III Dans lequel le commandant Delgrès et le capitaine Ignace causent de leurs affaires

Il nous faut maintenant retourner sur les glacis du fort Saint-Charles, au moment où Télémaque, percé à la fois par les deux baïonnettes des ennemis auxquels, pendant si longtemps, il avait réussi à échapper, s’affaissa sur lui-même en appelant une dernière fois le capitaine Ignace à son secours.

Mlle de la Brunerie, étroitement garrottée dans son hamac et qui, par un hasard providentiel, n’avait reçu aucune blessure au milieu de l’effroyable fusillade pétillant autour d’elle, avait roulé à terre auprès du cadavre du dernier de ses ravisseurs.

La jeune fille, à demi évanouie, à cause des poignantes émotions dont elle avait été assaillie depuis plusieurs heures, n’avait pas conscience des événements qui s’accomplissaient si près d’elle et dont, pour ainsi dire, elle était le centre ; elle se croyait en proie à un horrible cauchemar, et, mentalement, elle adressait à Dieu de ferventes prières.

Le capitaine Ignace était accouru en toute hâte, avec le gros des troupes composant la sortie, du côté où les appels répétés s’étaient fait entendre.

Il avait aperçu le hamac gisant sur le sol, s’en était emparé, puis il l’avait fait enlever par deux de ses soldats, et, tout en protégeant vigoureusement la retraite, il avait réussi à rentrer le dernier de tous dans le fort, maître de la précieuse proie qu’il payait si cher et que le Chasseur avait, un instant, espéré lui ravir.

La jeune fille avait été aussitôt transportée dans un appartement habité par le capitaine Ignace, sa femme et ses enfants.

Le mulâtre, après avoir instamment recommandé à sa femme de prendre les plus grands soins de la jeune prisonnière, s’était retiré afin d’aller rendre compte au commandant Delgrès des événements qui achevaient de s’accomplir.

Le visage du féroce rebelle était radieux ; cet homme éprouvait pour Delgrès, dont la puissante, intelligence l’avait subjugué, une admiration allant presque jusqu’au fanatisme.

Delgrès était tout pour lui.

Bien que l’intelligence étroite et même obtuse, sous certains rapports, du capitaine Ignace, ne lui permit pas toujours d’apprécier, à leur juste valeur, la profondeur des pensées et la grandeur de vues de cet homme réellement extraordinaire, dont le génie planait au-dessus de tous ceux dont il était entouré, et qui méritait mieux que d’être le chef des nègres souvent inconscients du bien comme du mal, Ignace, dompté et séduit par cette organisation d’élite si supérieure en tout à la sienne, en subissait le joug avec une docilité d’enfant, et, qu’on nous passe cette comparaison, peut-être triviale, mais qui rend parfaitement notre pensée, avec une fidélité de chien de Terre-Neuve, qui lèche la main qui le châtie et se sent tout heureux d’un regard ou d’une caresse.

Cet homme indomptable faisant tout trembler autour de lui, cette nature abrupte, ayant plutôt des instincts que des sentiments, se courbait, craintive et obéissante, à la moindre manifestation de la volonté, mot ou geste, de celui qui avait su s’en rendre le maître tout-puissant.

Le capitaine Ignace avait deviné, depuis la fameuse soirée où Delgrès était arrivé si à propos au secours de Renée et du Chasseur de rats, bien que jamais le commandant n’en eût dit un mot ni à lui, ni à d’autres, l’amour profond de son chef pour Mlle de la Brunerie ; le voyant triste, sombre, malheureux, une pensée avait germé dans l’esprit inculte du séide du chef des noirs de la Guadeloupe : s’emparer de la jeune fille, quoi qu’il dût en coûter, et la livrer à Delgrès.

De la pensée à l’exécution, il n’y avait qu’un pas dans l’esprit du mulâtre.

Précédemment, on s’en souvient, il avait par deux fois tenté d’assassiner la pauvre enfant croyant que sa mort ne pouvait qu’être agréable à Delgrès, et aussi, disons-le, en haine, du Chasseur de rats ; – sachant le commandant amoureux de Mlle de la Brunerie, il ne trouva rien de plus simple, rien de plus naturel, que d’enlever la jeun fille, la faire conduire au fort Saint-Charles, et la remettre à son chef, de l’assentiment duquel il se croyait assuré à l’avance, et auquel il s’imaginait faire une très agréable surprise.

