XI Psychologie

À environ une demi-heure à l’ouest de Santa-Fé, cachés dans un pli de terrain, derrière un bouquet épais d’arbres qui les abritait et en même temps les rendait invisibles, trois hommes et une femme, assis auprès d’un feu de fiente de bison, soupaient de bon appétit tout en causant entre eux.

Ces trois hommes étaient les fils du Cèdre-Rouge, la femme était Ellen.

La jeune fille était pâle et triste, son œil rêveur errait autour d’elle avec une expression indéfinissable, elle écoutait d’un oreille distraite ce que disaient ses frères, et certes elle eût été bien embarrassée de rendre compte de leur conversation car son esprit était ailleurs.

– Hum ! fit Sutter, que diable peut retenir le vieux si longtemps ; il nous avait dit qu’à quatre heures au plus tard il serait de retour ; le soleil est sur le point de disparaître à l’horizon, et il n’est pas encore arrivé.

– Bah ! fit Nathan en haussant les épaules, as-tu peur qu’il lui soit arrivé quelque chose ? le vieux a bec et ongles pour se défendre, et depuis sa dernière rencontre avec don Miguel, celui qu’on doit fusiller demain à Santa-Fé, il se tient sur ses gardes.

– Je me soucie fort peu, répondit brusquement Butter, que le père soit ou ne soit pas ici, seulement je crois que nous ferions bien de ne pas l’attendre davantage et de nous rendre au camp où notre présence est sans doute nécessaire.

– Bah ! nos compagnons n’ont que faire de nous, observa Schaw, nous sommes bien ici, passons-y la nuit ; demain il fera jour ; si au lever du soleil le père n’est pas de retour, eh bien, nous rejoindrons le camp ; Harry et Dick suffisent pour maintenir le bon ordre jusqu’à ce que nous y soyons.

– Au fait, Schaw a raison, le père est parfois si singulier, dit Nathan, qu’il serait capable de nous en vouloir de ne pas l’avoir attendu, le vieux ne fait jamais rien à la légère : s’il nous a dit de rester ici, c’est que probablement il avait ses raisons pour cela.

– Restons donc, fit Sutter avec insouciance, je ne demande pas mieux, nous n’aurons qu’à entretenir le feu pour qu’il ne s’éteigne pas pendant la nuit ; du reste, l’un de nous veillera continuellement pendant que les autres dormiront.

– Voilà qui est convenu, dit Nathan, de cette façon, si le vieux vient pendant notre sommeil, il verra que nous l’avons attendu.

Les trois frères se levèrent, Sutter et Nathan firent une provision de bois sec pour entretenir le feu, pendant que Schaw, avec quelques branches entrelacées, formait à sa sœur un abri suffisant pour la nuit.

Les deux frères aînés s’étendirent les pieds au brasier s’enveloppèrent dans leurs couvertures et s’endormirent, après avoir recommandé à Shaw de faire bonne guette, non-seulement à cause des bêtes fauves, mais surtout pour signaler l’approche du vieux squatter.

Schaw, après avoir attisé le feu, se laissa tomber au pied d’un mélèze, et, baissant la tête sur la poitrine, il se plongea dans une profonde et douloureuse méditation.

Ce pauvre enfant, il avait vingt ans à peine, était un composé étrange de bonnes et de mauvaises qualités ; élevé dans le désert, il avait poussé dru comme un sauvageon indompté, jetant çà et là ses branches pleines d’une sève puissante ; rien n’avait jamais contrarié ses instincts quels qu’ils fussent ; n’ayant aucune connaissance du juste et de l’injuste, il n’avait jamais pu juger la conduite du squatter ni apprécier ce qu’il y avait d’hostile pour la société dans la vie qu’il menait. Habitué à considérer comme lui appartenant tout ce qu’il trouvait à sa convenance, se laissant guider par ses impressions et ses caprices, sans avoir jamais senti d’autre frein peser sur lui que celui de la volonté despotique de son père, ce jeune homme avait une nature à la fois expansive et réservée, généreuse et avare, douce et cruelle, en un mot il avait toutes les qualités de ses vices et tous les vices de ses qualités ; mais c’était surtout un homme de sensations. Doué d’une intelligence vaste, bien qu’abrupte, d’une audace extrême, d’une compréhension vive, c’eût été, sans nul doute, un homme remarquable, si Dieu l’avait fait naître dans une autre position et si le hasard l’eût placé dans un autre milieu.

