XV Comment le chasseur de rats apparut tout à coup, entre le général Richepance et M. de la Brunerie.

Le retour de l’habitation Carol au camp, bien qu’en réalité il dura assez longtemps, sembla au général Richepance s’être écoulé avec la rapidité d’un rêve ; pourtant, pendant toute la route, ce fut lui qui fit à peu près seul les frais de la conversation.

Hélène de Foissac lui tenait vaillamment tête et lui répondait par des réparties d’une gaieté entraînante.

Renée demeura constamment triste, préoccupée ; elle ne se mêla que rarement à la conversation et simplement par des monosyllabes, que la politesse lui arrachait, quand Hélène ou le général lui adressaient une question directe, à laquelle elle était contrainte de répondre.

Le temps était magnifique, mais la chaleur étouffante.

Par les soins du général Richepance, deux tentes avaient été disposées près de la sienne, au quartier général, et garnies de tous les meubles nécessaires.

Ces tentes, devant lesquelles des sentinelles avaient été placées, étaient destinées, la première à M. de la Brunerie, la seconde à Mlles Renée de la Brunerie et Hélène de Foissac.

Les deux jeunes filles, un peu fatiguées de leur double course matinale, malgré le repos qui leur avait été accordé à l’habitation Carol, avaient été charmées de cette délicate galanterie du général en chef, galanterie qui leur permettait non seulement de prendre quelques instants de repos nécessaire, mais encore de réparer les désordres causés dans leurs fraîches toilettes par les difficultés de la route ; légers désagréments auxquels les femmes, même les moins coquettes, sont cependant toujours très sensibles.

Elles profitèrent donc avec empressement du répit qui leur fut laissé avant le déjeuner auquel les avait conviées le général en chef, non pas pour se faire belles, il leur aurait été complètement impossible d’ajouter quelque chose à leurs séduisants attraits, mais pour rétablir l’harmonie de leur coiffure et changer leurs robes, un peu fripées, contre dautres qu’elles avaient eu grand soin de faire emporter par leurs servantes, pour le temps que durerait leur excursion.

On ne sait jamais ce qui peut arriver en voyage ; il est bon de tout prévoir ; les coquettes jeunes filles avaient tout prévu ; cela ne pouvait être autrement.

Sous la tente même du général en chef, une longue table avait été dressée.

Cette table, chargée à profusion des mets les plus recherchés, des fruits les plus savoureux, des vins les plus exquis et des liqueurs les plus rares, avait un aspect réellement féerique, très réjouissant surtout pour des appétits mis en éveil par une longue promenade faite à cheval, à travers des chemins exécrables.

Le général reçut ses convives sur le seuil même de sa tente et il les conduisit avec un engageant sourire aux places qu’il leur avait réservées.

Outre le planteur, sa fille et Mlle Hélène de Foissac, le général en chef avait invité à sa table les principaux officiers de son armée.

Le général Richepance avait placé Mlle Renée de la Brunerie à sa droite, Mlle Hélène de Foissac à sa gauche, et M. de la Brunerie en face de lui.

MM. les généraux Gobert, Sériziat, Dumoutier, Pélage ; le commandant Paul de Chatenoy, les capitaines Prud’homme, Gaston de Foissac et plusieurs autres encore qu’il est inutile de nommer, puisqu’ils ne figurent pas dans cette histoire ; s’étaient placés par rang d’ancienneté de grade, selon l’étiquette militaire.

À une petite table, dressée exprès pour lui dans un enfoncement de la tente, était assis le Chasseur de rats.

Le vieux Chasseur, malgré l’estime et la considération dont tout le monde l’entourait, n’avait pas voulu céder aux prières du général en chef ; il avait exigé qu’on le servît à part, il avait fallu céder à ce caprice.

Il est vrai que cet acte d’humilité, si c’en était réellement un, car personne ne pouvait préjuger les raisons secrètes d’un tel homme, n’avait porté au Chasseur aucun préjudice au point de vue gastronomique ; chaque plat servi sur la grande table passait ensuite sur la sienne, où il trônait majestueusement, ses chiens ratiers couchés à ses pieds et auxquels de temps en en temps il donnait de bons morceaux.

Tous les convives mangeaient de bon appétit ; la faim avait été aiguisée par une longue abstinence ; les premiers moments du repas furent donc silencieux ou à peu près, ainsi que cela arrive toujours en semblable circonstance ; mais, lorsque la faim fut un peu calmée, les conversations particulières commencèrent à s’engager entre voisins de table ; peu à peu on éleva la voix, et bientôt la conversation devint générale.

