XII Fin contre fin.

Le Cèdre-Rouge ne resta pas longtemps sous le coup du sanglant outrage qu’il avait reçu.

L’orgueil, la colère et surtout le désir de se venger lui rendirent le courage, et quelques minutes après le départ de don Pablo Zarate, le squatter avait retrouvé toute son audace et son sang-froid.

– Vous le voyez, señor padre, dit-il en s’adressant à Fray Ambrosio, nos projets sont connus de nos ennemis : il faut donc nous hâter si nous ne voulons pas voir ici faire irruption ceux dont nous avons si grand intérêt à nous cacher. Demain soir au plus tard, peut-être avant, nous partirons ; ne bougez pas d’ici jusqu’à mon retour. Votre visage est trop bien connu à Santa-Fé pour que vous vous hasardiez sans imprudence à le montrer dans les rues.

– Hum ! murmura le moine, ce démon que je croyais mort est un rude adversaire ; heureusement que bientôt nous n’aurons plus à redouter son père, car je ne sais trop comment nous nous en tirerions.

– Si le fils nous a échappé, fit le Cèdre-Rouge avec un mauvais sourire, il n’en est pas de même du père, heureusement. Soyez sans inquiétude, don Miguel ne nous donnera plus d’embarras.

– Je le souhaite vivement, Canario ! car c’est un homme déterminé ; mais je vous avoue que je ne serai complètement tranquille que lorsque je l’aurai vu tomber sous les balles des soldats chargés de son exécution.

– Vous n’aurez pas longtemps à attendre ; le général Ventura m’a ordonné d’aller au-devant du régiment de dragons qu’il attend, afin de presser sa marche et de le faire, s’il est possible, entrer en ville cette nuit même. Dès que le gouverneur aura à sa disposition des forces imposantes, il ne redoutera plus, de soulèvement de la part des troupes et donnera sans retard l’ordre de l’exécution.

– Dieu le veuille ! Ah ! ajouta-t-il avec un soupir de regret, quel malheur que la plupart de nos drôles nous aient abandonnés ! nous serions presque arrivés au placer à présent, et à l’abri de la haine de nos ennemis.

– Patience, señor padre ; tout est pour le mieux, peut-être ; rapportez-vous-en à moi. Andrès, mon cheval !

– Vous partez donc de suite ?

– Oui ; je vous recommande de veiller avec soin sur notre prisonnière.

Le moine haussa les épaules.

– Nos affaires sont pourtant déjà assez embarrassantes.

Le moine, qui n’avait pas besoin de feindre en ce moment, puisqu’il se trouvait en compagnie d’un homme dont il était parfaitement connu, se livrait avec frénésie à sa passion dominante.

Au Mexique et dans toute l’Amérique espagnole, l’Angélus sonne au coucher du soleil ; dans ces contrées où il n’y a pas de crépuscule, la nuit arrive sans transition, si bien que lorsque la cloche a fini de tinter, l’ombre est épaisse.

Au dernier coup de l’Angélus, le jeu cessa comme d’un commun accord entre les deux hommes, qui en même temps jetèrent leurs cartes sur la table.

Bien qu’André Garote fût passé maître en friponneries et qu’il eût déployé toute sa science, il avait trouvé dans Fray Ambrosio un adversaire tellement habile, qu’après plus de trois heures d’une lutte acharnée, tous deux se trouvaient aussi peu avancés qu’auparavant.

Cependant le moine avait, en venant dans le rancho, un but que le Cèdre-Rouge était loin de soupçonner.

Fray Ambrosio appuya ses coudes sur la table, pencha le corps en avant, et, tout en jouant nonchalamment avec les cartes qu’il s’amusait à mêler, il dit au ranchero, en fixant sur lui un regard interrogateur :

– Voulez-vous causer un peu, don Andrès ?

– Volontiers, répondit celui-ci, qui s’était à moitié levé et se laissa retomber sur son siège.

Par un pressentiment secret, Andrès Garote avait deviné que le moine avait quelque proposition importante à lui faire.

Ainsi, grâce à cette intuition instinctive que les coquins possèdent pour certaines choses, les deux hommes s’étaient mutuellement devinés.

Fray Ambrosio se mordit les lèvres ; l’intelligence du gambusino lui faisait peur.

Cependant celui-ci fixait sur lui des regards d’une expression si naïvement niaise qu’il se laissa aller comme malgré lui à faire sa confidence.

