie, avec une physionomie rieuse et mutine qui faisait plaisir à voir.

La seconde, presque noire, vêtue d’étoffes éclatantes et de couleurs disparates, avait déjà, depuis quelques années, au dire des mauvaises langues, franchi le mauvais côté de la cinquantaine ; de plus jamais elle n’avait été jolie.

Au bruit fait par le Chasseur en ouvrant la porte les deux femmes relevèrent vivement la tête et le regardèrent encore plus effrayées que surprises.

Mais presque aussitôt elles se rassurèrent ; elles avaient reconnu le visiteur qui arrivait si brusquement au milieu de la nuit.

– Eh ? missié, dit la jeune fille en riant, vous m’avez fait peur.

– Pardonnez-moi, mamzelle Zénobie, répondit le Chasseur, ce n’était pas mon intention ; d’ailleurs je vous croyais couchée déjà depuis longtemps.

– Oh ! non, missié ; voici maman Suméra qui est venue me voir et passer la journée avec moi, alors nous avons causé au lieu de dormir.

– Oui, oui, fit le Chasseur en pénétrant tout à fait dans la chambre, et vous avez si bien causé que vous avez oublié l’heure.

– Est-il donc si tard ? demanda la vieille négresse avec intérêt.

– Cela dépend de la façon de l’entendre ; il est très-tard ou de très-bonne heure, à votre choix madame Suméra.

– Pourquoi donc cela, missié ?

– Parce qu’il est à peu près une heure du matin.

– Oh ! mon Dieu l ! comment faire ? reprit la négresse.

– Eh bien, vous coucherez ici, maman, dit la jeune fille, et au jour vous partirez.

– Ce n’est pas possible, reprit la vieille négresse d’un air contrarié, je suis obligée d’être chez moi de très-bonne heure.

– Voilà qui est fâcheux, dit le Chasseur. Mademoiselle Zénobie, voulez-vous avoir l’obligeance de me donner une lumière, s’il vous plait ?

– Vous allez vous coucher ?

– Non pas, mademoiselle, vous savez bien que je ne dors jamais, moi ; je veux seulement renouveler ma provision de poudre au baril renfermé dans ma chambre et détacher mes chiens : les pauvres bêtes doivent s’ennuyer après leur maître ; vous savez, les chiens ne sont pas des hommes, ils n’ont pas érigé l’ingratitude en principe.

– Comment, est-ce que vous allez partir tout de suite ?

– Oui, mademoiselle Zénobie, à l’instant, je suis pressé.

– Et vous n’avez pas peur, missié, ainsi la nuit tout seul s’écria la vieille négresse avec admiration.

– Peur de quoi ? dit-il.

– Marcher comme ça la nuit à travers la campagne, je n’oserais pas, moi, reprit la moricaude en minaudant.

Le Chasseur haussa les épaules ; il prit la lanterne que la jeune mulâtresse lui tendait, après l’avoir allumée, et il sortit.

Mais, au lien de s’éloigner, le Chasseur cacha sa lanterne derrière une porte afin que la lumière ne fût pas aperçue, il s’effaça contre le mur.

Presque au même instant, la porte de la chambre s’ouvrit ; mamzelle Zénobie parut sur la seuil, sembla regarder de tous les côtés, puis, rassurée sans doute par le silence qui régnait dans la cour, elle rentra en repoussant, mais sans la fermer complètement, la porte derrière elle.

Le Chasseur laissa s’écouler deux ou trois minutes, puis il revint à pas de loup vers la pièce ; il appuya son œil au trou de la serrure et il regarda tout en prêtant l’oreille.

Les deux femmes étaient assises auprès l’une de l’autre.

Elles causaient à voix basse.

Mais, comme elles ne se soupçonnaient pas écoutées, elles ne parlaient pas assez doucement pour que le Chasseur ne pût entendre ce qu’elles disaient.

