IX Cèdre-Rouge.

– Écoutez-moi, don Miguel, dit Cèdre-Rouge, et surtout ne vous méprenez pas au sens de mes paroles. Je n’ai nullement l’intention de vous intimider en vous adressant des menaces, je ne songe pas non plus à capter votre confiance par des révélations que vous avez le droit de supposer surprises par hasard.

L’hacendero considéra avec étonnement son singulier interlocuteur dont le ton et les manières avaient si subitement changé.

– Je ne vous comprends pas, lui dit-il ; expliquez-vous plus clairement, car les paroles que vous venez de prononcer sont une énigme dont je cherche vainement le mot.

– Vous allez être satisfait, caballero, et si cette fois vous ne comprenez pas le sens de mes paroles, c’est, ma foi, que vous y mettrez de la mauvaise volonté. De même que tous les hommes intelligents, vous êtes fatigué des luttes incessantes dans lesquelles s’usent, sans profit, toutes les forces vitales de votre pays ; vous avez compris, qu’une terre aussi riche, aussi fertile, en un mot aussi puissamment douée que le Mexique, ne pouvait pas, ne devait pas, dirai-je plutôt, rester plus longtemps l’enjeu d’ambitions mesquines et l’arène où toutes les tyrannies de passages prennent tour à tour leurs ébats. Depuis bientôt trente ans, vous avez rêvé l’émancipation, non pas de votre patrie, tout entière, tâche trop forte pour votre bras, et dont le succès est irréalisable, mais vous vous êtes dit : Enfant du Nouveau-Mexique, rendons-le indépendant ; formons-en un État libre, régi par de sages lois rigoureusement exécutées ; par des institutions libérales, donnons l’essor à toutes les richesses dont il regorge, rendons à l’intelligence toute la liberté qui lui est nécessaire, et peut-être, dans quelques années, la Confédération entière du Mexique, émerveillée par les magnifiques résultats que j’obtiendrai, suivra-t-elle mon exemple, alors je pourrai mourir heureux de ce que j’aurai fait, mon but sera atteint, j’aurai sauvé mon pays de l’abîme sur lequel il penche sous la double pression de l’envahissement de l’Union américaine et de l’étiolement de la race espagnole. Ces idées ne sont-elles pas les vôtres, caballero ? Trouvez-vous cette fois que je me suis clairement expliqué ?

– Peut-être, bien que je n’entrevoie pas encore clairement le point où vous voulez arriver. Ces pensées, que vous me supposez, sont celles qui viennent tout naturellement à tous les hommes franchement amis de leur pays, et je ne me disculperai pas de les avoir eues.

– Vous auriez tort, car elles sont grandes, belles, et respirent le patriotisme le plus pur.

– Trêve de compliments, et finissons-en, je vous prie, le temps me presse.

– Patience, je n’ai pas fini encore. Ces idées devaient, à vous, descendant des premiers rois Aztèques, défenseur-né des Indiens sur cette malheureuse terre, venir plutôt qu’à un autre ; vous voyez que je vous connais bien, don Miguel Zarate.

– Trop, peut-être, murmura le gentilhomme mexicain.

Le squatter sourit et continua.

– Ce n’est pas le hasard qui m’a amené en ce pays ; en y venant, je savais où j’allais et pourquoi j’y venais. Don Miguel, l’heure est solennelle, tous vos préparatifs sont faits ; hésiterez-vous à donner au Nouveau-Mexique le signal qui doit le rendre indépendant de la métropole, qui depuis si longtemps s’engraisse à ses dépens ? Répondez !

Don Miguel tressaillit ; il fixa sur le squatter un regard ardent, où la souplesse le disputait à l’admiration que, malgré lui, lui causait le langage de cet homme.

Cèdre-Rouge haussa les épaules.

– Eh quoi ! vous doutez encore ? dit-il.

Il se leva, alla droit à un coffre, en tira quelques papiers, et, les jetant sur la table devant l’hacendero :

– Lisez, dit-il.

Don Miguel s’empara vivement des papiers, les parcourut des yeux, puis, les rejetant sur la table :

– Eh bien ? demanda-t-il en regardant fixement son étrange interlocuteur.

– Vous le voyez, répondit le squatter, je suis votre complice, le général Ibañez, votre agent à Mexico, est en correspondance avec moi, ainsi que M. Wood, votre agent à New-York.

– En effet, dit froidement le Mexicain, vous avez le secret de la conspiration ; seulement il s’agit de savoir jusqu’où vous le possédez.

– Je le possède tout entier : c’est moi qui suis chargé de recruter les volontaires qui doivent former le noyau de l’armée insurrectionnelle.

– Bien.

– Maintenant, vous voyez par ces lettres de M. Wood et du général Ibañez, que je suis chargé par eux de m’entendre avec vous et de recevoir vos derniers ordres.

