XVI Comment l’Œil gris causa une désagréable surprise à M. de la Brunerie.

Lorsque le général en chef se fut retiré, les deux hommes demeurèrent un instant immobiles et silencieux l’un devant l’autre.

Leur contenance était significative.

Une lutte sérieuse allait avoir lieu entre eux. Chacun d’eux le savait.

Le Chasseur de rats se préparait à l’attaque, M. de la Brunerie à la défense.

Le planteur avait enfin compris que cet homme qui toujours lui avait témoigné, malgré toutes les avances qu’il lui avait faites ; une si grande froideur, était un ennemi, et que l’heure était venue où cet ennemi se décidait à laisser tomber définitivement son masque.

Mais quel était cet ennemi ? pourquoi avait-il tardé si longtemps à se déclarer ?

Voilà ce que le planteur essayait vainement de comprendre.

M. de la Brunerie, gentilhomme de race, malgré ou peut-être à cause des maximes philosophiques qu’il professait, était profondément imbu des préjugés de sa caste ; hautain et orgueilleux, il se sentait blessé dans son amour-propre et froissé au plus haut degré de l’inqualifiable outrecuidance de ce misérable Chasseur sans nom, sans feu ni lieu, qui de propos délibéré osait ainsi intervenir dans ses affaires intimes, simmiscer dans des intérêts qui ne le regardaient en aucune façon et auxquels il n’avait, sous aucun prétexte, le droit de se mêler.

De son côté le Chasseur, les deux mains croisées sur le canon de son long fusil de boucanier, les jambes écartées, le corps un peu penché en avant, ses chiens Couchés à ses pieds, fixait sur le planteur ses yeux perçants qui avaient une expression étrange, et semblaient lire ses pensées les plus secrètes au fond de son cœur.

La physionomie ordinairement calme, froide et légèrement ironique du Chasseur avait complètement changé ; maintenant elle respirait une résolution implacable mêlée à une certaine et fugitive expression de pitié douce et presque bienveillante.

Pendant quelques secondes, les deux hommes s’examinèrent ainsi sans prononcer une parole ; on eût dit que chacun d’eux craignait instinctivement d’engager cet entretien dont la portée leur était à tous deux également inconnue, mais qu’ils savaient cependant devoir amener de graves conséquences.

Enfin, M. de la Brunerie, voyant que le Chasseur s’obstinait dans son mutisme et furieux d’être ainsi tenu en échec par un pareil personnage ; fatigué en sus de ce silence qui commençait à lui paraître pesant et à le gêner, se décida tout à coup à le rompre.

– Eh bien ! vieux Chasseur, lui dit-il avec un accent de condescendance, vous avez désiré être seul avec moi ; le général Richepance a daigné, je ne sais par quelle considération, céder à ce désir ; nous voici face à face, vous êtes seul avec moi comme vous le vouliez ; je suppose qu’un intérêt très important vous a engagé à tenter une démarche aussi singulière et aussi en dehors de toutes les convenances. Que puis-je pour vous ? Parlez sans crainte ; mais faites vite, mon ami, je suis très pressé.

– Je vous demande pardon, monsieur, répondit placidement le Chasseur, mais je ne vous comprends pas.

– Je veux dire, mon ami, que je suis très bien disposé en votre faveur, à cause de quelques services que vous avez rendus à ma famille.

– Quelques services, monsieur ? fit le chasseur en fronçant légèrement les sourcils.

– De grands services, si vous le préférez ; mon Dieu, je ne discuterai pas pour si peu ; mon intention n’est nullement de nier ou même de rabaisser les obligations que je puis vous avoir ; et la preuve, c’est que si, ainsi que je le suppose, vous avez besoin de moi, je suis prêt à vous venir en aide.

– Je vous remercie humblement, monsieur.

– Seulement, je vous prie, à l’avenir, de prendre mieux votre temps pour m’adresser vos demandes.

– Soyez persuadé, monsieur, que ce n’est pas ma faute si je suis intervenu si brusquement dans votre conversation avec M. le général Richepance ; ce n’était aucunement mon intention ; des circonstances impérieuses et indépendantes de ma volonté ont seules pu m’y contraindre.

– J’admets parfaitement cette excuse, mon ami, à la condition bien entendu que pareille chose ne se représentera plus à l’avenir.

– Je l’espère, monsieur.

– Eh bien, voyons, parlez sans crainte ; vous savez que je m’intéresse à vous.