Ce projet une fois entré dans sa tête, il organisa avec cette astuce féline et cette patience cauteleuse innée chez la race noire, l’expédition chargée de mettre dans ses mains Renée de la Brunerie ; – jamais, en effet, l’homme de couleur ne recule devant rien pour l’accomplissement d’un désir, si extravagant qu’il soit ; – puis, toutes choses réglées, l’expédition lancée, il attendit, calme et froid, le résultat de ses machinations.

Voilà pour quelles raisons le capitaine Ignace se frottait joyeusement les mains et avait le visage radieux en se rendant auprès de son chef bien-aimé, auquel, au prix d’immenses sacrifices d’hommes et de sang, il avait, pensait-il, préparé une surprise devant le combler de joie.

Delgrès, retiré dans une salle de dimensions assez étroites, meublée parcimonieusement d’une table, de quelques chaises et de rayons cloués au mur, et sur lesquels étaient rangés une centaine de volumes traitant de stratégie militaire, était assis et écrivait à la lueur d’une lampe placée devant lui et recouverte d’un abat-jour qui, en concentrant toute la lumière sur la table, laissait le reste de la pièce dans une obscurité relative.

Cette chambre servait de cabinet à Delgrès ; c’était là que, loin des regards importuns, il se réfugiait pour se livrer au travail, combiner ses plans de défense et organiser la résistance.

Le mulâtre était bien changé, au physique et au moral, depuis le débarquement de l’armée française à la Basse-Terre.

À l’enthousiasme des premiers jours avait succédé ; un abattement profond ; les premiers combats livrés par ses partisans aux Français, combats si acharnés et si sanglants, lui avaient prouvé, par leurs résultats, l’impuissance des noirs, si grand que fût leur courage, à lutter contre les soldats aguerris de la République ; la défection presque générale des nègres des grandes habitations, qui avaient préféré se soumettre, à courir les risques d’une guerre impitoyable avait ébranlé sa confiance dans la constance de ces hommes, incapables, il ne le savait que trop, de comprendre la grandeur du sacrifice qu’il leur avait fait.

Les nouvelles les plus tristes lui parvenaient incessamment de tous les points de l’île.

Les Français étaient partout reçus aux acclamations générales et accueillis par les noirs eux-mêmes, non pas seulement comme des amis, mais encore comme des libérateurs.

Ses lieutenants ne pouvaient, en aucun endroit, parvenir à organiser une défense solide ou seulement réunir des forces capables, par leur nombre, de résister ou, tout au moins, de faire tête pendant quelques jours aux Français.

Delgrès, en moins de dix ou douze jours, en était arrivé a ce point terrible où un homme calcule froidement, quand il a un grand cœur, les quelques chances qui lui restent ; non pas de sortir vainqueur de la lutte qu’il a entreprise, mais de traîner la guerre en longueur, afin d’obtenir de bonnes conditions ; non pas pour lui, mais du moins pour les siens ; ces dernières chances, il sentait qu’elles lui échappaient les unes après les autres ; que bientôt il resterait, sinon complètement seul, mais entouré seulement de quelques hommes fidèles, ou trop compromis pour l’abandonner, et dont la résistance ne saurait être longtemps sérieuse.

En effet, il était trop habile pour se faire la moindre illusion sur les résultats du siège.

Le fort Saint-Charles, spécialement construit pour protéger la Basse-Terre contre l’ennemi du dehors, dominé de toutes parts, établi dans des conditions d’infériorité flagrantes, ne pouvait opposer une longue résistance à une armée brave, disciplinée, commandée par un général intrépide, célèbre, et qui, surtout, n’avait à redouter aucune attaque sur ses derrières, et avait ainsi toute facilité pour conduire les travaux avec sécurité.

La prise du fort Saint-Charles n’était donc qu’une question de temps ou, pour mieux dire, de jours.

Chassé de Saint-Charles, quelle ressource restait-il à Delgrès ?

La guerre des mornes.

Mais cette guerre, très avantageuse aux noirs dans une île comme Saint-Domingue, dont l’étendue, d’au moins trois cents lieues de tour, sur plus de soixante de large, est couverte d’épaisses forêts impénétrables, de mornes inaccessibles, où les noirs poursuivis trouvent un refuge assuré contre les ennemis, les harcèlent et les détruisent en détail, était impossible dans une île comme la Guadeloupe ; cette île n’ayant tout au plus que quatre-vingts lieues de tour, dont la moitié au moins, la Grande-Terre, n’est composée que de plaines basses, où, en quelques jours, les insurgés, retranchés dans les mornes et les bois, seraient cernés par l’armée française et contraints à se rendre ou à mourir de faim.