– Je le vois.

– Que comptez-vous faire ?

– Rien.

– Comment ! rien, s’écria le squatter en bondissant de surprise, vous plaisantez, je suppose.

– Écoutez-moi à votre tour et faites bien attention à mes paroles, car elles expriment ma résolution irrévocable : je ne sais et je ne veux pas savoir par quels moyens plus ou moins avouables vous êtes parvenu à vous emparer de la confiance de mes associés et à vous rendre maître de nos secrets ; seulement ma ferme conviction est qu’une cause qui emploie des hommes comme vous est une cause compromise, sinon perdue, je renonce donc à toute combinaison dans laquelle vous êtes appelé à jouer un rôle ; vos antécédents, la vie que vous menez, vous ont mis hors la loi.

– Je suis un bandit, tranchons le mot ; mais qu’importe, pourvu que vous réussissiez ? la fin ne justifie-t-elle pas les moyens ?

– Cette morale peut être la vôtre, elle ne sera jamais la mienne ; je répudie toute communion d’idées avec les hommes de votre espèce ; je ne veux vous avoir ni pour complice ni pour associé.

Le squatter lui lança un regard chargé de haine et de désappointement.

– Vous ne pouvez avoir en nous servant, continua don Miguel, qu’un but intéressé que je ne veux pas me donner la peine de deviner : un Anglo-Américain n’aidera jamais franchement un Mexicain à conquérir sa liberté ; il y perdrait trop.

– Ainsi ?

– Ainsi je renonce à tout jamais aux projets que j’avais formés. J’avais, il est vrai, rêvé de rendre à mon pays l’indépendance dont on l’a injustement déshérité ; eh bien, ce projet restera à l’état de rêve.

– C’est votre dernier mot ?

– Le dernier.

– Vous refusez ?

– Je refuse.

– Bien ; je sais maintenant ce qui me reste à faire.

– Et que ferez-vous ? Voyons, dit l’hacendero ! en se croisant les bras sur la poitrine et en le regardant bien en face.

– Je vais vous le dire.

– J’attends.

– J’ai votre secret.

– Tout entier ?

– Donc vous êtes en mon pouvoir.

– Peut-être !

– Qui m’empêche d’aller trouver le gouverneur de l’État et de vous dénoncer ?

– Il ne vous croira pas.

– Vous le supposez ?

– J’en suis sûr.

– Peut-être, vous dirai-je à mon tour.

– Comment cela ?

– Oh ! mon Dieu, vous allez bien facilement le voir.

– Je serais curieux de l’apprendre.

– Quelque riche que vous soyez, don Miguel Zarate, et peut-être à cause de cette richesse même, malgré le bien que vous semez autour de vous, le nombre de vos ennemis est considérable.

– Je le sais.

– Très bien ; ces ennemis saisiront avec joie la première occasion qui se présentera de vous perdre.

– C’est probable.

– Vous voyez donc. Lorsque j’irai trouver le gouverneur, que je lui dirai que vous conspirez, et qu’à l’appui de ma dénonciation, non seulement je lui remettrai les lettres que voici, mais encore plusieurs autres lettres écrites et signées par vous, qui sont là dans ce coffre, croyez-vous que le gouverneur me traitera d’imposteur et refusera de vous arrêter.

– Ainsi vous avez des lettres écrites et signées de ma main ?

– J’en ai trois qui suffisent pour vous faire fusiller.

– Ah !

– Oui. Dame, vous comprenez, dans une affaire aussi importante que celle-ci il est bon de prendre ses précautions, on ne sait pas ce qui peut arriver, et les hommes de mon espèce, ajouta-t-il avec un sourire ironique, ont plus que les autres une infinité de raisons pour être prudents.

– Allons, c’est bien joué, dit négligemment l’hacendero.

– N’est-ce pas ?

– Oui, je vous fais mon sincère compliment : vous êtes encore plus fort que je ne le supposais.

– Oh ! vous ne me connaissez pas encore !

– Le peu que je sais me suffit.

– Ainsi ?

– Nous en resterons là, si vous voulez bien me le permettre.

– Vous refusez toujours ?

– Plus que jamais.

Le squatter fronça le sourcil.

– Prenez garde, don Miguel, murmura-t-il d’une voix sourde, ce que j’ai dit je le ferai.

– Oui, si je vous en laisse le temps.

– Hein !

– Capista ! si vous êtes un adroit coquin, je ne suis pas un niais non plus ; croyez-vous à votre tour que je me laisserai intimider par vos menaces, et que je ne saurai pas trouver le moyen de vous mettre dans l’impossibilité d’agir, pas pour moi qui me soucie médiocrement de ce que vous pourriez faire, mais pour mes amis qui sont des gens d’honneur dont je ne veux pas que la vie soit compromise par votre trahison ?