La première chose dont il fut d’abord question, ce fut tout naturellement l’entrevue de la matinée à l’habitation Carol avec Delgrès.

Chacun émettait son avis ; les opinions étaient partagées sur le résultat probable de l’entrevue ; quelques-uns des convives supposaient que les rebelles n’attendraient point qu’on les vint forcer dans leur dernier refuge, qu’ils profiteraient avec empressement des bonnes intentions que leur avait manifestées le général pour se rendre, et user ainsi de l’amnistie qui leur était offerte ; les autres soutenaient au contraire que, rassurés par la force de leurs retranchements qu’ils croyaient inexpugnables, les rebelles se défendraient avec acharnement, et que l’on serait contraint de les exterminer jusqu’au dernier pour en avoir raison.

– Ce Delgrès est, certes, un homme remarquable, dit Richepance ; il a produit sur moi, qui ne m’étonne cependant pas facilement, une forte impression ; il est malheureux que cet homme soit ainsi jeté hors de sa voie ; il ma paru doué d’une vaste intelligence et dune habileté extraordinaire ; il est fin, délié, prompt à la réplique ; il a la répartie vive, le coup d’œil juste ; il était évidemment né pour accomplir de grandes choses. Je regrette de l’avoir pour adversaire et d’être contraint de le combattre.

– Oui, dit le général Gobert, placé sur un autre théâtre et dans des conditions plus favorables, peut-être serait-il devenu un grand homme.

– Au lieu que ce n’est qu’un grand scélérat, ponctua M. de la Brunerie.

– On ne fait pas sa vie, dit le général Sériziat. L’homme s’agite et Dieu le mène, cette vérité, vieille comme le monde, sera toujours de circonstance ; j’ai vu cet homme dans certains moments se conduire très bien ; son ambition l’a perdu.

– Ou son orgueil, fit le planteur.

– Tous les deux probablement, dit Gobert.

– Que pensez-vous de cet homme, vous général, qui le connaissez de longue date ? demanda Richepance au général Pélage, qui jusque-là avait gardé modestement le silence, tout en ne perdant pas un mot de ce qui se disait autour de lui, et souriant parfois à la dérobée.

– Général, répondit Pélage, je connais beaucoup et depuis longtemps Delgrès ; j’ai été souvent à même de l’étudier sérieusement ; vous et ces messieurs vous l’avez parfaitement jugé, mais vous n’avez vu que les résultats sans en connaître la cause ; nous autres créoles pouvons seuls émettre, sans crainte de nous tromper, une opinion sur un tel caractère.

– Parlez, parlez, général, dirent plusieurs convives.

– Messieurs, reprit Pélage, Delgrès résume complètement en lui, je ne dirai pas la race, le terme serait impropre, mais la couleur ou, si vous le préférez, la nuance à laquelle lui et moi nous appartenons ; en un mot, il en est le type ; l’homme de couleur, le mulâtre surtout, est doué d’une nature ou, pour mieux dire, d’une organisation singulière. Chez lui se trouvent réunis, mêlés et confondus dans un inextricable pêle-mêle, tous les instincts des races blanche et noire dont il sort ; il est un composé de contrastes les plus choquants et les plus saillants ; il est à la fois doux et cruel, fier et humble, enthousiaste à l’excès et positif, sceptique et crédule, enfant surtout auquel il faut un jouet à briser, n’importe lequel, incapable de suivre une idée, égoïste foncièrement, avec les apparences de la bonté et de la générosité, employant des ruses de sauvage pour aboutir à une niaiserie qui flatte son caprice, et, de plus, doué d’une vanité tellement grande, tellement puissante, qu’elle ne saurait inspirer que du dédain dans une organisation aussi belle ; pourtant Delgrès a de plus, à un suprême degré, cette nervosité féline, ces ondulations serpentines et ces colères féroces qui caractérisent l’espèce à laquelle nous appartenons et qui chez lui dépasse toutes les bornes ; placé sur un autre théâtre, Delgrès serait devenu non pas un grand homme, il lui manque pour cela ce qui nous manque souvent, malheureusement, à nous autres, le sens moral et le bon sens, mais un homme remarquable, brillant, séduisant, entraînant, un général habile sous une direction supérieure, un chevalier de Saint-Georges ou un écrivain à la plume facile, fourmillant des traits les plus singuliers, plus amusant que profond, et, pour me résumer, rattachant à sa personnalité glorieuse, par orgueil ou plutôt par vanité, les choses les plus sérieuses comme les plus niaises, et n’importe dans quelle situation, se croyant au-dessus de l’humanité qu’il prétendra dominer et à laquelle il se figurera faire subir son influence ; soit par la parole, soit par l’épée, soit par le talent littéraire, sans s’apercevoir jamais que les montagnes qu’il remue ne sont en réalité que des grains de sable. Voilà, général, quel est le caractère de Delgrès, ou plutôt des mulâtres, cette variété malheureuse de l’homme qui ne saurait posséder en propre aucun des nobles sentiments ni des grandes qualités qui distinguent les deux races blanche et noire dont il est issu ; et moi-même ne vous ai-je pas donné une preuve de l’inconséquence qui nous caractérise en vous parlant ainsi que je l’ai fait ?