Le mulâtre ne se faisait donc aucune illusion sur les résultats d’une guerre, entreprise dans une pensée noble et généreuse, il est vrai, mais où manquaient soldats et officiers habiles, et surtout cette foi qui souvent fait accomplir des prodiges contre un ennemi puissant, disposant de ressources immenses en armes et en soldats ; tandis que lui, au contraire, ne pouvant plus compter sur aucun secours de l’intérieur, se trouvait réduit à ses propres forces qui, par surcroît de malheur, diminuaient dans des proportions énormes et semblaient fondre dans ses mains.

Le chef des révoltés sentait donc la terre trembler sous ses pas et prête à lui manquer totalement ; il envisageait bravement sa position en face et calculait combien de jours, combien d’heures peut-être, lui resteraient encore pour soutenir cette lutte désespérée, avant de succomber, sans espoir de se relever jamais de sa chute.

Telles étaient les dispositions d’esprit dans lesquelles se trouvait Delgrès au moment où le capitaine Ignace ouvrit la porte du cabinet et se présenta devant lui, le sourire sur les lèvres.

Delgrès fut intérieurement charmé de cette interruption ; elle l’enlevait pour un moment à ses tristes préoccupations ; par un effort de volonté, il rendit à son visage l’impassibilité froide qui lui était ordinaire, et après avoir indiqué un siège à son fidèle :

– Soyez le bienvenu, capitaine Ignace, lui dit-il, quoi de nouveau ?

– Pas grand’chose, mon commandant, répondit respectueusement Ignace.

– Est-ce que le fort n’a pas tiré, il y a un moment ?

– Pardonnez-moi, commandant, nous avons eu une escarmouche du côté du Galion.

– Des détachements sont sortis ?

– Une centaine d’hommes, au plus.

– Vous savez, capitaine, que je vous ai prié de ne plus risquer de sorties ; elles ont le triple désavantage de fatiguer les hommes, de nous faire perdre du monde et d’être inutiles, maintenant surtout que l’ennemi a poussé ses tranchées presque sous le feu de la place.

– C’est vrai, commandant, mais cette fois il y avait urgence absolue.

– Comment cela ?

– L’ennemi avait occupé, au commencement de la soirée, une position assez forte, d’où il incommodait beaucoup la garnison ; il était donc important de le déloger avant qu’il se fût solidement établi sur ce point.

– Et alors ?

– Alors, nous l’avons culbuté à la baïonnette et nous l’avons rejeté en désordre dans ses lignes, en bouleversant ses tranchées et en enclouant plusieurs pièces.

Ce récit, fait avec un si merveilleux aplomb par le capitaine, n’avait qu’un défaut, c’était d’être à peu près complètement faux ; mais le capitaine Ignace avait, on le sait, à justifier sa conduite.

– Très bien, dit Delgrès en souriant ; mais, mon cher camarade, il m’est permis de vous le dire, à vous, sur qui je puis compter, nous serons avant peu contraints, sinon de nous rendre, du moins d’évacuer le fort.

– Le croyez-vous réellement, commandant ?

– Je ne conserve, malheureusement, pas le moindre doute à cet égard.

– Diable ! la situation se complique, alors ?

– C’est selon le point de vue où l’on se place pour la juger, mon camarade, répondit Delgrès en souriant avec amertume ; d’autres diraient qu’elle se simplifie.

– Dans un cas comme dans l’autre, elle devient critique, n’est-ce pas, commandant ?

– Oui, très critique, capitaine ; aussi, en y réfléchissant, m’est-il venu une idée que je crois bonne.

– Venant de vous, commandant, cette idée ne saurait être qu’excellente.

– Merci, dit froidement Delgrès. J’ai compté sur vous pour son exécution.

– Vous savez, commandant que je vous appartiens corps et âme.

– Voilà pourquoi Je vous ai choisi, mon ami. En deux mots, voici ce dont il s’agit ; écoutez-moi bien.

– Je suis tout oreilles.

– Vous comprenez, n’est-ce pas, que je ne consentirai jamais à une capitulation, si avantageuse qu’elle soit.

