IV Où le capitaine Ignace apparaît sous un nouveau jour

Mlle Renée de la Brunerie était évanouie.

Mais cet évanouissement n’avait rien de dangereux ; il était causé, et cela se comprend facilement chez une jeune fille frêle et délicate, accoutumée à toutes les recherches d’une existence luxueuse, bien plus par l’émotion qu’elle avait dû éprouver, la gêne affreuse à laquelle, pendant plus de deux heures, elle avait été soumise, torture physique à laquelle était venue se joindre une torture morale, l’ignorance du sort qu’on lui réservait, que par des souffrances maladives quelconques.

La femme du capitaine Ignace, jeune et charmante créature, aux traits doux et intelligents, au regard mélancolique, dont le teint pâle et mat aurait, en tout autre pays qu’en Amérique, passé pour être de la blancheur la plus pure, se hâta de prodiguer à la jeune fille que son mari lui avait confiée si à l’improviste, ses soins empressés et de lui témoigner cette touchante sollicitude dont les femmes ont seules le secret et que réclamait impérieusement l’état de la belle prisonnière.

Claircine, nous lui avons entendu donner ce nom harmonieux par son mari lui-même, avait fait transporter, par deux domestiques, la jeune fille dans une chambre assez petite, mais élégamment meublée, servant de chambre à coucher ; et là on l’avait étendue sur un lit fort propre.

Au bout de quelques minutes, Mlle de la Brunerie ouvrit les yeux et reprit connaissance.

Ses regards se fixèrent d’abord sur ceux de Mme Ignace qui penchée sur elle, la contemplait avec une expression d’intérêt et de bonté touchante à laquelle il était impossible de se tromper.

– Vous êtes bonne et je vous remercie, madame, dit Renée d’une voix faible.

– Comment vous sentez-vous, madame ? demanda la créole avec une douceur dans la voix et l’accent, dont la malade se sentit émue au fond de l’âme.

– Mieux, bien mieux, madame ; dans un instant, je serai, je le crois, en état de me lever ; l’émotion, la frayeur, que sais-je ? m’ont fait perdre connaissance, mais à présent je suis bien.

– Ne vous levez pas encore, madame ; attendez pour le faire que vos forces soient complètement revenues.

– Je vous obéirai, répondit la jeune fille ; vous avez une si douce façon d’ordonner que je ne me sens pas le courage de vous résister.

– Allons, je vois avec plaisir que cette syncope qui m’inquiétait si fort n’aura pas de suites dangereuses.

– Je vous assure que je me sens tout à fait guérie ; si vous le permettez, je quitterai ce lit ?

– J’y consens ; mais à une condition : c’est que vous vous placerez, ne serait-ce que pour quelques instants, dans ce fauteuil, là près de cette table.

– Combien je regrette de ne pas être plus sérieusement indisposée ? dit la jeune fille en s’asseyant sur le fauteuil ; c’est réellement un plaisir d’être soignée par une si charmante garde-malade.

– Vous êtes une flatteuse, madame.

– Nullement ; je dis, je vous jure, ce que je pense.

En ce moment, une servante vint annoncer à sa maîtresse que le souper était servi et que le capitaine, retenu par le commandant, n’assisterait point au repas.

– Avez-vous besoin de prendre quelque chose, madame ? demanda à Renée sa gentille hôtesse.

– Me permettez-vous d’être franche, madame ? répondit en souriant la jeune fille.

– J’exige la plus grande franchise.

– Eh bien, je vous avoue, puisqu’il en est ainsi, que n’ayant rien pris ou du moins fort peu de chose depuis hier au soir, j’ai grand appétit.

– Tant mieux, alors ! dit gaiement la jeune femme ; mon mari est retenu par son service, nous souperons toutes deux, tête à tête ; mes enfants sont couchés et dorment, nous pourrons causer tout à notre aise.

– Voilà qui est charmant, dit Renée en riant.

– Donnez-moi votre bras, ma belle malade, et passons, s’il vous plaît, dans la salle à manger.

Ce qui avait été dit fut aussitôt exécuté ; les deux jeunes femmes prirent place à table en face l’une et l’autre, et commencèrent leur repas.

Cependant Renée de la Brunerie avait sur les lèvres une question que, depuis quelques instants, elle brûlait de faire sans oser s’y décider ; de son côté, la belle créole était curieuse aussi de connaître la personne que son mari lui avait amenée si inopinément.

À un certain moment du repas, les deux jeunes femmes se surprirent à se regarder à la dérobée ; la maîtresse donna un ordre muet auquel les domestiques obéirent en se retirant aussitôt.