– Ce portrait, s’il est exact, général, est affreux, répondit le général Richepance.

– Il y a beaucoup de vrai, dit Gobert, quoiquil soit un peu chargé en couleur.

– Le sujet y prêtait, fit malicieusement observer M. de la Brunerie.

– Je m’étonne, mon cher général, que vous vous soyez montré si sévère, reprit Richepance en s’adressant à Pélage.

– J’ai voulu avant tout être vrai, mon général, et ainsi peut être ai-je, malgré moi, un peu exagéré.

– D’autant plus, reprit le général Gobert dun ton de bonne humeur, que malgré la teinte légèrement bistrée de votre teint, mon cher Pélage, je vous dirai franchement, sans compliment aucun, quil faut être né dans les colonies pour reconnaître que vous êtes réellement un homme de couleur ; partout ailleurs qu’en Amérique vous passeriez avec raison pour un enfant du Midi, un Espagnol, un Portugais ou un Italien ; le titre de mulâtre dont vous vous êtes si bénévolement affublé pour dire son fait à Delgrès, me semble tout simplement un passeport dont vous vous êtes précautionné pour émettre en toute franchise votre opinion sur votre adversaire politique.

Le général Pélage sourit avec finesse, tout en s’inclinant pour cacher son embarras de se voir si bien deviné, mais il ne répondit pas.

– Avec tout cela, messieurs, s’écria Richepance en riant, nous en sommes demeurés absolument au même point ; nous sommes toujours aussi divisés sur la question de savoir quelle résolution prendra Delgrès.

– C’est vrai ! s’écrièrent les convives.

– Je ne vois qu’un moyen de sortir de l’impasse dans laquelle nous sommes.

Et se penchant vers Renée de la Brunerie :

– Quelle est votre opinion, mademoiselle ? lui demanda-t-il.

– Moi, monsieur ? fit-elle en rougissant.

– Oui, mademoiselle, vous seule pouvez nous venir en aide dans cette grave circonstance. En votre qualité de femme, vous avez une sûreté de regard que nous autres hommes nous sommes malheureusement bien loin de posséder ; lorsque vous ne vous laissez pas dominer par un sentiment quelconque, vous voyez juste, ou du moins vous ne vous trompez que rarement dans les jugements que vous portez sur les hommes ou sur les choses.

– Vous faites beaucoup trop d’honneur à notre esprit et à notre pénétration, général ; nous navons nullement, croyez-le bien, la prétention d’être infaillibles.

– Je vois avec peine, mademoiselle, que vous me refusez le léger service que je vous demande.

– En aucune façon, général, et la preuve c’est que, dussé-je être accusée de présomption, je n’hésiterai pas davantage à vous donner cette réponse que vous semblez désirer.

– Parlez, mademoiselle, nous vous écoutons, dit Richepance.

– Eh bien, général, le commandant Delgrès s’est, à mon avis, condamné lui-même à mort ; quoi qu’il arrive, vous ne le prendrez pas vivant.

– Oh ! oh ! vous croyez ?

– Jen suis convaincue.

– Ainsi sa réponse sera négative ?

– Il ne daignera même pas répondre, général ; le commandant Delgrès a pu, contraint de céder à la volonté des siens ou poussé par un mouvement de vanité, vous demander une entrevue ; mais soyez bien persuadé que sa résolution de ne pas se rendre était depuis longtemps déjà arrêtée irrévocablement dans son esprit.