– D’ailleurs les conditions n’en seraient pas tenues par les Français.

– Peut-être ; mais là n’est pas la question. Je ne veux pas non plus risquer un assaut, qui nous causerait inutilement des pertes énormes, ni enfin, en dernier lieu, abandonner le fort aux ennemis.

– Cependant, il me semble qu’il est bien difficile de ne pas employer un de ces trois moyens, commandant ?

– Il vous semble mal, capitaine ; voici mon projet. Demain ou cette nuit même, ce qui peut-être vaudra mieux, vous profiterez de l’obscurité pour sortir du fort.

– Moi !

– Vous-même. Vous emmènerez avec vous quatre ou cinq cents hommes ; vous aurez soin de les choisir parmi les plus résolus de la garnison. Vous m’écoutez avec attention, n’est-ce pas ?

– Oui, mon commandant.

– Très bien. À la tête de ces cinq cents hommes vous tournerez, si cela vous est possible, les lignes françaises ; mieux vaudrait éviter le combat et opérer silencieusement et sans être aperçu, votre retraite.

– J’essayerai, commandant ; bien que ce soit difficile de mettre en défaut la vigilance des Français, qui ne dorment jamais que d’une oreille et les yeux ouverts. Mais si je ne réussis pas ?

– Alors, capitaine, à la grâce de Dieu ! Vous sortirez la baïonnette et vous vous ouvrirez passage ; il faut que vous passiez n’importe comment.

– Soyez tranquille, commandant, je passerai.

– J’ai l’intention de me retirer à la Soufrière avec tout notre monde ; la position est formidable, nous pourrions y traîner la guerre en longueur et surtout attendre en toute sûreté les secours qui ne sauraient manquer de nous arriver bientôt.

– Ah ! ah ! nous attendons donc des secours, commandant ? demanda le capitaine avec surprise.

– Des secours nombreux, oui. Mais, chut ! pas un mot à ce sujet ; j’en ai peut-être trop dit déjà, mais je suis certain de votre silence, n’est-ce pas, capitaine ?

– Je vous le promets, commandant.

Delgrès n’attendait aucun secours, par la raison toute simple qu’il était impossible qu’il en reçût du dehors ou du dedans ; seulement il connaissait la crédulité des noirs et il savait que le péché mignon du capitaine était une notable intempérance de langue ; il comptait sur cette intempérance même pour que la nouvelle qu’il lui confiait à l’oreille se répandît rapidement parmi ses adhérents, sur l’esprit desquels elle ne pouvait manquer de produire un excellent effet.

– Mais, continua-t-il d’un ton confidentiel, pour que notre position soit solidement établie à la Soufrière, il faut nous assurer de ses abords, afin surtout de tenir nos communications ouvertes avec la mer. Me comprenez-vous ?

– Parfaitement, oui, commandant, répondit Ignace, qui se gardait bien d’y voir malice et d’y comprendre un seul mot.

Delgrès comptait aussi sur le manque d’intelligence de son lieutenant.

Il continua :

– Il faut donc nous retrancher au Matouba.

– En effet, dit Ignace.

– Il y a là deux habitations situées dans des positions excellentes, fortifiées admirablement par la nature, et d’où il nous sera facile de commander le pays à plusieurs lieues à la ronde.

– Oui, commandant. Je connais parfaitement ces deux habitations, ce sont de véritables forteresses ; elles se nomment, attendez donc, oui, j’y suis : l’habitation de Vermont et l’habitation d’Anglemont.

– C’est cela même ; vous vous en emparerez ; de plus, il se trouve, à une courte distance de là, des fortifications à demi ruinées ; vous les relèverez et vous les remettrez, autant que possible, en état de défense.

– Soyez sans crainte, commandant, je ne perdrai pas une seconde ; vos ordres seront exécutés ponctuellement et à la lettre.

– J’en ai la conviction, mon cher capitaine. Il est inutile, n’est-ce pas, de vous recommander de rallier autour de vous tous ceux de nos adhérents en ce moment disséminés dans les mornes et les grands bois, et de faire rassembler aux deux habitations le plus de vivres et de munitions de guerre qu’il vous sera possible de réunir ?

– Rapportez-vous-en à moi pour cela, commandant. Mais, vous, que ferez-vous ici pendant ce temps-là ?