– Je vous remercie de tant de bienveillance, monsieur, et puisque vous êtes assez bon pour m’y autoriser, j’userai de cet intérêt que vous daignez me témoigner.

– Usez, mon ami, usez ; abusez même si cela peut vous être agréable ; je suis réellement charmé que vous me procuriez enfin l’occasion que je cherche depuis si longtemps de vous être utile. Ma bourse vous est ouverte, vous pouvez y puiser tout à votre aise.

– Ah ! monsieur, que de bonté !

– De quelle somme avez-vous, besoin ? Dites un chiffre rond.

– Vous m’y autorisez bien positivement, monsieur ?

– Certes, puisque je vous l’ai dit.

M. de la Brunerie était intérieurement charmé du tour que la conversation avait pris ; de reconnaître qu’il s’était trompé, et que tout allait finir par une demande d’argent. D’après la façon dont le Chasseur lui avait demandé un entretien, il était à cent lieues d’espérer un pareil résultat.

– Vous ne dites rien ? reprit-il en souriant.

– C’est que…

– Parlez donc, un peu de courage, que diable !

– Eh bien ! M. de la Brunerie, j’ai besoin… Il sembla hésiter un instant.

– Allez donc ! Ne vous arrêtez pas en si beau chemin. De combien avez-vous besoin ?

– De quatorze millions, répondit froidement l’Œil Gris avec un grand salut.

M. de la Brunerie recula comme s’il avait été subitement mordu par un serpent.

Cette colossale plaisanterie dépassait tout ce qu’il aurait pu imaginer.

Il regarda autour de lui comme s’il cherchait une issue.

Il croyait avoir affaire in un insensé.

– Quatorze millions ! murmura-t-il.

– Oui, monsieur, répondit le Chasseur avec son plus fin sourire ; j’ai provisoirement laissé les fractions de côté ; d’après votre conseil, je vous ai dit un chiffre rond… Mais, vous n’êtes pas bien, il me semble ; donnez-vous donc, je vous prie, la peine de vous asseoir.

Et il lui approcha complaisamment un fauteuil dans lequel le planteur se laissa tomber machinalement.

– Ne m’avez-vous pas recommandé, monsieur, de ne pas me gêner avec vous ? reprit-il d’une voix doucereuse ; eh bien, vous le voyez, je vous obéis ; j’ai besoin de quatorze millions, je vous les demande.

– Vous êtes fou ! s’écria le planteur en haussant les épaules avec mépris.

Il commençait à reprendre son sang-froid ; la secousse avait été rude ; il s’en ressentait encore.

– Fou ! moi ? reprit le Chasseur. Pas le moins du monde, monsieur, et je ne me suis, au contraire, jamais mieux senti dans mon bon sens. Vous ne sauriez vous imaginer combien cette misérable somme me fait faute.

– Soyez sérieux, monsieur ; cessez cette ridicule plaisanterie.

– M. de la Brunerie, reprit froidement le Chasseur, je ne plaisante pas plus en ce moment que j’étais fou tout à l’heure.

– Ainsi, c’est véritablement que vous osez me demander cette somme ?

– Parfaitement, monsieur.

– Et vous supposez que je serai assez niais pour vous la donner ?

– Je ne le suppose en aucune façon, monsieur ; j’en suis certain.

– Cest absurde !

– Peut-être.

– Ignorez-vous donc que ma fortune se monte à…

– Quatorze millions sept cent soixante-dix-huit mille, six cent quatre-vingt-trois francs et quelques fractions infimes, je le sais très bien, ainsi que vous le voyez, monsieur, interrompit l’Œil Gris avec une froideur glaciale.

– Et sachant cela, vous me demandez…

– Quatorze millions, sept cent soixante-dix…

– Allons donc ! interrompit à son tour le planteur avec un rire nerveux ; vous ne plaisantez que très rarement ; cela est véritablement malheureux, car vous êtes, sur ma parole, réellement impayable !

– Est-ce à propos des quatorze millions que vous me dites cela, monsieur ?

– Peut-être ! vous dirai-je à mon tour.

– Parce que ?

– Parce que je les garde.

– Vous vous trompez, monsieur.

– Hein ?

– Vous me les payerez.

– Quand cela, s’il vous plaît ? fit le planteur en ricanant.

– Avant dix minutes, répondit froidement son interlocuteur.

– Je ne m’en dédis pas : vous êtes impayable !

– Cest ce que nous allons voir.