– Eh bien, s’écria le général Richepance, je me sens, je l’avoue, assez disposé à me ranger à lopinion de Mlle de la Brunerie ; pendant tout le temps qu’a duré notre entrevue, jai examiné cet homme étrange avec la plus sérieuse attention ; j’ai étudié, pour ainsi dire, son caractère ; maintenant plus j’y réfléchis et plus je suis convaincu que, pour des motifs que nous ignorons et que, selon toutes probabilités nous ignorerons toujours, mais qui ne doivent avoir aucun rapport avec la politique, cet homme a joué une partie suprême, insensée, irréalisable, dans laquelle sa tête servait d’enjeu. Il a perdu, il payera bravement.

– Je me range complétement à l’opinion de Mlle de la Brunerie, dit le général Gobert ; Delgrès ne se rendra pas, il faudra le forcer comme un sanglier dans sa bauge ou un tigre dans sa tanière ; mais je pense que tu vas trop loin, mon cher Richepance, en attribuant à Delgrès des sentiments qu’il est incapable d’éprouver.

– Les sentiments dont parle le général en chef, dit alors le général Pélage, ne sont autre chose et tout simplement qu’un manque complet de sens moral, joint à une vanité poussée à l’excès ; Delgrès ne rêvait pas moins que l’empire, il prétendait jouer à la Guadeloupe le rôle que remplit en ce moment avec tant d’éclat Toussaint Louverture à Saint-Domingue.

– Ce doit être cela, dit Gobert.

– Je crois, mon cher général, reprit Richepance en s’adressant à Pélage, que cette fois vous avez mis le doigt sur la plaie, et avez trouvé juste le point réel de la question. Oui, en effet, à mon avis, Delgrès ne pouvait rêver autre chose ; il voulait d’abord se faire proclamer chef des noirs et hommes de couleur de la Guadeloupe, quitte plus tard, lorsqu’il aurait réussi à nous chasser de l’île, à prendre un autre titre.

– Comme Roi ou Empereur ? fit en riant le général Gobert.

– Ou Protecteur, c’est très bien porté, ajouta le commandant de Chatenoy sur le même ton.

– Oui, messieurs, dit le général Sériziat, tel est évidemment le but de cet homme ; la ruine de ses projets doit l’avoir rendu fou de rage ; je crains qu’il ne nous donne fort à faire encore, avant que nous réussissions à le réduire.

– Mon cousin le général Gobert l’a dit avec infiniment de raison, fit le planteur, cest un sanglier qu’il faut forcer dans sa bauge ; il essaye vainement de faire tête aux chasseurs, il sera vaincu, les chiens l’ont coiffé déjà.

– Bien parlé, et en véritable chasseur ! s’écria en riant le général Gobert ; quoi qu’il fasse, il sera bientôt aux abois, je vous en réponds, mon cousin.

– Cela ne fait certainement aucun doute, messieurs, mais que de sang précieux pour obtenir ce résultat ! dit Richepance en hochant tristement la tête. Bah ! laissons ce pénible sujet, quant à présent, et parlons de choses plus gaies ; il ne manque pas de joyeux propos.

Cette ouverture fut accueillie favorablement par tous les convives et la conversation, sans cesser d’être animée, prit aussitôt un autre tour.

Le déjeuner continua dans les plus agréables conditions.

Le général Richepance possédait au plus haut degré cette qualité des véritables amphitryons, qui consiste à mettre tous les convives à l’aise et à les faire briller en choisissant à propos et selon les circonstances l’occasion de mettre leur esprit en relief.

Un seul visage faisait tache dans cette joyeuse réunion ; ce visage était celui de Gaston de Foissac ; malgré tous ses efforts, le malheureux jeune homme ne parvenait que difficilement ou plutôt ne réussissait pas à cacher complètement la noire mélancolie qui le dominait ; sa tristesse était écrite dans ses yeux brûlés de fièvre et sur la pâleur mate de son front ; ce n’était qu’au prix d’efforts presque surhumains qu’il parvenait parfois à se mêler à la conversation par quelques mots jetés ça et là et comme à l’aventure.

Peu de personnes, à la vérité, excepté celles qui s’y trouvaient directement intéressées, remarquèrent son silence et sa contenance embarrassée.