– Oh ! moi, je ne demeurerai pas inactif, soyez tranquille ; je préparerai tout pour faire sauter le fort, puis je l’évacuerai ; et je vous promets que, si vigilants que soient les Républicains, je réussirai à les tromper. Des hauteurs du Matouba, où vous vous trouverez, vous serez avertis de ma retraite par l’explosion du fort, à laquelle vous assisterez en spectateurs désintéressés.

– C’est vrai, dit en souriant le capitaine.

– Ainsi, mon cher camarade, voilà qui est bien convenu : VOUS garderez toutes les avenues de la Soufrière et vous vous emparerez des deux habitations Vermont et d’Anglemont.

– À quelle heure quitterai-je le fort, commandant ?

– Voyons, il est dix heures et demie ; il vous faut partir entre minuit et demi et une heure du matin ; c’est le moment où la rosée commence à tomber ; les sentinelles sont engourdies par le froid et le sommeil ; vous ne sauriez choisir un moment plus favorable pour le succès de votre expédition. Et maintenant, capitaine, voulez-vous souper avec moi, sans façon ?

– Vous me comblez, mon commandant.

– Allons, nous trinquerons une fois encore ensemble avant notre séparation qui malheureusement, je le crains, sera de courte durée.

– Vous redoutez donc sérieusement, commandant, de ne pouvoir vous maintenir longtemps encore dans la place ?

– Avant trois jours, les batteries françaises auront éteint tous nos feux ; ils nous serreront de si près que l’assaut deviendra inévitable. Ah ! Si nous n’avions affaire qu’aux troupes de la colonie, nous en aurions eu bon marché ! mais il se trouve en face de nous un général habitué aux grandes guerres européennes ; des soldats qui ont vaincu les meilleures troupes du vieux monde ; que pouvons-nous faire, nous, chétifs, contre de pareils géants ? Mourir bravement, voilà tout, et, le cas échéant, nous saurons accomplir se devoir suprême.

– C’est triste ! murmura le capitaine en hochant la tête.

– Pourquoi cela ? s’écria vivement Delgrès, dont un éclair illumina subitement le regard ; nous aurons la gloire de leur avoir résisté ! N’est-ce donc rien, cela ? Nous succomberons, il est vrai, mais vaillamment, les armes à la main, la poitrine tournée vers nos ennemis ; notre défaite même nous fera illustres, nous ne mourrons pas tout entiers ; nos noms survivront sur l’océan des âges ; nous légueront notre exemple à suivre à ceux qui viendront après nous et qui, plus heureux que nous ne l’aurons été, conquerront, eux, cette liberté dont nous aurons été les précurseurs et que nous n’aurons fait qu’entrevoir ! Le siècle qui commence, mon ami, est une de ces époques fatidiques dans l’histoire du monde, plus grandes encore par les idées généreuses qu’elles enfantent que par la gloire dont elles rayonnent ! et qui sont une date grandiose dans le martyrologe de l’humanité ; les semences d’une régénération universelle, éparpillées depuis deux siècles déjà sur tous les points du globe, commencent leur germination ; la faible plante grandira vite et se fera arbre pour abriter, sous son ombre majestueuse, et cela avant soixante ans, la rénovation générale conquise, non par l’épée, mais par la pensée. Nous ne verrons pas, cela, nous autres, mais du moins nous aurons la gloire de l’avoir pressenti !

« Oui, Ignace, mon fidèle ! continua-t-il avec une animation croissante, je vous le prédis, avant soixante ans, l’esclavage, ce stigmate honteux, cette lèpre hideuse appliquée, verrue immonde, sur l’humanité, sera aboli à jamais et la liberté de la race noire proclamée hautement par ceux-là mêmes qui, aujourd’hui, sont les plus acharnés à maintenir son honteux asservissement !

« Traçons donc courageusement notre sillon fécond ; accomplissons jusqu’au bout, et quoi qu’il advienne de nous, notre tâche pénible, et à nous reviendra l’honneur d’avoir les premiers affirmé glorieusement le droit de nos frères, de prendre la place qui leur est due au milieu de la grande famille humaine !

« Mais pardonnez-moi, Ignace, de vous parler ainsi, ajouta-t-il en changeant de ton. Je me laisse, malgré moi, entraîner au torrent d’idées qui m’emporte ! Ce qui doit être sera. Laissons cela. Soupons, mon ami, et choquons nos verres à l’espérance et surtout à de meilleurs jours !

Delgrès frappa alors sur un gong, point d’orgue terrible qui, accentuant les chaleureuses paroles du mulâtre, fit malgré lui, tressaillir Ignace.

