VIII La vallée du Bison.

Don Miguel Zarate, en quittant son fils, était remonté à cheval et s’était rendu tout droit au Paso, chez le juez de letras (juge criminel) don Luciano Ferez.

L’hacendero était un des plus riches propriétaires de la contrée ; il connaissait à fond l’esprit des dépositaires de la justice, dans son pays, il avait bien en conséquence eu le soin de se munir d’une bourse bien garnie.

Double raison pour intéresser le juge en sa faveur.

Ce fut en effet ce qui arriva.

Le digne don Luciano frémit en entendant le détail de ce qui s’était passé entre don Pablo et les squatters ; il jura qu’il tirerait, sans tarder, une éclatante vengeance de cette outrecuidance félonie de ces chiens hérétiques, et qu’il était temps de les mettre à la raison.

S’assurant de plus en plus dans sa résolution, il ceignit son épée, donna l’ordre à vingt alguazils bien armés de monter à cheval, et, se mettant à la tête de cette escorte nombreuse, il se dirigea vers la vallée du Bison.

Don Miguel avait assisté avec un secret dépit à ces formidables préparatifs ; il ne comptait que médiocrement sur le courage des agents de la police, et il aurait préféré que le juge le laissât maître d’agir à sa guise ; il avait même essayé adroitement d’obtenir de don Luciano qu’il se contentât de lui donner un mandat en bonne forme, dont il se serait servi comme il l’aurait jugé convenable ; mais le juge brûlant d’une ardeur belliqueuse inaccoutumée, et alléché par la forte somme qu’il avait attachée, n’avait rien voulu entendre, et s’était obstiné à se mettre lui-même à la tête de l’expédition.

Le juge don Luciano Perez était un gros petit homme d’une soixantaine d’années, rond comme une futaille, à la face réjouie, ornée d’un nez aux teintes vermeilles, et percée de deux petits yeux sournois et égrillards.

Cet homme détestait cordialement les Américains du Nord ; dans l’acte de courage qu’il commettait en ce moment, il entrait au moins autant de haine que d’avarice.

Cependant la petite troupe avait pris un galop allongé et s’avançait rapidement vers la forêt.

Le juge jetait feu et flamme contre les audacieux usurpateurs, ainsi qu’il les nommait ; il ne parlait de rien moins que de les tuer sans miséricorde, s’ils essayaient de faire la moindre résistance aux ordres qu’il leur allait intimer. Don Miguel, beaucoup plus calme et qui n’augurait rien de bon de cette grande colère, cherchait vainement à le calmer en lui représentant qu’il se trouverait, selon toutes probabilités, en présence d’hommes difficiles à intimider, avec lesquels le sang-froid était la meilleure arme.

Cependant on approchait : l’hacendero, afin d’abréger le chemin, avait fait prendre à la troupe un sentier de traverse qui diminuait la distance d’un bon tiers ; déjà les premiers arbres de la forêt apparaissaient à une couple de milles.

Le dégât causé par les squatters était beaucoup plus considérable que don Pablo ne l’avait dit à son père.

Au premier coup d’œil il semblait impossible qu’en si peu de temps quatre hommes, même en travaillant avec vigueur, eussent pu le commettre.

Les plus beaux arbres gisaient étendus sur le sol, des piles énormes de planches étaient rangées de distance en distance, et sur le San-Pedro un train déjà complet n’attendait plus que quelques troncs d’arbres pour être lancé dans le courant de la rivière.

Don Miguel ne put s’empêcher de soupirer à l’aspect de cette dévastation commise dans l’une de ses plus belles forêts.

Cependant, plus ils approchaient de l’endroit où ils s’attendaient à rencontrer les squatters, plus l’ardeur belliqueuse du juge et de ses acolytes diminuait ; maintenant c’était l’hacendero qui était obligé au lieu de les retenir comme il l’avait fait jusque-là, de les exciter, au contraire, à marcher en avant.

Tout à coup un bruit de hache résonna à quelques pas en avant de la troupe ; le juge poussé par le sentiment de son devoir et la honte de sembler avoir peur, s’avança résolument dans la direction du bruit, suivi de son escorte.

– Halte ! cria une voix rude au moment où les agents de police tournaient l’angle d’un sentier.

Avec cet instinct de la conservation qui ne les abandonne jamais, les alguazils s’arrêtèrent comme si les pieds de leurs chevaux eussent été subitement soudés au sol.

À dix pas, au milieu du sentier, se tenait un homme de haute taille, appuyé sur un rifle américain.

Le juge se retourna du côté de don Miguel avec une expression d’hésitation et de terreur si franche, que l’hacendero ne put s’empêcher de rire.

– Voyons, du courage, don Luciano, lui dit-il ; cet homme est seul, il ne peut avoir la prétention de nous barrer le passage.

– Con mil diablos ! s’écria le juge, honteux de cette impression dont il n’avait pas été le maître, et fronçant le sourcil, en avant ! vous autres, feu sur ce drôle s’il fait mine de vouloir vous résister.