Le général Richepance eut pitié du supplice que le malheureux jeune homme endurait depuis si longtemps ; vers la fin du repas, il lappela par un signe presque imperceptible.

Gaston se leva aussitôt et se rendit auprès du général.

– Monsieur de Foissac, lui dit Richepance, n’êtes-vous pas de grand’garde ?

– En effet, général, répondit-il.

– Veuillez donc, je vous prie, prendre une centaine de grenadiers avec vous et pousser une reconnaissance du côté du Matouba ; il est de la plus haute importance que les rebelles ne puissent pas communiquer avec leurs adhérents des mornes ; vous aurez soin surtout de surveiller attentivement leurs mouvements ; peut-être essayeront-ils d’ici à demain de tromper notre vigilance et de nous échapper encore, il ne faut pas que cela arrive ; je compte sur vous.

– Je pars à l’instant, général.

– Je regrette de ne pas vous conserver plus longtemps, monsieur, mais le service commande, ajouta-t-il avec intention.

– Je vous remercie sincèrement au contraire, mon général, répondit M. de Foissac, avec un sourire, de me procurer ainsi l’occasion dêtre utile à l’armée.

– Allez donc, monsieur, je ne vous retiens plus, dit Richepance, que le temps strictement nécessaire pour prendre congé de Mlle votre sœur ainsi que de vos parents.

– Je vous obéis ! mon général.

Le jeune homme embrassa affectueusement sa sœur ; il salua Renée, avec laquelle il n’échangea que quelques mots indifférents et de simple politesse, puis il serra la main de M. de la Brunerie, et il quitta aussitôt la tente.

– Charmant garçon ! dit M. de la Brunerie en le suivant des yeux.

– Rempli de bravoure, dit le général Cohen ; il a le cœur d’un lion. Pendant notre dernière expédition à la Grande-Terre, et particulièrement à la prise du fort Brimbridge, je lui ai vu accomplir des traits d’une témérité inouïe.

– La charge qu’il a exécutée à la tête des conscrits créoles à l’assaut du fort Brimbridge, dit vivement le général Pélage, est ce que j’ai vu de plus audacieux ; il marchait littéralement au milieu d’une fournaise. Il faut, ajouta-t-il en riant, que ce jeune homme possède un charme qui le protège contre la mort ; ses soldats tombaient autour de lui comme les blés mûrs sous la faucille, il n’a pas même reçu une égratignure.

– C’est prodigieux ! s’écria le planteur.

– Ajoutez, dit Richepance, que M. de Foissac est doué de talents militaires réels ; s’il veut suivre la carrière des armes, un avenir magnifique s’ouvre devant lui.

Les deux jeunes filles échangèrent un regard à la dérobée ; Renée soupira.

Le Chasseur de rats n’avait jusqu’à ce moment pris aucune part à la conversation.

Depuis quelque temps, le vieux philosophe devenait plus sombre et plus morose ; son mutisme habituel avait pris des proportions véritablement exagérées ; ce n’était qu’à la dernière extrémité, poussé jusqu’au pied du mur qu’il se résignait enfin à prononcer quelques mots ; mais ces mots étaient toujours amers et railleurs.

Depuis le commencement de la révolte, l’Œil Gris, à cause de sa connaissance approfondie de tous les lieux de refuge des noirs dans les mornes et surtout par sa finesse et son adresse à déjouer les pièges diaboliques que les insurgés tendaient avec une incroyable astuce aux soldats, avait rendu d’immenses services à l’armée ; aussi était-il fort aimé et apprécié de tous les officiers ; le général Richepance particulièrement éprouvait pour lui une amitié singulière ; en toutes circonstances, il semblait avoir une grande déférence pour ses conseils et lui témoignait une considération qui souvent étonnait les autres généraux, pour lesquels il n’était qu’un batteur d’estrade, peut-être plus intelligent et plus dévoué à la cause de la France que les autres, mais en somme rien de plus.

Le Chasseur ne semblait faire que très peu de cas de la déférence qu’on lui marquait ; il n’en tenait aucun compte et n’agissait jamais qu’à sa guise.

Sans se préoccuper de l’effet que produirait sur les convives cette grave infraction à l’étiquette, peut-être même sans y songer, l’Œil Gris avait allumé sa courte pipe ; les épaules appuyées sur le dossier de sa chaise, le coude du bras qui tenait sa pipe posé sur la table, une jambe passée sur l’autre, il regardait d’un air narquois ce brillant état-major, tout en battant nonchalamment une marche sur son genou, avec les doigts de la main gauche.