Un moment après, une porte s’ouvrit et quatre noirs parurent, portant une table toute servie.

Les deux hommes prirent place et le repas commença.

Delgrès savait parfaitement, lorsque cela lui plaisait, faire les honneurs de chez lui ; cette fois ; il se surpassa et se montra charmant amphitryon et excellent convive.

Pendant le repas, la conversation entre les deux hommes fut vive, enjouée, pétillante même ; nul n’aurait deviné, à les voir et surtout à les entendre, les dangers terribles qui planaient sur leurs têtes.

Lorsque le dessert eût été placé sur la table, Delgrès fit un signe, les domestiques se retirèrent.

– À votre réussite ! dit le chef des révoltés à son convive, en choquant son verre contre le sien.

– À votre succès au fort Saint-Charles, mon commandant ! répondit Ignace.

Les cigares furent allumés.

– Voyons, dit tout à coup Delgrès en regardant fixement le capitaine, expliquez-vous une fois pour toutes, mon ami, cela vaudra mieux.

– Moi, mon commandant, que je m’explique !  fit le capitaine, pris à l’improviste, avec l’expression d’une surprise feinte ou réelle, mais certainement parfaitement jouée.

– Oui, mon cher Ignace, depuis votre entrée dans mon cabinet, je vous examine à la dérobée et je lis sur votre visage un je ne sais quoi de singulier, d’étrange même, s’il faut le dire, qui m’intrigue, et, pourquoi ne l’avouerais-je pas, qui m’inquiète ; et tenez, en ce moment, vous détournez la tête ; vous semblez embarrassé. Pardieu ! mon camarade, si vous avez commis quelques-unes de ces excentricités parfois un peu fortes dont vous êtes coutumier, confessez-vous bravement, je vous donnerai l’absolution ; je ne suis pas pour vous un juge bien sévère, que diable ! plusieurs fois déjà vous avez été à même de vous en apercevoir.

– Ma foi, mon commandant, je ne sais pas comment vous vous y prenez, mais cette fois, comme toujours, vous avez deviné. J’ai quelque chose là ! ajouta-t-il en se donnant une vigoureuse tape sur le front ; quelque chose enfin qui me taquine. Je crains, depuis quelques instants, d’avoir commis une sottise, et cela avec les meilleures intentions du monde.

– C’est toujours ainsi que cela arrive, mon cher capitaine ; mais si la sottise dont vous parlez est réparable, en somme, le mal ne sera pas grand.

– Peut-être… Plus j’y réfléchis, mon commandant, et plus je suis forcé de reconnaître, à ma honte, que j’ai eu tort de faire ce que j’ai fait.

– Expliquez-vous franchement, sans arrière-pensée. Allez, capitaine, je vous écoute.

– Eh bien ; commandant, puisque vous l’exigez, je vous avouerai tout, et cela maintenant avec d’autant plus d’empressement que, devant abandonner le fort dans une heure, j’aurais toujours été obligé de tout vous dire avant mon départ.

– Ceci est une raison, fit Delgrès en souriant.

Le capitaine Ignace détourna la tête, saisit une bouteille de rhum, vida plus de la moitié de la liqueur qu’elle contenait dans un grand verre, qu’il avala d’un trait, aspira deux ou trois énormes bouffées de tabac, posa son cigare sur le bord de son assiette, et prenant enfin son parti :

– Commandant, s’écria-t-il d’une voix sourde, je suis un misérable !

– Vous en avez menti, capitaine ! S’écria vivement Delgrès, qui connaissait son homme mieux que celui-ci ne se connaissait lui-même.

Le capitaine remua deux ou trois fois la tête d’un air de doute et de honte à la fois.

– Si, commandant, reprit-il, je suis un misérable, mais je le répète, mon intention était bonne, ma faute provient de mon dévouement.

– Vous savez, capitaine, que vous procédez par énigmes et que je ne vous comprends pas du tout.

– Cela ne m’étonne pas, commandant, c’est à peine si je me comprends moi-même !

– Voyons, capitaine, finissons-en, expliquez-vous.

– M’y voici, puisqu’il le faut. Depuis quelques jours, commandant, je m’étais aperçu que vous étiez en proie à une tristesse sombre, que rien ne pouvait vaincre ; cela me tourmentait, m’inquiétait même, de vous voir ainsi ; cependant je n’osais vous interroger ; d’ailleurs, vous ne m’auriez pas répondu.