– Permettez, monsieur, toute plaisanterie, si bonne qu’elle soit, doit avoir un terme ; la vôtre est ravissante, sans doute, j’en conviens ; mais vous m’excuserez de ne pas vous donner plus longtemps la réplique ; j’ai fort à faire en ce moment, vous le savez, et puisque vous vous obstinez à demeurer ici, je prendrai la liberté de vous céder la place.

La vérité était que M. de la Brunerie avait intérieurement une peur effroyable ; il était, de bonne foi, persuadé qu’il se trouvait en présence d’un fou ; il ne voulait pas demeurer plus longtemps seul avec lui, de crainte de l’exaspérer, et que, dans un moment de crise, il ne se portât à quelque violence sur sa personne.

Au fond du cœur, rendons-lui cette justice, M. de la Brunerie était désespéré de voir l’homme auquel sa famille avait de si grandes et de si nombreuses obligations, réduit à cet état malheureux ; il se promettait de ne pas l’abandonner, mais provisoirement il éprouvait un vif désir de s’éloigner au plus vite.

Le chasseur de rats l’examinait d’un regard narquois ; il semblait lire sur son visage les diverses pensées qui agitaient le planteur, et venaient tour à tour se refléter sur ses traits comme sur un miroir.

– Pardon, monsieur, lui dit-il en l’arrêtant d’un geste, vous avez fort à faire, je le sais et je le comprends ; mais moi aussi je suis très pressé, je vous l’avoue, et comme peut-être une occasion aussi favorable que celle-ci ne se représentera pas avant longtemps pour moi, veuillez m’excuser si j’en profite pour terminer cette affaire qui, vous en conviendrez, ne manque pas d’une certaine importance.

– Mais, monsieur, cette demande n’a pas le sens commun.

– Je vous arrête là, monsieur. Cette demande est fort autorisée, au contraire ; je nai point lair dun mendiant, que je sache, et je n’ai pas pour habitude de demander laumône, ajouta-t-il en redressant sa haute taille.

– Peste ! je le crois bien, fit le planteur avec ironie ; une aumône de quatorze millions !

– Et des fractions. Aussi, je vous le répète, n’en est-ce pas une.

– Quest-ce donc, alors ?

– Une restitution.

– De moi à vous ?

– Non, monsieur ; de votre père au mien.

Cette froide parole résonna comme un glas funèbre aux oreilles du planteur.

Il pâlit et fit un pas en arrière.

M. de la Brunerie commençait à comprendre que peut-être cet homme n’était pas aussi insensé qu’il l’avait supposé d’abord ; que derrière ces tergiversations apparentes ; ces mots à double entente, il y avait, en effet, quelque chose de sérieux, une terrible menace, peut-être !

Il y avait une sombre et ténébreuse histoire dans la famille de la Brunerie.

Quatre-vingts ans avaient, à la vérité, passé sur cette histoire ; le silence s’était fait sur elle à cause de la haute position occupée par la famille de la Brunerie et de ses immenses richesses ; mais le souvenir des faits étranges qui s’étaient accomplis, la disparition inexpliquée du chef de cette famille, l’entrée de la branche cadette en jouissance de tous ses biens, branche qui, disait-on tout bas, avait odieusement dépouillé son chef après l’avoir réduit au désespoir et contraint à fuir ; tous ces faits étaient encore présents dans le souvenir des habitants de l’île.

Les hommes puissants qui avaient joué un rôle honteux dans cette sinistre tragédie, et dont la vénalité cynique avait autorisé et justifié les actes odieux qui s’étaient commis, ces hommes étaient morts ; leurs familles renversées de la haute position qu’elles occupaient alors ; la Révolution avait passé, son terrible niveau sur tous les abris ; la justice était égale pour tous maintenant.

Et qui sait ?

M. de la Brunerie, bien qu’il fût innocent des crimes de ses ascendants, en avait profité, il en profitait encore ; les biens immenses qu’il possédait et dont le vieux Chasseur connaissait si bien le chiffre, il savait à quel prix terrible ils avaient été acquis.

Sans se rendre parfaitement compte encore du danger qui le menaçait, sans même en calculer la portée, M. de la Brunerie avait peur ; non pour lui, mais pour son enfant, sa fille qu’il chérissait et pour le bonheur de laquelle il était prêt à accomplir tous les sacrifices.