Ses yeux pétillaient de malice, presque de méchanceté, lorsque parfois ils se fixaient à la dérobée sur M. de la Brunerie ; celui-ci tout à la conversation, était loin de se douter qu’un regard aussi puissant et surtout aussi sournoisement interrogateur pesait sur lui.

On se leva enfin de table ; le général Cohen et le général Richepance offrirent le bras aux dames et les convives quittèrent la tente.

Le général en chef fit galamment les honneurs du camp aux dames, puis après une assez longue promenade pendant laquelle elles parurent prendre un vif intérêt à ce qu’elles voyaient, il les reconduisit jusqu’au seuil de la tente préparée pour elles.

Pendant ce temps, M. de la Brunerie était en grande discussion avec les généraux et les Officiers supérieurs de l’état-major.

Tout en admirant le magnifique paysage qui se déroulait devant lui, il examinait avec attention les hauteurs pittoresques du Matouba, s’entêtant de plus en plus dans la persuasion que la position choisie par Delgrès était inexpugnable, que ce serait commettre une insigne folie que d’essayer de faire gravir aux soldats les pentes abruptes des mornes dont les noirs avaient dû, selon toute probabilité, augmenter par des travaux de terrassement les fortifications naturelles.

Les généraux riaient de bon cœur des observations de M. de la Brunerie qui, de même que toutes les personnes étrangères aux choses de la guerre et prétendant discuter sur des sujets qu’elles ignorent, émettait avec le plus remarquable sang-froid les théories les plus renversantes.

Le général Richepance, après avoir pris congé des deux dames, rejoignait en ce moment le groupe de causeurs ; il s’informa du sujet de la discussion.

– Cher monsieur de la Brunerie, dit-il après avoir été en deux mots mis au courant de la conversation, il y a un moyen bien simple de vous convaincre de la vérité de ce que ces messieurs avancent.

– Je ne demande pas mieux que d’être convaincu, je vous l’assure, mon cher général, répondit le planteur ; mais je vous avoue que cela me semble malheureusement bien difficile.

– Parce que vous ne vous rendez pas bien exactement compte de la situation, cher monsieur de la Brunerie. Faites une chose ?

– Laquelle, général ?

– Vous n’êtes point autrement pressé de retourner à votre habitation, n’est-ce pas ?

– Rien ne me presse, en effet, général.

– Eh bien, puisqu’il en est ainsi, demeurez avec nous jusqu’à demain ; je vous donne ma parole de soldat de vous faire assister au spectacle à la fois le plus curieux, le plus intéressant et le plus grandiose que, jamais dans votre vie entière, il vous sera donné d’admirer.

– Quel spectacle ?

– Celui de la prise d’Anglemont.

– Oh ! oh !

– Ma foi, cela est bien tentant et j’avoue que si j’étais seul…

– Que cela ne vous arrête pas ; ces dames et vous, vous ne courrez aucun danger ; le général Sériziat demeurera au camp avec toute sa division ; ainsi vous serez bien gardé.

– S’il en est ainsi ?

– Vous acceptez ?

– Il le faut bien, mon cher général, vous êtes irrésistible, fit-il en riant.

– Dieu veuille que vous disiez vrai.

– Pourquoi donc ?

– Parce que j’ai une autre demande à vous adresser.

– Parlez, général.

– Pas ici, si vous me le permettez, sous ma tente ; la demande que j’ai à vous faire est trop grave.

– Je suis à vos ordres. Ainsi vous croyez que d’ici ?

– Vous verrez ou plutôt vous assisterez à la prise d’Anglemont ; oui, monsieur, parfaitement. Prenez cette longue-vue, je vous prie ; bien ; maintenant voyez-vous ce large point blanc qui semble être d’ici suspendu entre le ciel et la terre ?

– Parfaitement, général.

– Eh bien, ce point blanc, c’est d’Anglemont.

– Comment c’est là mon habitation, fit-il avec surprise ; je ne m’en serais jamais douté ; enfin, puisque vous me l’assurez, général, je dois vous croire : nous serons en effet très bien placés ici pour tout voir. C’est convenu, général, j’accepte votre proposition.

– Vous me comblez, monsieur.

– Maintenant je suis à vos ordres.

– Alors veuillez me suivre, s’il vous plait ?