Sa sœur Ellen était le seul être de la famille pour lequel il éprouvât de la sympathie, pourtant elle lui imposait, malgré lui, et ce n’était qu’avec une extrême réserve qu’il lui confiait ses secrets de jeune homme, secrets qui depuis quelques jours avaient acquis une importance que lui-même ne soupçonnait pas, mais que sa sœur, avec cette intelligence innée chez la femme, avait devinés déjà.

Schaw songeait, nous l’avons dit.

La nature indomptée du jeune sauvage se révoltait vainement contre une force inconnue qui, tout à coup, avait surgi dans son cœur, l’avait maîtrisé et dompté malgré tous ses efforts.

Il aimait !

Il aimait sans savoir même la signification de ce mot amour, qui résume ici-bas toutes les joies et toutes les douleurs humaines.

Vainement il cherchait à se rendre compte de ce qu’il éprouvait, aucune lumière ne venait luire dans son cerveau et éclairer les ténèbres de son cœur.

Il aimait, sans désir et sans espoir, obéissant malgré lui à cette loi divine qui oblige l’homme le plus abrupt à rechercher vainement une compagne.

L’homme est partout le même : quelle que soit la condition dans laquelle il se trouve, il arrive toujours un moment où la solitude lui fait peur, où son cœur éprouve malgré lui le besoin d’aimer, en un mot, où la société de la femme lui devient indispensable.

Schaw pensait à doña Clara ! Il l’aimait, comme il était susceptible d’aimer, avec cette fougue de passion, cette violence de sentiment que sa nature inculte comportait.

La vue de la jeune fille lui causait un trouble étrange, dont il ne pouvait se rendre compte !

Il ne cherchait pas à analyser ses sensations, cela aurait été impossible et pourtant parfois il était en proie à des rages froides et terribles, en songeant que cette fière jeune fille, qui ignorait jusqu’à son existence, n’avait probablement pour lui, si elle le connaissait, que dédain et mépris.

Il se laissait ainsi aller à ces idées navrantes, lorsqu’il sentit tout à coup une main se poser sur son épaule.

Il se retourna.

Ellen était devant lui, droite et immobile, semblable dans la nuit à ces blanches apparitions des légendes allemandes.

Le jeune homme releva la tête et fixa sur sa sœur un regard interrogateur.

– Vous ne dormez pas, Ellen ? lui dit-il.

– Non, répondit-elle de sa voix douce comme un chant d’oiseau. Frère, mon cœur est triste.

– Qu’avez-vous, Ellen ? Pourquoi ne pas prendre quelques heures d’un repos qui vous est si nécessaire ?

– Mon cœur est triste, vous dis-je, frère, reprit-elle ; c’est en vain que je cherche le soleil, il luit loin de moi.

– Ma sœur, confiez-moi le sujet de vos peines ; peut-être pourrai-je calmer le chagrin qui vous dévore ?

– N’avez-vous pas deviné ce qui me tourmente, mon frère ?

– Je ne vous comprends pas.

Elle lui lança un regard qui, malgré lui, lui fit baisser les yeux.

– Vous me comprenez trop, au contraire, Schaw fit-elle avec un soupir, votre cœur se réjouit en ce moment du malheur de celle que vous devriez défendre.

Le jeune homme rougit.

– Que puis-je faire ? murmura-t-il faiblement.

– Tout, si vous en aviez le ferme désir, s’écria-t-elle avec force.

– Non, répondit Schaw en secouant la tête avec découragement, la personne dont vous parlez est la prisonnière du vieux ; je ne puis lutter contre mon père.

Ellen sourit avec dédain.