M. de la Brunerie était honnête homme dans toute la belle et grande acception du mot ; s’il avait joui sans remords des immenses richesses qui lui avaient été léguées par son père, c’est qu’il était convaincu que leur propriétaire légitime, celui à qui on les avait si lâchement volées, disons le mot, avait disparu sans laisser de traces, que tout portait à supposer qu’après un temps si long, ni lui, ni aucun de ses descendants, ne reviendrait jamais revendiquer cet héritage.

Mais si, contre toutes les prévisions, cet héritier, quel qu’il fut, se présentait un jour, le parti de M. de la Brunerie était pris à l’avance, sa résolution irrévocable : il lui rendrait tous ses biens à la première sommation, et réhabiliterait ainsi la réputation flétrie de son père, dût-il, après avoir accompli cet acte de loyauté et de haute justice, demeurer non seulement pauvre, mais encore complètement ruiné.

Ce que nous avons employé tant de temps à rapporter et à écrire, avait traversé l’esprit du planteur avec la rapidité fulgurante d’un éclair.

Un changement complet s’était aussitôt opéré dans toute sa personne ; il était subitement devenu un autre homme ; son droit ou pour mieux dire sa loyauté, le rendait fort.

– Pardon, monsieur, dit-il au Chasseur qui se tenait sombre et pensif en face de lui ; je crois que vous et moi nous nous sommes trompés jusqu’à présent sur le compte l’un de l’autre.

– Cest probable, monsieur, répondit le Chasseur avec une ironie froide.

– Je le regrette bien vivement pour ma part, monsieur ; bientôt, je l’espère, vous en aurez une preuve irrécusable.

– Ah ! fit le Chasseur en souriant, avec un ton de raillerie.

– Ne raillez pas, monsieur ; cette fois je suis aussi sérieux et peut-être plus que vous ne l’êtes vous-même ; cette conversation que nous avons aujourd’hui seulement, comment se fait-il que depuis de si longues années que vous avez vécu près de moi ; presque dans ma maison et faisant pour ainsi dire partie de ma famille, la pensée ne vous soit jamais venue de me demander à l’avoir, afin de terminer avec moi cette affaire ?

– Souvent cette pensée m’est venue au contraire, monsieur. Après avoir rendu à mon père, expirant désespéré dans mes bras, les derniers devoirs, je suis arrivé à la Guadeloupe dans le but, non de vous redemander mes biens, ma fortune, que votre père avait si indignement volés au mien. Mais afin de me venger de vous d’une manière éclatante…

– Ainsi vous êtes réellement le fils de M. de…

– Silence, monsieur ; ne prononcez pas le nom de l’homme que les vôtres ont si odieusement déshonoré et dépouillé. Lisez ceci.

Le vieillard retira alors de sa poitrine un sachet en peau de daim pendu à une chaîne d’acier ; il l’ouvrit et en sortit plusieurs papiers jaunis par le temps qu’il présenta au planteur.

Celui-ci s’en saisit d’une main fébrile, les parcourut rapidement des yeux, puis il les rendit au Chasseur sans que la plus fugitive émotion se reflétât sur son visage qui semblait être de marbre.

– Ces papiers sont parfaitement en règle, dit-il ; l’acte qui les accompagne, et dont on avait nié l’existence, prouve vos droits incontestables et imprescriptibles à la, fortune que vous me réclamez.

– Ainsi vous le reconnaissez, monsieur ? dit l’Œil Cris.

– Je le reconnais, oui, mon cousin, répondit le planteur avec noblesse ; je le reconnais non seulement devant vous, mais si vous l’exigez, je ferai publiquement cette déclaration.

Le Chasseur regarda un instant M. de la Brunerie avec une surprise extrême.

– Cela vous étonne, n’est-ce pas, monsieur, de m’entendre parler ainsi ? reprit le planteur avec mélancolie.

– Je vous l’avoue, monsieur.

– Ah ! c’est que, ainsi que déjà je vous l’ai dit, tous deux nous nous sommes trompés sur le compte lun de l’autre.

– Je commence à le croire, en effet, répondit le Chasseur d’une voix profonde.

Il y eut une courte pause.

Les deux hommes qui déjà n’étaient plus ennemis, réfléchissaient profondément.

– Pourquoi donc, reprit le planteur au bout d’un instant, puisque vous professiez contre moi et les miens une haine si implacable ; car souvent je me suis aperçu, sans parvenir à en comprendre les motifs cachés, de la répulsion que vous éprouviez pour moi ; j’ai même remarqué que jamais, depuis que nous nous connaissions, et voilà longtemps ! jamais vous n’avez accepté de serrer dans la vôtre la main que si souvent je vous ai tendue ?