– Comment donc, général, avec plaisir.

Ils pénétrèrent dans la tente.

La table avait été enlevée déjà et tout remis en ordre.

Seul, le vieux Chasseur fumait toujours, assis dans un coin ; il ne semblait attacher aucune importance à ce qui se passait autour de lui.

Mais aussitôt que le général et le planteur eurent pénétré dans un compartiment intérieur de la tente, le Chasseur se leva vivement, prit la chaise et alla s’asseoir tout auprès de la portière qui servait de porte de communication et il prêta attentivement l’oreille à la conversation des deux hommes.

Le général Richepance offrit un siège au planteur, et se tenant debout devant lui :

– Monsieur, lui dit-il je vous ai annoncé que j’ai une demande à vous adresser ; de cette demande dépend le bonheur de ma vie entière, mais les convenances exigent que je la fasse précéder d’un aveu.

– Parlez, général, mais veuillez avant tout vous asseoir, je vous prie.

– Je préfère demeurer debout si vous me le permettez, monsieur.

– Soit ; expliquez-vous, général.

– Monsieur, je serai bref et franc. J’ai eu l’honneur de rencontrer à plusieurs reprises Mlle Renée de la Brunerie, votre fille, à Paris, chez une de ses proches parentes, de Brévannes. Je nai pu voir Mlle de la Brunerie sans l’aimer…

– Général…

– Je ne me suis jamais écarté du respect que je dois à votre fille, monsieur ; elle maime et je l’aime.

– Général, ce que vous me dites…

– Est l’exacte vérité. Je vous demande encore une fois pardon de vous parler avec autant de franchise et même brusquerie ; mais je suis soldat et accoutumé à aller droit au but.

– Vous dites que ma fille vous aime, général ?

– J’en ai la certitude, monsieur. C’est l’amour profond, et sincère que j’éprouve pour Mlle de la Brunerie qui m’a engagé à demander au premier consul le commandement de l’expédition française à la Guadeloupe ; je voulais me rapprocher de votre fille, entrer en relations avec vous, monsieur, et vous mettre ainsi à même de me juger.

– Général…

– Maintenant je viens à la demande que je désire vous adresser : Monsieur, j’ai l’honneur de vous demander la main de Mlle de la Brunerie, votre fille.

Le planteur se leva ; il était très pâle et semblait en proie à une vive émotion intérieure.

– Général, répondit-il, la demande que vous m’adressez, bien que faite un peu à l’improviste et pour ainsi dire presque à brûle-pourpoint, m’honore plus que je ne saurais vous l’exprimer, mais je dois à mon grand regret vous avertir que…

En ce moment la portière fut soulevée et l’Œil Gris parut.

– Pardon, messieurs, si je vous interromps, dit-il froidement, veuillez m’excuser, j’ai à mentretenir avec M. de la Brunerie de certaines choses qui n’admettent pas de retard.

– Cependant ? objecta le général.

– Il le faut, reprit nettement le Chasseur, en lui lançant un regard d’une expression singulière.

– Je ne comprends rien à cette interruption, vieux Chasseur, dit le planteur avec une certaine vivacité.

– Vous la comprendrez bientôt, monsieur. Quant à vous, général, je vous prie de me laisser quelques instants seul avec M. de la Brunerie ; j’ai, sans le vouloir, entendu votre conversation ; c’est à propos même de cette demande que vous avez adressée à M. de la Brunerie, que je désire l’entretenir.

– Je n’ai rien, que je sache, à traiter avec vous à ce sujet, répondit le planteur, et je ne vous reconnais aucunement le droit de vous immiscer…

– Pardon, monsieur, nous discuterons ce point dans un instant, interrompit le Chasseur. Général, voulez-vous m’accorder la grâce que j’attends de vous ?

– Je me retire, puisqu’il le faut, mais je ne m’éloigne pas.

L’Œil Gris semblait transfiguré ; la métamorphose était complète ; ce n’était plus le même homme ; le ton, les manières, la voix, l’expression du visage, tout était changé en lui.

– Soit, général, ne vous éloignez pas, et rassurez-vous, je ne mettrai pas votre patience à une longue épreuve.

Le général sortit fort intrigué par cette étrange interruption et surtout très curieux de connaître le résultat de l’entretien que les deux hommes allaient avoir ensemble.

Quant à écouter cet entretien, la pensée ne lui en vint même pas.

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