Les alguazils se mirent en marche avec une hésitation prudente.

– Halte ! vous dis-je, reprit le squatter ; n’avez-vous pas entendu l’ordre que je vous ai donné ?

Le juge, rassuré par la présence de l’hacendero, s’avança alors, et d’un ton qu’il essaya de rendre terrible, mais qui n’était que ridicule à cause de la terreur qui le talonnait et faisait malgré lui trembler sa voix :

– Moi, don Luciano Ferez, juez de letras de la ville du Paso, dit-il, je viens, en vertu des pouvoirs qui me sont délégués par le gouvernement, vous sommer, vous et vos adhérents, d’avoir à quitter sous vingt-quatre heures cette forêt dans laquelle vous vous êtes indûment introduits, et qui…

– Ta ! ta ! ta ! s’écria l’inconnu en interrompant sans façon le juge et en frappant du pied avec colère, je me soucie de toutes vos lois et de toutes vos paroles comme d’un vieux moksens ; la terre est au premier occupant, nous nous trouvons bien ici, nous y resterons.

– Votre langage est bien hautain, jeune homme dit, alors don Miguel ; vous ne réfléchissez pas que vous êtes seul, et que à défaut d’autres droits, nous avons en ce moment la force pour nous.

Le squatter se mit à rire.

– Vous croyez cela, fit-il ; apprenez, étranger, que je me soucie aussi peu des dix imbéciles qui sont là devant moi que d’un wood-cock (bécasse), et qu’ils feront bien de me laisser tranquille s’ils ne veulent pas faire à leurs dépens l’expérience de ce que pèse mon bras. Au surplus, voici mon père, arrangez-vous avec lui.

Et il se mit insoucieusement à siffler l’air national de Yankee Doodle.

Au même instant, trois hommes, en tête desquels marchait le Cèdre-Rouge, apparurent dans le sentier.

À ce renfort imprévu qui arrivait à leur arrogant ennemi, le juge et les alguazils firent un mouvement en arrière ; la question se compliquait singulièrement, elle menaçait de prendre pour eux des proportions excessivement graves.

– Eh bien, quoi ! demanda le vieillard d’un ton bourru ; que se passe-t-il ici, Sutter ?

– Ce sont ces gens, répondit le jeune homme en haussant les épaules avec mépris, qui prétendent, en vertu de je me sais quel ordre, nous chasser de la forêt.

– Hein ! fit Cèdre-Rouge, dont l’œil étincela, et qui jeta un regard farouche aux Mexicains. La seule loi que je reconnaisse, au désert, dit-il avec un geste d’une énergie terrible en frappant sur le canon de son rifle, est celle-ci : retirez-vous, étrangers, si vous ne voulez pas qu’il y ait du sang versé entre nous ; je suis un homme paisible qui ne cherche noise à personne, mais je vous avertis que je ne me laisserai pas déposséder sans me défendre.

– Mais, hasarda timidement le juge, ce n’est pas vous que l’on dépossède ; c’est vous, au contraire, qui vous emparez de ce qui appartient aux autres.

– Je ne veux pas écouter toutes vos arguties auxquelles je n’entends rien, s’écria brutalement le squatter. Dieu a donné la terre à l’homme pour qu’il la travaille ; tout propriétaire qui ne remplit pas cette condition renonce tacitement à ses droits, la terre devient alors de fait la propriété de celui qui l’arrose de ses sueurs ; ainsi, allez-vous-en à tous les diables, tournez-moi les talons et décampez au plus vite, si vous ne voulez pas qu’il vous arrive malheur.

– Nous ne nous laisserons pas intimider par vos menaces, répondit le juge poussé par la colère et oubliant pour un instant sa frayeur ; nous saurons, quoi qu’il arrive, accomplir notre devoir.

– Essayez, reprit en ricanant Cèdre-Rouge.

Il fit un geste à ses fils.

Ceux-ci se rangèrent sur une seule ligne et occupèrent toute la largeur du sentier.

– Au nom de la loi ! s’écria le juge avec énergie en désignant le vieillard, alguazils, emparez-vous de cet homme.

Mais, ainsi que cela arrive souvent en pareille circonstance, cet ordre était plus facile à donner qu’à exécuter.

Cèdre-Rouge et ses fils ne paraissent nullement disposés à se laisser mettre la main au collet.

Nous devons rendre aux alguazils cette justice d’avouer qu’ils n’hésitèrent pas un instant ; ils refusèrent net d’exécuter l’ordre qu’ils avaient reçu.

– Pour la dernière fois, voulez-vous décamper, by God ! s’écria le squatter ; en joue, mille diables !

Ses trois fils épaulèrent leurs rifles.

À ce mouvement, qui levait tous les doutes qui pouvaient encore leur rester dans l’esprit et qui leur prouvait que les squatters n’hésiteraient pas à se porter aux dernières extrémités, les alguazils furent saisis d’une terreur invincible, ils tournèrent bride et s’enfuirent au galop, poursuivis par les huées des Américains.