– C’est vrai, murmura le Chasseur.

– Pourquoi, dis-je, continua M. de la Brunerie, n’avez-vous pas mis à exécution vos projets de vengeance contre moi ? Ce ne sont cependant pas, il me semble, les occasions qui vous ont manqué pour cela ?

– Pourquoi ?

– Oui, je vous le demande.

– Parce que vous avez près de vous un ange, et que cet ange vous a sauvegardé.

– Ma fille ?

– Oui, votre fille Renée ; Renée qui a fait pénétrer dans mon âme un sentiment dont j’ignorais l’existence, dont je niais la possibilité ; Renée que j’aime plus que si elle était ma fille ! cette douce et belle créature qui m’a révélé le bonheur suprême que l’on éprouve à faire le bien.

– Ah ! je le vois, vous l’aimez ! fit le planteur avec entraînement.

– Si je l’aime ! s’écria le vieillard avec une émotion qui faisait trembler sa voix ; pauvre chère enfant, si je l’aime ! Elle qui m’a presque amené à vous aimer, vous le fils du bourreau de mon père !

Il cacha sa tête dans ses mains ; un sanglot déchirant souleva sa puissante poitrine et pour la première fois dans sa vie entière, cette âme de bronze, cédant à l’entraînement de la passion, se fit presque humaine et se fondit en larmes généreuses.

Le planteur considérait cet homme si fort toujours et maintenant si faible, avec une admiration respectueuse.

Il comprenait la lutte terrible que ce cœur de lion devait avoir soutenue contre lui-même avant de se laisser ainsi dompter par une enfant ; lui aussi il se sentait ému, des larmes roulaient dans ses yeux et coulaient lentement sur ses joues brunies sans qu’il songeât à les retenir.

– Je vous remercie d’aimer ainsi ma fille, mon cousin lui dit-il doucement ; elle a trouvé en vous un second père.

– Un père ! répondit le vieillard en relevant brusquement la tête, car elle possédait mon secret ; elle savait quelle haine terrible grondait contre vous dans mon cœur, et cependant elle m’aimait, elle aussi ! elle me consolait dans ma douleur ; elle ma presque fait consentir à vivre, lorsqu’à sa prière j’ai renoncé à mes projets de vengeance contre vous. Oh ! bénissez votre enfant, bénissez-la, monsieur, chérissez-la comme on chérit son ange gardien, car elle a été le bouclier qui toujours s’est placé, barrière infranchissable, entre vous et ma haine !

– Mon cousin, répondit le planteur avec noblesse, les crimes comme les fautes sont personnels ; aucune haine ne doit désormais exister entre vous et moi ; un lien trop fort nous unit maintenant, l’amour de ma fille ou plutôt de la nôtre.

– Mon cousin, s’écria le Chasseur avec élan en donnant pour la première fois ce titre à M. de la Brunerie, vous dites vrai ; votre fille doit être un trait, d’union entre nous ! elle nous force à nous estimer, ne la vouons pas à un malheur éternel.

– Que voulez-vous dire ?

– Elle aime le général Richepance, ne la contraignez pas à en épouser un autre.

– Hélas ! maintenant, murmura le planteur avec une tristesse navrante, je nai plus le droit de lui imposer ma volonté ; qui sait même si…

– Arrêtez, monsieur ! s’écria le Chasseur avec, une généreuse émotion ; votre fille doit être heureuse, mais par le fait seul de votre volonté ; reprenez tous vos droits sur elle ; ces papiers ; les seules armes que je possède contre vous, les voilà ; je vous les donne, Renée de la Brunerie est toujours la plus riche héritière de l’île de la Guadeloupe.

Il tendit alors au planteur les papiers que jusqu’à ce moment il avait machinalement conservés à la main.

M. de la Brunerie repoussa doucement les papiers.

– Non, mon cousin, dit-il, avec un accent qui venait réellement du cœur ; conservez ces papiers, ces titres qui, sont vôtres ; je ne vous dépouillerai pas une seconde fois de ce qui vous appartient si légitimement ; j’ai été par orgueil, par entêtement, sur le point de faire le malheur de ma fille ; vous m’avez sauvé de moi-même en me montrant le gouffre dans lequel j’étais sur le point de tomber, je vous en remercie ; c’est une dette de plus à ajouter à toutes les autres que j’ai contractées envers vous. Nous voulons que Renée soit heureuse, elle le sera, si cela dépend de moi. Gardez votre fortune, je n’en veux pas ; elle me brûlerait les doigts maintenant, mon cousin. Le général Richepance aime ma fille, dites-vous ; si cela est vrai, il l’acceptera sans dot, j’en suis convaincu, c’est un noble cœur.