– Vous cherchez en vain à me cacher votre pensée que je devine, dit-elle d’une voix rude ; je lis dans votre cœur comme dans un livre ouvert : votre tristesse est feinte ; intérieurement vous vous réjouissez en songeant que désormais vous serez constamment auprès de doña Clara.

– Moi ! s’écria-t-il avec un tressaillement de colère.

– Oui ! vous ne voyez dans sa captivité qu’un moyen de vous rapprocher d’elle ; votre cœur égoïste s’épanouit en secret à cet espoir.

– Vous êtes dure pour moi, ma sœur ; Dieu m’est témoin que si cela m’était possible, je lui rendrais à l’instant la liberté qu’on lui a ravie.

– Vous le pouvez si vous le voulez.

– Non, cela est impossible ; mon père veille avec trop de soin sur sa prisonnière.

– Il ne se méfiera pas de vous et vous laissera librement approcher d’elle.

– Ce que vous me demandez est impossible !

– Parce que vous ne le voulez pas, Schaw ; songez-y, les femmes ne vous aiment, vous autres hommes, qu’en raison des sacrifices que vous savez leur faire ; elles méprisent les lâches !

– Mais comment la sauver ?

– Comment sauver doña Clara ! répondit Ellen à Schaw, cela vous regarde.

– Au moins donnez-moi un conseil qui m’aide à me sortir de la position difficile dans laquelle je me trouve.

– Dans une circonstance aussi sérieuse, votre cœur doit vous guider, c’est de lui seul que vous devez prendre conseil.

– Mais le vieux, fit Schaw avec hésitation.

– Notre père ignorera vos démarches ; je me charge de l’empêcher de s’en apercevoir.

– Bien, dit le jeune homme à demi convaincu ; mais j’ignore à quel endroit la jeune fille est cachée.

– Je vous le dirai, moi, si vous me jurez de mettre tout en œuvre pour la sauver.

Il y eut un instant de silence.

– Je vous jure de vous obéir, Ellen ; si je ne réussis pas à enlever la jeune fille, au moins emploierai-je toute mon intelligence pour obtenir ce résultat ; parlez donc sans crainte, je vous écoute.

– Doña Clara est enfermée au Rancho del Coyote ; elle a été confiée à Andrès Garote.

– Ah ! ah ! fit le jeune homme en se parlant à lui-même, je ne la croyais pas aussi près de nous.

– Vous la sauverez ?

– Du moins je m’efforcerai de l’enlever aux mains de l’homme qui la garde.

– Bien, fit la jeune fille, je vous reconnais à présent. Ne perdez pas de temps ; l’absence de mon père m’inquiète ; peut-être s’occupe-t-il en ce moment de procurer à sa prisonnière un refuge plus assuré.

– Votre idée est excellente, ma sœur ; qui sait s’il ne sera pas trop tard pour ravir au vieux cette proie qu’il convoite !

– Quand comptez-vous partir ?

– De suite ; je n’ai pas un instant à perdre ; si le vieux revenait, je serais obligé de rester ici ; mais qui veillera pendant que mes frères dorment ?

– Moi, répondit résolument la jeune fille.

– D’où vient l’intérêt que vous portez à cette femme, ma sœur, vous qui ne la connaissez pas ? demanda le jeune homme avec étonnement.

– Elle est femme et malheureuse ; ces raisons ne sont-elles pas suffisantes ?

– Peut-être, fit Schaw avec défiance.

– Enfant, murmura Ellen, ne trouvez-vous donc pas dans vôtre cœur la raison de ma conduite envers cette étrangère ?

Le jeune sauvage tressaillit à cette parole.

– C’est vrai ! s’écria-t-il avec force ; pardonnez moi, sœur, je suis un fou mais je vous aime, et vous me connaissez mieux que je ne me connais moi-même.

Et se levant brusquement, il embrassa la jeune fille, jeta son rifle sur son épaule, et s’élança en courant dans la direction de Santa-Fé.

Lorsqu’il eut disparu dans les ténèbres et que le bruit de ses pas se fut éteint dans l’éloignement, la jeune fille se laissa tomber sur le sol en murmurant d’une voix basse et en hochant tristement la tête :

– Réussira-t-il ?

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