– Señor don Andrès, dit-il d’une voix douce et insinuante, quel bonheur que votre pauvre frère en mourant m’ait révélé le secret du riche placer qu’il vous avait caché à vous-même !

– En effet, répondit Andrès qui pâlit légèrement, c’est fort heureux, señor padre ; pour ma part, je m’en félicite tous les jours.

– N’est-ce pas ? car sans cela cette immense fortune aurait été à tout jamais perdue pour vous et pour tout le monde.

– C’est terrible à penser.

– Eh bien ! en ce moment j’ai une crainte horrible.

– Laquelle, señor padre ?

– C’est que nous avons différé trop longtemps notre départ et que quelques-uns des ces vagabonds d’Europe dont nous parlions tantôt n’aient découvert notre placer. Ces misérables ont un flair particulier pour trouver l’or.

– Caraï ! señor padre, s’écria Andrès en frappant du poing avec une feinte douleur, car il savait fort bien que ce que lui disait le moine n’était qu’un adroit détour pour en venir à son but ; ce serait à en devenir fou : une affaire si bien combinée et si bien menée jusqu’ici !

– C’est vrai, appuya Fray Ambrosio, je ne m’en consolerais jamais.

– Demonios ! j’y ai autant d’intérêt que vous, señor padre, répondit le gambusino avec un aplomb superbe ; vous savez qu’une suite non interrompue de malheureuses spéculations m’a fait perdre ma fortune ; j’espérais ainsi la rétablir d’un seul coup.

À ces paroles, Fray Ambrosio eut une peine incroyable à réprimer un sourire, car il était de notoriété publique que le señor don Andrès Garote était un lepero (lazzarone) qui, en fait de fortune, n’avait jamais possédé un cuartillo de patrimoine ; que toute sa vie il n’avait été qu’un aventurier, et que les malheureuses spéculations dont il se plaignait étaient simplement une funeste veine au monté qui lui avait récemment enlevé une vingtaine de mille piastres gagnées Dieu sait comment. Mais le señor don Andrès était un homme d’une bravoure sans égale, doué d’un esprit fertile et prompt, que les hasards de sa vie accidentée outre mesure avaient obligé à vivre longtemps dans les llanos (prairies) dont il connaissait aussi bien les détours que les ruses de ceux qui les habitent ; pour ces différentes raisons et bien d’autres encore, Andrès Garote était un compagnon précieux pour Fray Ambrosio, qui, lui aussi, avait de rudes revanches à prendre contre le monté ; aussi eut-il l’air d’ajouter la foi la plus complète à ce qu’il plaisait à son honorable ami de débiter touchant sa fortune perdue.

– Mais, dit-il après une seconde de réflexion, en supposant que le placer soit intact, que nul ne l’ait découvert, nous avons une longue marche à faire pour y arriver.

– Oui, fit le gambusino avec intention, cette route est difficile, semée de périls sans nombre.

– Il faut marcher le menton sur l’épaule, le doigt sur la détente du rifle.

– Se battre presque constamment, soit contre les bêtes fauves, soit contre les Indiens.

– En effet, pendant un si long trajet, croyez-vous que cette femme que le Cèdre-Rouge a enlevée ne nous gênera pas ?

– Énormément, murmura Andrès avec un regard d’intelligence.

– N’est-ce pas ?

– C’est mon opinion, señor padre.

– Comment faire ?

– Dame, c’est difficile.

– Nous ne pouvons cependant courir le risque, pour cette malheureuse femme, de nous faire massacrer par les Indiens.

– C’est vrai.

– Elle est ici ?

– Oui, dit le gambusino en montrant une porte du doigt, dans cette chambre.

– Hum !

– Vous dites ?

– Rien.

– Ne pourrions-nous pas…

– Quoi ?…

– C’est peut-être difficile, fit Andrès avec une feinte hésitation.

– Expliquez-vous.

Le gambusino parut prendre son parti.

– Si nous la rendions à sa famille ? dit-il.

– J’y ai pensé déjà.

– Voyez-vous !

– Il faudrait que tout cela fût fait adroitement.

– Et que les parents payassent une rançon convenable.

– C’est ce que je voulais dire.

Il y eut un silence.

Décidément ces deux honorables personnages étaient faits pour s’entendre.

– Mais, reprit le moine, qui se chargera de cette mission délicate ?

– Moi, con mil diablos ! s’écria le gambusino dont les yeux brillèrent de convoitise à la pensée de la riche rançon qu’il demanderait.