Un seul homme était resté immobile en face des squatters.

Cet homme était don Miguel Zarate. Le Cèdre-Rouge ne l’avait pas reconnu, soit à cause de la distance qui les séparait, soit parce que l’hacendero avait à dessein, sans doute, rabattu sur les yeux les larges ailes de son chapeau.

Don Miguel mit pied à terre, passa à sa ceinture les pistolets qui étaient dans ses fontes, attacha son cheval à un arbre, et, jetant froidement son rifle sur l’épaule, il s’avança résolument au-devant des squatters.

Ceux-ci, étonnés du courage de cet homme qui, seul, osait tenter ce que ses comparons avaient renoncé à faire, le laissèrent arriver jusqu’auprès d’eux sans faire le moindre geste.

Lorsque don Miguel se trouva à deux pas du vieux squatter, il s’arrêta, posa à terre la crosse de son rifle, et ôtant son chapeau :

– Me reconnaissez-vous, Cèdre-Rouge ? lui dit-il.

– Don Miguel de Zarate ! s’écria le bandit avec surprise.

– Puisque le juge m’abandonne, continua l’hacendero, qu’il a fui lâchement devant vos menaces, je suis obligé de me faire justice moi-même, et, vive Dieu ! je me la ferai. Cèdre-Rouge, je vous somme comme propriétaire de cette forêt, dans laquelle vous vous êtes établi sans mon autorisation, d’en partir au plus vite.

Les jeunes gens murmurèrent entre eux quelques paroles de menace.

– Silence ! dit Cèdre-Rouge ; laissez parler le caballero.

– J’ai fini et j’attends votre réponse.

Le squatter parut profondément réfléchir pendant quelques minutes :

– La réponse que vous exigez est difficile à faire dit-il enfin, ma position n’est pas libre vis-à-vis de vous.

– Pourquoi cela ?

– Parce que je vous dois la vie.

– Je vous dispense de toute reconnaissance.

– C’est possible, vous êtes libre d’agir ainsi, pour moi je ne puis oublier le service que vous m’avez rendu.

– Peu importe.

– Beaucoup plus que vous ne croyez, caballero ; je puis être par mon caractère, mes habitudes, et le genre de vie que je mène, hors la loi des hommes civilisés, mais je n’en suis pas moins un homme, bien que peut-être de la pire espèce, je n’oublie pas plus un bienfait qu’une injure.

– Prouvez-le donc en vous éloignant au plus vite ; alors nous serons quittes l’un envers l’autre.

Le squatter secoua négativement la tête.

– Écoutez, don Miguel, dit-il, vous avez en ce pays la réputation d’être la providence des malheureux, je sais par moi-même jusqu’où va la bonté de votre cœur et quel est votre courage ; on dit que vous possédez une fortune immense, dont vous-même ne connaissez pas l’étendue.

– Après, interrompit l’hacendero avec impatience.

– Les dégâts que je puis causer ici, lors même que j’abattrais tous les arbres de la forêt, seraient bien peu de chose pour vous ; d’où provient donc l’acharnement que vous mettez à me chasser ?

– Votre question est juste, j’y répondrai. J’exige votre éloignement de mes propriétés parce que, il y a quelques jours, mon fils a été grièvement blessé par vos enfants, qui l’avaient fait tomber dans un lâche guet-apens, et que, s’il a échappé à la mort, ce n’est que par miracle ; voilà pourquoi nous ne pouvons vivre auprès l’un de l’autre, le sang nous sépare.

Cèdre-Rouge fronça le sourcil.

– Est-ce vrai ? dit-il en s’adressant à ses fils.

Les jeunes gens baissèrent la tête sans répondre.

– J’attends, reprit don Miguel.

– Venez, cette question ne peut se trancher ainsi, suivez-moi dans mon jacal.

– À quoi bon ? c’est oui ou non que je vous demande.

– Moins que jamais je ne puis vous répondre. Nous devons avoir ensemble une conversation à la suite de laquelle vous déciderez vous-même de la conduite que je tiendrai. Suivez-moi donc sans crainte.

– Je ne crains rien, je crois vous l’avoir prouvé. Marchez puisque vous l’exigez, je vous suis.

Cèdre-Rouge fit à ses fils un signe pour leur commander de rester où ils étaient, et il se dirigea à grands pas vers son jacal, qui était peu éloigné.

Don Miguel marchait insoucieusement derrière lui.

Ils entrèrent dans la hutte.

Elle était déserte ; sans doute les deux femmes étaient, elles aussi, occupées dans la forêt.

Le Cèdre-Rouge ferma derrière lui la porte du jacal, s’assit sur un banc, invita d’un geste son hôte à en faire autant et prit la parole d’une voix basse et mesurée, comme s’il eût craint que ce qu’il allait dire ne fût entendu du dehors.

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