– Vous êtes sûr qu’elle viendra ? demandait mamzelle Zénobie.

– Très sûr, répondait la négresse.

– Et vous voulez que je fasse remettre cette, plume de paon à missié Delgrès ?

– Non pas, chè cocotte ; c’est vous-même, au contraire, qui devez la lui remettre.

– Mais ? une mamzelle ! s’écria la jeune fille avec un accent de dignité offensée ; oh ! maman Suméra, pour qui donc me prenez-vous, s’il vous plait ?

– Vous êtes une petite sotte, répondit sèchement la négresse. Il ne s’agit nullement d’amour dans cette affaire, pour vous du moins ; ainsi vous n’avez rien à craindre, vous ne serez pas compromise.

– C’est possible, mais que dira Télémaque s’il apprend cela ?

– Télémaque ne dira rien ; d’ailleurs il ne le saura pas ; vous ai-je dit ce qui lui est arrivé ce soir ?

– Oh ! mon Dieu ! quoi donc ? s’écria mamzelle Zénobie avec inquiétude.

– Donc, vous ne le savez pas, je vais vous le dire : Télémaque a été arrêté ce soir à huit heures à l’anse à la Barque, pendant le bamboula.

– Missié Télémaque ?

– Lui-même ; son affaire est très-grave, à ce qu’il paraît ; mais rassurez vous, mamzelle Zénobie, vous savez que je possède un Quienbois très-fort ; eh bien, si vous consentez à ce que je vous demande, je m’engage, moi, à faire évader missié Télémaque avant le lever du soleil.

– Vous feriez cela, bien vrai ?

– Je vous le promets, oui.

– Alors, c’est convenu, s’écria-t-elle avec vivacité. Je remettrai la plume à missié Delgrès.

– Eh vous lui direz bien tout, ainsi que je vous l’ai recommandé.

– Oui, oui, soyez tranquille, maman Suméra.

– Et bien, chè cocotte, je vous donnerai un Gris-gris qui obligera missié Télémaque à vous aimer toujours.

– Oh ! quel bonheur ! s’écria la mulâtresse d’un air radieux en frappant joyeusement ses mains mignonnes l’une contre l’autre.

– Silence ! dit la négresse en posant un doigt sur sa bouche ; le Chasseur peut revenir, il ne faut pas qu’il sache.

– Oh ! je ne lui dis jamais rien !

– Vous avez grandement raison, chè petite ; s’il en était autrement, malgré mon amitié pour vous, je vous en avertis, vous seriez perdu.

– Oh ! non, non, je n’ai rien à craindre ; vous savez bien, maman Suméra, que je vous obéis toujours.

– Est-ce que cet homme va partir ainsi qu’il l’a dit ?

– Certainement ; il ne couche jamais dans sa chambre ; elle ne lui sert que pour renfermer le peu qu’il possède, ce qui est moins que rien ; il est toujours à courir les mornes.

– Il faut qu’il m’emmène avec lui, reprit la négresse d’une voix sourde.

– Ce ne sera pas facile de l’y faire consentir.

– Il le faut ; j’ai mon projet.

– Prenez garde, maman Suméra, vous ne connaissez pas ce vieux Chasseur : il est bien fin.

– C’est possible ; mais, si fin qu’il soit, je lui prouverai, moi, que je suis plus fine que lui.

– Je vous le répète, prenez garde ; du reste, il ne peut tarder à rentrer maintenant ; dès qu’il arrivera, parlez-lui.

– C’est ce que je ferai.

Probablement le Chasseur jugea qu’il en avait assez entendu, car abandonnant son observatoire, en deux enjambées il fut dans sa chambre. Après avoir rempli sa poire à poudre, il se rendit au chenil où il avait renfermé ses chiens en arrivant à la Basse-terre après avoir quitté la plantation de la Brunerie vers onze heures et demie ; il lâcha ses ratiers qui bondirent joyeusement autour de lui, tout heureux de le revoir ; il se dirigea ensuite vers la pièce où se tenaient les deux femmes, en ayant soin de faire assez de bruit pour annoncer sa présence.