– Maintenant, nous voici seules, rien ne vous gêne plus ; vous désirez m’adresser une question, n’est-ce pas, madame ? dit Claircine avec un sourire engageant.

– C’est vrai répondit Mlle de la Brunerie ; mais votre accueil si affectueux m’a jusqu’à présent empêché de le faire.

– Parlez donc, je vous prie, madame ; si cela dépend de moi, je répondrai franchement à ce que vous me demanderez et je vous apprendrai ce que vous désirez savoir.

– Je vous rends mille grâces, madame ; sans plus tarder, je mets votre complaisance à contribution ; je voudrais savoir en quel lieu je me trouve ; quelle est la personne que je ne connais pas, pour laquelle cependant j’éprouve déjà une sympathie si vive, et dont je reçois une si affectueuse hospitalité ?

– Hélas ! madame, vous êtes ici au fort Saint-Charles.

– Au fort Saint-Charles ?

– Oui ; vous avez été amenée dans cet appartement, qui est le mien, par le capitaine Ignace.

– Oh ! cet homme ! s’écria la jeune Mlle en cachant sa tête dans ses mains avec épouvante.

– N’en dites pas de mal, je vous en supplie, madame ! murmura Claircine d’une voix douce et câline, je suis sa femme !

– Vous ! madame ? s’écria Mlle de la Brunerie en la regardant avec surprise ; oh ! non, c’est impossible !

– Pourquoi donc ?

– Vous, si belle, si bonne, la femme de…

– Je me nomme Claircine Muguet, interrompit doucement la créole ; depuis cinq ans j’ai épousé le capitaine Ignace.

– Pauvre femme !

– Je ne me plains pas, mon mari m’aime, il est bon pour moi.

– Pardonnez-moi, je vous prie, madame, je ne sais ce que je dis, mais votre mari m’a fait beaucoup de mal ; en ce moment encore, vous le voyez ; je suis sa prisonnière ! ajouta-t-elle avec amertume.

– Oh ! madame, s’écria Claircine en lui pressant affectueusement les mains, l’amour et le respect que je dois à mon mari ne me rendent pas injuste, croyez-le bien ; je compatis très sincèrement à vos souffrances et, si cela ne dépendait que de moi, je vous le jure, bientôt vous seriez rendue à ceux qui vous aiment.

– Vous êtes bonne, bien bonne, madame. Quels que soient mes griefs contre votre mari, je le sens, ajouta-t-elle en souriant à travers ses larmes, je ne pourrai plus maintenant m’empêcher d’être votre amie.

– Mais comment se fait-il que vous ayez été ainsi faite prisonnière ce soir ? C’est à peine si mon mari s’est absenté pendant une heure du fort pour faire une sortie.

– Ce n’est pas ce soir que j’ai été faite prisonnière, ma chère Claircine, répondit tristement Renée ; la nuit passée j’ai été enlevée pendant mon sommeil dans l’habitation de mon père, au milieu de mes amis.

– Mon Dieu ! que me dites-vous donc là ?

– Je ne sais pas moi-même comment cela s’est passé, reprit la jeune fille ; les rebelles, pardon, les hommes de couleur, avaient le matin attaqué la Brunerie.

– La Brunerie ?

– Hélas ! chère madame, je suis Mlle Renée de la Brunerie.

– Ah ! vous m’êtes doublement sacrée, alors madame.

– Je ne vous comprends pas, madame.

– Je suis la fille de la sœur de M. David, le commandeur de votre habitation.

– Vous êtes la nièce de ce bon et cher David ? s’écria Renée en embrassant Mme Ignace avec effusion. Ah ! la sympathie qui m’entraînait vers vous ne me trompait pas ; même avant de vous connaître, je devinais que vous étiez mon amie.

Les deux charmantes jeunes femmes confondirent un instant leurs caresses.

– Continuez, je vous prie, madame.

– Appelez-moi Renée, chère Claircine.

– Eh bien, Renée ma mignonne, fît la jeune femme en l’embrassant, continuez. Vous disiez que les rebelles…

– Oui, reprit Mlle de la Brunerie, pendant la matinée, ils avaient attaqué l’habitation ; après un combat très vif, les nôtres les avaient repoussés. Le soir, rentrée chez moi après avoir passé la journée à soigner et à panser les blessés, me sentant un peu fatiguée, je m’étais étendue sur un hamac afin de prendre quelques instants de repos ; peu à peu le sommeil ferma mes yeux, je m’endormis. Je ne saurais dire depuis combien de temps je dormais ainsi, lorsque tout à coup je fus éveillée en sursaut ; je voulus crier, appeler à mon secours, cela me fut impossible : j’avais été garrottée et bâillonnée dans mon hamac pendant mon sommeil. Je sentis que plusieurs hommes m’enlevaient dans leurs bras et m’emportaient rapidement ; puis je n’entendis et ne sentis plus rien, la terreur m’avait fait perdre connaissance.