– Je serai curieux de savoir le moyen que vous emploierez pour obtenir ce résultat.

– Vous allez le voir, répondit impassiblement don Miguel.

– Voyons !

– Je vous tuerai.

– Oh ! oh ! fit le squatter en jetant un regard de complaisance sur ses membres nerveux ; ce n’est pas facile, cela.

– Plus facile que vous ne le supposez, mon maître.

– Hum ! Et quand comptez-vous me tuer ?

– Tout de suite !

Les deux hommes étaient assis devant le foyer, chacun à l’extrémité d’un banc ; la table était entre eux, mais un peu en arrière, de sorte qu’en causant ils appuyaient seulement le coude dessus.

En prononçant sa dernière parole, don Miguel bondit comme un tigre, s’élança sur le squatter, qui ne s’attendait nullement à cette attaque, le saisit à la gorge et le renversa en arrière.

Les deux ennemis roulèrent ensemble sur le sol raboteux du jacal.

L’attaque du Mexicain avait été si vive et si bien combinée que le squatter à demi étranglé ne put, malgré sa force herculéenne, se débarrasser de l’étreinte de fer de son ennemi, qui lui serrait la gorge comme dans un étau.

Le Cèdre-Rouge ne put proférer un cri ni opposer la moindre résistance ; le genou du Mexicain lui brisait la poitrine tandis que ses doigts lui entraient dans la gorge.

Dès qu’il eut réduit le misérable à une impuissance complète, don Miguel tira de sa botte vaquera un couteau à lame étroite et effilée et le lui enfonça tout entier dans le corps.

Le bandit s’agita convulsivement pendant quelques secondes ; une pâleur livide envahit son visage ; ses yeux se fermèrent, il se roidit dans une dernière convulsion et resta immobile.

Don Miguel laissa le poignard dans la plaie et se redressa lentement.

– Ah ! ah ! murmurait-il en le considérant d’un air sardonique, je crois que le drôle ne me dénoncera pas maintenant.

Sans perdre de temps, il s’empara des deux lettres restées sur la table, prit dans le coffre les quelques papiers qui s’y trouvaient, cacha le tout dans sa poitrine, ouvrit la porte de la hutte qu’il eut soin de refermer derrière lui, et s’éloigna à grands pas.

Les fils du squatter n’avaient pas quitté leur poste.

Aussitôt qu’ils aperçurent le Mexicain, ils s’approchèrent de lui.

– Eh bien, lui demanda Schaw, vous êtes-vous entendu avec le vieux ?

– Parfaitement, répondit laconiquement don Miguel.

– Ainsi, l’affaire est arrangée ? fit Sutter.

– Oui ; à notre satisfaction mutuelle.

– Tant mieux ; s’écrièrent les jeunes gens avec joie.

L’hacendero détacha son cheval et se mit en selle.

– Au revoir, messieurs ! leur dit-il.

– Au revoir ! répondirent-ils en lui rendant son salut.

Le Mexicain mit son cheval au trot ; mais, au premier coude du sentier, il lui rendit la bride, lui enfonça les éperons dans les flancs et partit à fond de train.

– Maintenant, observa Sutter, je crois que nous pouvons sans inconvénient nous rendre à la hutte.

Et les jeunes gens se dirigèrent doucement vers le jacal en causant entre eux.

Cependant don Miguel n’avait pas aussi bien réussi qu’il l’avait cru.

Le Cèdre-Rouge n’était pas mort.

Le vieux bandit avait la vie dure.

Attaqué à l’improviste, le squatter n’avait pas essayé une résistance que, du premier instant, il avait reconnue inutile, et qui n’aurait abouti qu’a exaspérer son ennemi ; avec une sagacité merveilleuse, en sentant la lame du couteau pénétrer dans son corps, il se roidit contre la douleur, et se résolut, selon une expression de son pays, – playing possum – à imiter l’opossum, c’est-à-dire à faire le mort . Le succès de sa ruse fut complet ; don Miguel, persuadé qu’il l’avait tué, ne songea pas à lui porter un second coup.

Tant que son ennemi était resté dans le jacal, le squatter s’était gardé de faire le moindre mouvement qui aurait pu le trahir ; mais dès qu’il se trouva seul, il ouvrit les yeux, se releva péniblement, ôta le poignard de la blessure qui laissa s’échapper un flot de sang noir, et dirigeant vers la porte par laquelle son ennemi était sorti un regard empreint d’une expression de haine impossible à rendre :

– Maintenant nous sommes quittes, don Miguel Zarate ; puisque vous avez voulu me reprendre la vie que vous m’aviez sauvée, priez Dieu qu’il ne nous remette pas face à face !

Il poussa un profond soupir et roula lourdement sur le sol.

Il était évanoui.

En ce moment ses fils entrèrent dans la hutte.

Share on Twitter Share on Facebook