Les deux femmes riaient à gorge déployée.

Mamzelle Zénobie récitait en riant comme une folle, une fable de La Fontaine en patois créole.

Cette fable était la Cigale et la Fourmi.

Le chasseur arriva juste à ce moment palpitant d’intérêt où la fourmi, avare et grondeuse, répond ceci à la pauvre cigale :

Anh ! anh ! ou ka chanté, chè.

Ca fé ou pas tini d’autt

Métié eh ben chè cocott

Pon fé passé faim ou la

Allé dansé calinda !

Et les rires recommencèrent de plus belle.

– Morale ! dit le Chasseur en poussant la porte et entrant dans la chambre.

Il se planta alors devant les deux femmes, son fusil d’une main, sa lanterne de l’autre, et avec un sang-froid imperturbable, il récita ce qui suit d’une haleine :

C’es por ça yo ka di zott’

Que quand yon monnn’ka compté

La son canari yon l’autt

Li ka couri riss jeinné

– Voilà, ajouta-t-il en saluant gravement les deux femmes qui riaient à se tordre et battaient des mains.

À voir la physionomie franche et ouverte du Chasseur, son air bonhomme, presque niais, certes personne ne se serait douté des pensées qu’en ce moment même, il roulait dans son cerveau.

– Vous voyez, mademoiselle Zénobie, dit-il gaiement, que moi aussi, je sais les fables de La Fontaine.

– Oh ! vous savez toute chose, vous, missié, répondit la jeune fille sur le même ton.

– Non, oh ! non, mademoiselle Zénobie, toutes choses, ce serait trop dire, mais la vérité est que j’en sais beaucoup. Maintenant, je vais avoir l’honneur de vous souhaiter le bonsoir, ainsi qu’à madame, et vous tirer ma révérence.

– Ainsi, vous partez tout de suite, comme cela, missié ?

– Mon Dieu, oui, mademoiselle Zénobie, il le faut ; vous savez, les affaires commandent ; je suis attendu au lever du soleil à l’habitation Tillemont ; il paraît que les plants de cannes à sucre sont complètement dévorés par les rats, il faut que je mette un peu ces gaillards-là à la raison.

– Oui, en effet, il y a beaucoup de rats à l’habitation Tillemont, dit la vieille négresse avec conviction.

– Ah ! vous savez cela ?

– J’habite tout auprès.

– Bah ! où donc ?

– Au Morne-aux-Cabris.

– C’est ma foi vrai ; c’est à une lieue à peine de l’habitation.

– Tout au plus.

– Oui, je vois cela d’ici ; je passerai presque devant.

– Si vous vouliez, missié, dit la jeune fille d’une voix câline, vous pourriez, sans qu’il vous en coûtât rien, rendre un grand service à maman Suméra.

– Moi ? mademoiselle Zénobie ! fit-il avec une surprise parfaitement jouée.

– Oui, et cela très-facilement, ajouta la vieille.

– De quoi s’agit-il donc ?

– De presque rien.

– Alors ce n’est pas grand chose, fit-il en riant.

– Vous savez où est le Morne-aux-Cabris ?

– Pardieu ! puisque je suis obligé de passer tout à coté pour me rendre à l’habitation Tillemont ; la route est même assez mauvaise dans ces parages là.

– Oui, et bien difficile, la nuit surtout.

– Bah ! maintenant la lune est levée, elle éclaire comme en plein jour.

– C’est égal, pour une femme seule, c’est très-dangereux, sans compter les mauvaises rencontres.

– Que diable me rabâchez-vous là fit-il en riant. Est-ce que je suis une femme seule, moi ? Est-ce que je crains les mauvaises rencontres ?

– Je ne parle pas de vous.

– De qui donc, alors ?