– Mais si le Cèdre-Rouge venait à savoir, observa le moine, que nous avons rendu sa prisonnière ?

– Qui le lui dira ?

– Certes, ce ne sera pas moi.

– Ni moi non plus.

– Tout est pour le mieux, la jeune fille se sera évadée.

– Tout simplement.

– C’est convenu ?

– Convenu.

– Ne perdons pas de temps alors. Vous avez un cheval ?

– J’en ai deux.

– Bravo ! Vous mettez doña Clara sur l’un, vous montez sur l’autre.

– Et je vais tout droit à l’hacienda de la Noria.

– C’est cela ; don Pablo sera charmé de retrouver sa sœur, qu’il n’espérait plus revoir, et il ne regardera pas à payer sa délivrance d’une bonne somme.

– Tout est pour le mieux ; de cette façon nous ne risquons plus de ne pas arriver au placer, puisque notre troupe ne comptera plus que des hommes.

– Parfaitement raisonné.

Andrès Garote se leva avec un sourire qui aurait donné fort à penser au moine s’il l’avait aperçu, mais au même moment celui-ci se frottait les mains, en disant à voix basse d’un air excessivement satisfait :

– Maintenant, mon drôle, je te tiens !

Quelle pensée secrète avaient donc ces deux hommes qui se trompaient ainsi mutuellement ?

Eux seuls auraient pu le dire.

Le gambusino s’approcha de la porte de la chambre où doña Clara était enfermée, et mit la clef dans la serrure.

En ce moment deux coups vigoureux retentirent sur la porte du rancho, qui, après le départ du Cèdre-Rouge, avait été soigneusement verrouillée.

Les deux hommes tressaillirent.

– Faut-il ouvrir ? demanda Andrès.

– Oui, répondit le moine ; hésiter ou refuser pourrait donner l’éveil ; dans notre position, nous devons tout prévoir.

Le ranchero alla ouvrir la porte, contre laquelle on continuait à frapper, comme si l’on avait l’intention de la jeter bas.

Un homme entra dans la salle.

Cet homme jeta un regard curieux autour de lui, puis il ôta son chapeau et salua. Les deux associés échangèrent un regard de découragement en le reconnaissant.

Le nouveau venu n’était autre que Schaw, le troisième fils du Cèdre-Rouge.

– Je vous dérange, je crois, messieurs, dit le jeune homme avec un sourire ironique.

– Nullement, répondit Andrès ; nous sommes, au contraire, charmés de vous voir.

– Merci.

Et le jeune homme se laissa tomber sur une butaque.

– Vous êtes bien tard à Santa-Fé, observa le moine.

– En effet, répondit l’Américain avec embarras, je cherche mon père, je croyais le rencontrer ici.

– Il y était il y a quelques heures à peine, mais il a été contraint de nous quitter.

– Ah !

Cette exclamation fut plutôt arrachée au jeune homme par la nécessité de répondre que par l’intérêt qu’il prenait au renseignement qui lui était donné ; il était visiblement préoccupé ; Fray Ambrosio feignit de ne pas s’en apercevoir et continua :

– Oui, il paraît que Son Excellence le gouverneur a chargé votre père d’aller au-devant du régiment de dragons qui doit renforcer la garnison, afin d’accélérer sa marche.

– C’est vrai, je l’avais oublié.

Après avoir prononcé ces quelques paroles, le jeune homme retomba dans son mutisme.

Le moine et le gambusino ne comprenaient rien à la conduite de l’Américain, ils se perdaient en conjectures sur les raisons qui l’amenaient dans le rancho ; ils devinaient instinctivement que ce qu’il leur avait dit sur son père n’était qu’un prétexte, un moyen d’introduction, mais qu’un motif puissant qu’il ne voulait ou n’osait pas dire l’avait conduit auprès d’eux.

De son côté, le jeune homme en venant au rancho del Coyote, où il savait que doña Clara était retenue par ses ravisseurs, n’avait cru y rencontrer qu’Andrès seul, avec lequel, d’une façon ou d’une autre, il aurait, du moins il l’espérait, fini par s’entendre. La présence du moine dérangeait tous ses plans.

Cependant l’heure passait, il fallait prendre un parti, profiter surtout de l’éloignement providentiel du Cèdre-Rouge qui lui fournissait une occasion que, sans doute, il ne retrouverait pas.

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