– C’est probable, murmura Delgrès.

– Alors, comme je vous aime et que je souffrais de vous voir malheureux, je cherchai quelle pourrait bien être la cause de cette tristesse.

– L’avez-vous trouvée ?

– Je le crus, du moins.

– Quelle était cette cause ?

– Pardonnez-moi, commandant, mais puisque vous l’exigez, je vous avouerai tout ; je sais très bien que jamais vous ne m’en avez rien dit ; cependant j’ai deviné l’amour profond que vous avez au cœur pour la fille d’un des plus riches planteurs blancs ; cette jeune fille…

– Ne prononcez pas son nom ici, capitaine ! interrompit vivement le mulâtre.

– Soit, mon commandant, je me tairai même si vous le désirez, répondit humblement Ignace.

– Nullement, nullement, continuez, capitaine, continuez, au contraire. Quel parti prîtes-vous après cette découverte ?

– Eh bien, commandant, je me dis alors que ce qui vous faisait ainsi souffrir, c’était d’être séparé, de celle que vous aimez.

– Alors ?

– Alors, commandant, je résolus de vous réunir à elle ; comme il vous était impossible d’aller la rejoindre, il fallait que ce fût elle qui vînt vers vous. Vous savez, commandant, lorsque malheureusement une idée se glisse dans ma cervelle, à tort ou à raison, il faut que je l’exécute.

– Malheureux ! s’écria le commandant avec agitation, qu’avez-vous osé faire ?

– Oui, je le reconnais maintenant, j’ai eu tort ; murmura Ignace avec accablement.

– Parlez ? mais parlez donc ?

– J’ai… mais ne me regardez pas ainsi, je vous en prie, commandant, puisque je reconnais mes torts.

– Ah ! je comprends tout, maintenant ! s’écria Delgrès avec indignation. Vous avez enlevé cette jeune fille ?

– C’est vrai, commandant ; seulement, je ne l’ai point enlevée, je l’ai fait enlever par des hommes sûrs ; ils se sont introduits secrètement dans l’habitation de son père, sont parvenus à s’emparer d’elle et à la conduire ici.

– Ici ! elle est ici !

– Oui, commandant.

– Oh ! malheureux, qu’avez-vous fait ? S’écria-t-il avec douleur. Vous m’avez déshonoré aux yeux de cette jeune fille !

– Moi, commandant ?

– Elle est convaincue que c’est moi qui l’ai fait enlever ; son estime, que j’avais eu tant de peine à conquérir, vous me l’avez fait perdre sans retour ; jamais elle ne supposera que la pensée de ce crime odieux soit venue à un autre qu’à moi !

– Commandant, je me suis conduit comme un scélérat, comme un misérable ! mais la faute que j’ai commise doit retomber sur moi seul ; jamais je ne consentirai qu’il en soit autrement. Cette jeune fille, je ne l’ai pas vue encore, je ne lui ai même pas adressé la parole, je l’ai confiée à Claicine, ma femme. Je vous jure que, avant de quitter le fort, je réparerai, autant que cela dépendra de moi, le mal que j’ai fait, sans le vouloir. Mais, je vous en supplie, commandant, nous allons dans un instant nous séparer, peut-être pour toujours, ne me laissez pas vous quitter ainsi, sous le poids de votre colère ; ne me pardonnez pas, ma faute est trop grande, ce serait trop exiger de vous, mais dites-moi un mot, un seul, qui me fasse espérer que vous me pardonnerez un jour ?

Delgrès, par un effort de suprême volonté, avait reconquis toute sa puissance sur lui-même ; son visage était redevenu de marbre ; il sourit tristement, et tendant la main au capitaine :

– Puis-je vous en vouloir, mon ami ? lui dit-il d’une voix douce ; vous croyiez bien faire ! Allez, je parlerai à cette jeune fille, et peut-être ajoutera-t-elle foi à mes protestations lorsqu’elle verra ma douleur.

Ignace serra avec force la main de Delgrès ; il fit un mouvement comme s’il voulait parler, mais il se ravisa, se leva de table, et sortit d’un pas rapide, sans répondre un mot.

– Mon Dieu ! murmura le mulâtre lorsqu’il fut seul, cette douleur m’était donc réservée !

Et il laissa tomber tristement sa tête sur sa poitrine.

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