– De mon amie, de maman Suméra.

– Ah c’est différent ; mais ne lui avez-vous pas offert de coucher ici ?

– Oui, et j’en remercie mamzelle Zénobie, répondit la vieille négresse, mais j’ai refusé, parce qu’il faut que je sois rendue chez moi avant le lever du soleil.

– Oui, je me le rappelle ; mais que puis-je faire à cela, moi ? dit-il d’un air ingénu.

– Tout, missié Chasseur.

– Oui, tout ponctua la vieille.

– Tant que cela ? fit-il en ricanant. Vous savez que je ne vous comprends pas du tout ?

– Eh bien, il s’agirait, en passant, de conduire maman Suméra jusque chez elle.

– Ah ! diable !

– Qu’est-ce qu’il y a ?

– Rien.

– Vous avez dit : ah ! diable ! missié.

– C’est vrai, mademoiselle Zénobie ; je comprends maintenant, cela ne m’arrange plus du tout.

– Pourquoi ça ?

– Parce que je suis pressé et que j’ai l’habitude de marcher très-vite.

– Je marcherai aussi vite que vous voudrez, dit la vieille.

– Et puis je vous avoue que je n’aime pas la compagnie, la nuit surtout. On ne sait pas ce qui peut arriver.

– Je marcherai comme cela vous plaira, devant ou derrière vous, à votre choix, cela m’est égal.

Le Chasseur sembla réfléchir.

Les deux femmes regardaient Œil Gris en dessous.

– Non, tout bien considéré, reprit-il au bout d’un instant en hochant la tête, ce n’est pas possible.

– Oh ! vous n’êtes pas galant pour les dames, missié, dit mamzelle Zénobie.

– Je suis comme cela.

– Refuser un service à une femme ! s’écria l’horrible vieille en minaudant.

– Que voulez-vous ! on ne se refait pas. Je ne peux pas souffrir les femmes ; je suis convaincu qu’il n’y a rien de bon à en sortir, et que la meilleure d’entre elles ne vaut rien.

– Eh bien, en voilà des idées, par exemple !

– Voyons, ne soyez pas méchant pour moi, missié, dit la vieille d’un ton pleurard, consentez à m’emmener.

– Vous allez me faire faire une sottise, reprit-il en paraissant faiblir.

– Il n’y a qu’une demi-heure de chemin, tout au plus, en marchant bien.

– C’est vrai.

– Voyons, soyez aimable une fois par hasard.

– Cela vous fera-t-il beaucoup plaisir, mademoiselle Zénobie ?

– Beaucoup ! beaucoup ! s’écria-t-elle.

– C’est bien pour vous que je le fais, allez ! s’écria-t-il d’un air maussade ; enfin ! voyons, venez la mère, et que le diable me torde le cou comme à un dindon, si cette promenade me fait plaisir.

– Je passe sur l’injure en faveur du service, dit la vieille négresse avec ressentiment.

– Parbleu ! cela m’est bien égal, si vous croyez que cela m’amuse ! Nous avons l’air d’aller au sabbat.

– Merci, missié, vous êtes bien aimable, dit la jeune fille avec un sourire.

– Vous trouvez, mademoiselle Zénobie ? Vous n’êtes pas difficile.

Il salua et sortit en grommelant, suivi de la vieille.

Il était deux heures et demie fin matin ; il faisait une brise piquante qui soufflait de la mer et fouettait rudement le visage.

Le Chasseur et la vieille sorcière – car en réalité maman Suméra n’était pas autre chose, – s’éloignèrent à grand pas.

Nous ferons observer ici au lecteur qui pourrait être étonné de la rapidité avec laquelle les événement se succèdent, que la Guadeloupe n’a qu’une médiocre étendue ; que, par conséquent les distances y sont courtes, et que c’était à peine si, pendant ses nombreuses pérégrinations, le Chasseur avait fait cinq lieues.

Share on Twitter Share on Facebook