X La présentation.

Il fallait la profonde connaissance que possédaient les Comanches de la terreur qu’ils inspiraient aux Mexicains pour qu’ils eussent osé, en aussi petit nombre, s’aventurer dans une ville comme Santa-Fé, où ils devaient s’attendre à trouver une forte garnison.

Cependant l’officier envoyé par le général Ventura s’était acquitté de sa mission.

L’Unicorne et deux autres chefs comanches mirent pied à terre et entrèrent à sa suite dans le palais, tandis que les guerriers indiens, malgré la chaleur des rayons incandescents du soleil qui tombaient d’aplomb sur leurs têtes, restaient immobiles à l’endroit où le sachem les avait arrêtés.

Le général voulait, par un certain déploiement de forces, en imposer aux députés peaux-rouges. Malheureusement, ainsi que cela arrive constamment au Mexique, la garnison qui, sur le papier, était de huit cents hommes, ne se composait, en réalité, que de soixante au plus, ce qui était bien peu pour une ville frontière, surtout dans les circonstances présentes.

Mais si les soldats marquaient, en revanche les officiers ne faisaient pas défaut, trente environ se trouvaient au palais, ce qui était bien suffisant, vu la force de la garnison, puisque cela faisait juste un officier pour deux soldats. Ce détail, qui pourrait paraître exagéré, est cependant d’une rigoureuse exactitude et montre dans quel état d’anarchie se trouve plongé ce malheureux pays.

Les trente officiers, revêtus de leurs splendides uniformes brillants d’or et de décorations, se rangèrent autour du général, tandis que trois postes de dix hommes chaque, juste la moitié de la garnison, s’emparaient des portes de la salle de réception.

Lorsque ces préparatifs furent achevés, on introduisit les ambassadeurs.

Les chefs indiens, accoutumés depuis longtemps au luxe espagnol, entrèrent sans témoigner la moindre surprise, ils saluèrent avec dignité les assistants, et croisant les bras sur la poitrine, ils attendirent qu’on leur adressât la parole.

Le général les considéra un instant avec un étonnement bien pardonnable, c’était la première fois qu’il se trouvait en présence de ces Peaux-Rouges indomptables, dont la renommée terrible l’avait si souvent fait frissonner.

– Quelle raison assez puissante a obligé mes fils à me venir trouver ? dit-il d’un ton gracieux et conciliant : Qu’ils m’adressent leur demande, et si je puis y faire droit, je m’empresserai de les satisfaire.

Ce début, que le gouverneur croyait très politique, était au contraire on ne peut plus maladroit, puisqu’il froissait l’orgueil de ceux auxquels il s’adressait et qu’il avait le plus grand intérêt à ménager.

L’Unicorne fit un pas en avant, un sourire sardonique plissa ses lèvres, et il répondit d’une voix légèrement empreinte de raillerie.

– J’ai entendu parler un toznem (perroquet), est-ce donc à moi que s’adressent ces paroles ?

Le général rougit jusqu’aux yeux de cette insulte, qu’il n’osa cependant pas relever.

– Le chef a mal compris mes paroles, dit-il mes intentions sont bonnes, je n’ai que le désir de lui être agréable.

– Les Comanches ne viennent pas ici pour demander une grâce, répondit fièrement l’Unicorne, ils savent se faire justice quand on les offense.

– Que veulent donc mes fils ?

– Traiter avec mon père de la rançon des chefs blancs qui sont en leur pouvoir. Cinq Visages Pâles habitent les calli des Comanches, les jeunes hommes de la tribu demandent leur supplice, le sang des Visages Pâles est agréable au maître de la tribu ; demain les prisonniers auront vécu si mon père ne les rachète pas aujourd’hui.

À la suite de ces paroles, prononcées d’un ton ferme et péremptoire, il y eut un instant de silence suprême.

Les officiers mexicains réfléchissaient tristement au sort affreux qui menaçait leurs amis.

L’Unicorne continua :

– Que dit mon père ? attacherons-nous nos prisonniers au poteau du sang ou leur rendrons-nous la liberté ?

– Quelle rançon demandez-vous ? reprit le général.

– Écoutez, vous tous, chefs des Visages Pâles, ici présents, et jugez de la clémence et de la générosité des Comanches : nous ne voulons pour la vie de ces cinq chefs que la vie de deux hommes.

– C’est bien peu, en effet, observa le général, et quels sont les deux hommes dont vous demandez la vie ?