– Ah ! vous refusez d’accepter cette fortune que je vous donne, monsieur ? s’écria le Chasseur.

– Je la refuse parce qu’elle est à vous et non à moi, mon cousin :

– Je saurai vous contraindre à l’accepter malgré vous, cette fortune…

– Au nom du ciel, que voulez-vous faire ?

– Je la donne en dot à notre fille.

Saisissant alors les papiers, il les déchira, et, en quelques minutes, les réduisit en parcelles imperceptibles.

– Et maintenant, mon cousin, ajouta-t-il avec un sourire en tendant la main au planteur, muet de surprise et d’émotion, prenez ma main, c’est franchement que je vous la donne cette fois !

Les deux hommes tombèrent dans les bras l’un de l’autre, et, pendant quelques instants, ils confondirent leurs larmes, pressés dans une chaleureuse étreinte.

Le Chasseur fut le premier à reprendre son sang-froid.

– Tout est fini, dit-il d’une voix dans laquelle tremblait encore une dernière émotion ; remettons nos masques et soyons chacun à notre rôle véritable ; aux yeux des indifférents, je continuerai d’être le pauvre vieux Chasseur de rats ; pour vous, dans l’intimité, si vous y consentez, eh bien, je serai…

– Mon frère, mon ami… Ô mon cher Hector, pourquoi ne nous sommes-nous pas connus plus tôt !

– Chut, ami, répondit le vieillard tout souriant, Dieu ne l’a pas voulu ainsi ; inclinons-nous devant sa volonté. Mais, silence, j’entends des pas qui se rapprochent. N’oubliez pas nos conventions.

– Vous l’exigez, mon ami ?

– Je vous en prie.

– Je serais si heureux cependant…

– Non, il faut qu’il en soit ainsi ; pour l’enfant, pour vous et pour moi évitons les commentaires. Que nous importe d’ailleurs, puisque nous pourrons nous aimer.

– C’est vrai, vous avez raison comme toujours, et pourtant…

– Voici le général, fit le vieillard à voix basse.

– Ah ! ah ! dit Richepance, en passant sa tête souriante par l’entrebâillement de la portière, il paraît que le vieux Chasseur a raison ?

– Ma foi, oui, général, répondit gaîment le planteur.

– Suis-je de trop ?

– Non pas, général, vous arrivez, au contraire, au bon moment.

– Alors, puisqu’il en est ainsi, me voilà. Maintenant, veuillez me dire pourquoi mon vieux camarade l’Œil Gris, a raison, comme toujours ; je vous avoue que je suis très curieux de l’apprendre ?

– Je le sais, général, répondit en riant le planteur ; aussi je m’empresse de vous satisfaire.

– Ah ! ah ! voyons cela ?

– Oh ! cest bien simple, général.

– J’en suis convaincu ; donc…

– Donc, je disais à mon… à notre ami le Chasseur, veux-je dire, qu’il valait beaucoup mieux attendre que la guerre fût terminée, avant que d’annoncer publiquement votre mariage avec ma fille.

– Vous m’accordez donc la main de Mlle de la Brunerie, monsieur ? s’écria le général avec une émotion remplie de joie et de surprise.

– Il le faut bien, général, répondit le planteur, puisque, paraît-il, ma fille vous aime et que vous l’aimez.

– Oh ! oui je l’aime, monsieur, de toutes les forces de mon âme ! s’écria le général avec ravissement.

– Eh bien, voilà précisément ce que m’a répondu notre ami : ils saiment, mieux vaut ne pas différer leur bonheur et annoncer leur mariage aujourd’hui même en célébrant leurs fiançailles. C’est peut-être aller un peu vite en besogne, aussi je résistais ; mais vous autres militaires, ajouta-t-il avec un fin sourire, vous êtes accoutumés à mener tout tambour battant, et je cède.

– Ah ! pardieu oui, il a toujours raison le vieux Chasseur, et aujourd’hui plus que jamais ! s’écria joyeusement Richepance, qui était ivre de bonheur.

– Alors, fit le Chasseur en souriant, puisqu’il en est ainsi, voilà qui va bien, comme dit parfois M. de la Brunerie.

Et, sur cette boutade du vieillard, les trois hommes éclatèrent d’un franc et joyeux rire.

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