– Les Visages Pâles les nomment : le premier, don Miguel Zarate ; le second, le général Ibañez.

Le gouverneur tressaillit.

– Ces deux hommes ne peuvent vous être remis, répondit-il ; ils sont condamnés à mort, demain ils mourront.

– Bon, mes prisonniers seront torturés ce soir, répondit impassiblement le chef.

– Mais, s’écria vivement le général, ne serait-il pas possible de nous arranger autrement ? Que mes frères me demandent une chose que je puisse leur donner, et…

– Je veux ces deux hommes, interrompit vivement le chef, sinon mes guerriers les délivreront eux-mêmes, et alors les chefs comanches ne pourront s’opposer aux dégâts que commettront leurs guerriers dans la ville.

Un des officiers qui assistaient à l’entrevue fut outré du ton affecté depuis le commencement de l’audience par l’Unicorne. C’était un vieux soldat fort brave : la lâcheté de ses compagnons lui fit honte.

Il se leva.

– Chef, dit-il d’une voix ferme, vos paroles sont bien hautaines ; elles sont folles dans la bouche d’un ambassadeur. Vous vous trouvez avec deux cents guerriers à peine au milieu d’une ville peuplée d’hommes braves ; malgré tout mon désir de vous être agréable, si vous ne respectez pas davantage l’assemblée devant laquelle vous vous trouver, prompte et sévère justice sera faite de votre insolence.

Le chef indien se tourna vers ce nouvel interlocuteur dont le discours avait excité un murmure de sympathie.

– Mes paroles sont celles d’un homme qui ne craint rien et tient entre ses mains la vie de cinq hommes.

– Eh ! reprit vivement l’officier, que nous importent ces hommes ? S’ils ont été assez maladroits pour se laisser prendre par vous, qu’ils subissent les conséquences de leur folie ; nous ne pouvons payer pour eux ; d’ailleurs on vous l’a dit déjà, ceux que vous réclamez doivent mourir.

– Bon ! nous nous retirons, dit fièrement l’Unicorne ; de plus longs discours sont inutiles, nos actions parleront pour nous.

– Un instant ! s’écria le général, tout peut s’arranger encore ; une détermination comme celle dont il s’agit ne se peut terminer ainsi de suite ; nous avons besoin de réfléchir aux propositions qui nous sont faites. Mon fils est un chef ; il est sage qu’il nous donne un terme raisonnable pour que nous ayons le temps de lui répondre.

L’Unicorne fixa un regard soupçonneux sur le gouverneur.

– Mon père a parlé sagement, répondit-il après un instant ; demain, à la douzième heure, je viendrai prendre la réponse définitive des Visages Pâles. Mais mon père me promettra de ne pas ordonner le supplice de ses prisonniers avant de m’avoir signifié ses intentions définitives.

– Soit, répondit le général ; mais que feront jusque-là les Comanches ?

– Ils sortiront de la ville comme ils y sont entrés et camperont dans la prairie.

– Qu’il en soit ainsi !

– Le Maître de la vie a entendu la promesse de mon père ; s’il manque à sa parole, s’il a la langue fourchue, le sang versé retombera sur sa tête.

Le Comanche prononça ces paroles d’un ton significatif qui fit intérieurement tressaillir le général, puis il s’inclina devant rassemblée et sortit de la salle ainsi que ses compagnons.

Arrivés sur la place, les chefs remontèrent à cheval et se placèrent à la tête de leurs guerriers.

Une heure plus tard, les Comanches avaient quitté la ville et étaient campés à deux portées de fusil des murs, sur les bords de la rivière.

C’était à la suite de cette entrevue avec le gouverneur de Santa-Fé que l’Unicorne avait eu avec Valentin la conversation que nous avons rapportée plus haut.

Cependant, lorsque les officiers mexicains furent seuls avec le général, le courage leur revint tout à coup, et ils lui reprochèrent le peu de dignité qu’il avait montrée en face des indiens et surtout la promesse qu’il leur avait faite.

Le général les écouta tranquillement, le sourire sur les lèvres, et se borna à leur répondre avec un accent d’une expression indéfinissable :

– Cette promesse que vous me reprochez ne m’engage à rien ; d’ici à demain, il se passera de certaines choses qui nous débarrasseront des Comanches et nous dispenseront de leur rendre les prisonniers qu’ils demandent si insolemment.

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