– Pauvre chère enfant !

– Lorsque je revins à moi, je m’aperçus que j’étais libre, libre seulement de mes mouvements, bien entendu ; mon hamac était accroché à deux énormes fromagers dont la majestueuse ramure s’étendait au-dessus de moi ; j’étais au plus profond des mornes, dans une forêt vierge ; plusieurs hommes, mes ravisseurs probablement, buvaient et mangeaient à quelques pas de moi ; je ne reconnus aucun de ces hommes ; lorsqu’ils s’aperçurent que j’avais ouvert les yeux, celui qui semblait être leur chef s’approcha respectueusement de moi et me demanda si j’avais besoin de quelque chose ; j’acceptai deux ou trois oranges. Mes ravisseurs eurent entre eux une discussion assez longue, à voix basse, dont je ne pus rien entendre, puis l’un d’eux s’éloigna et disparut au milieu des fourrés ; vingt minutes après le départ de cet homme, le chef s’approcha de nouveau de moi ; j’avais la gorge en feu, je suçais le jus des oranges pour essayer de tromper la soif qui me dévorait ; le chef m’annonça que nous allions nous mettre en route de nouveau ; j’essayai de l’interroger, ce fut en vain ; quoiqu’il fût poli, respectueux même, il éluda mes questions et se borna à me protester que je n’avais rien à redouter ni de lui, ni de ses compagnons, et que notre voyage serait de courte durée ; on repartit ; cette fois je voulus marcher, j’étais brisée d’être demeurée si longtemps couchée dans un hamac.

– Pauvre demoiselle ! quelles angoisses vous avez du éprouver, hélas ! murmura : Claircine en essuyant ses yeux remplis de larmes.

– Plusieurs heures s’écoulèrent ainsi ; ces hommes se traçaient, la hache à la main, un sentier à travers la forêt ; nous marchions presque dans les ténèbres ; le chef me soutenait dans les passages difficiles. Vers trois heures de l’après-dîner, on fît une seconde halte ; mon hamac fut accroché, je m’étendis dessus et je ne tardai pas à m’endormir ; lorsque je rouvris les yeux, le soir parti le matin était de retour, mes ravisseurs semblaient inquiets, agités ; leur chef, en m’annonçant que nous allions repartir, jetait autour de lui des regards anxieux, je voulus résister, il donna un ordre, je fus à l’instant enveloppée dans le hamac, mise dans l’impossibilité de faire un mouvement et de rien voir autour de moi ; la marche recommença, mais rapide, cette fois, et précipitée ; j’entendis des coups de feu, mes ravisseurs étaient poursuivis, serrés de près, sans doute ; j’eus un moment d’espoir ; puis la marche redoubla de rapidité ; je sentis mes porteurs s’affaisser ; d’autres prirent leurs places ; on repartit ; tout a coup la fusillade éclata de tous les côtés à la fois ; j’entendis les grondements terribles du canon, des clameurs horribles se mêlant au crépitement sinistre des coups de feu, puis je m’évanouis. Lorsque je repris connaissance, vous étiez là, près de moi, douce, souriante ; mes funèbres apparitions avaient disparu ; un ange les avait remplacées et veillait avec la sollicitude d’une sœur à mon chevet.

– Mais vous ne m’avez pas parlé de mon mari ?

– Je ne l’ai pas vu. Probablement les hommes qui m’ont enlevée ont agi par son ordre ; ou peut-être ajouta Renée avec ressentiment, est-ce par l’ordre d’un autre plus puissant et plus haut placé encore que votre mari, ma chère Claircine ?

– Je ne vous comprends pas, Renée.

– Hélas ! répondit la jeune fille avec un profond soupir, c’est à peine si j’ose m’interroger et me comprendre moi-même ; cette action est à la fois si honteuse et si horrible que je tremble à la pensée de désigner un coupable.

– Espérez, chère belle ; dit la jeune femme d’une voix calme ; peut-être bientôt serez-vous libre et heureuse ; mais vous n’êtes plus seule maintenant ; vous avez près de vous une amie dévouée pour vous consoler et vous aider à souffrir en partageant vos peines.

– Et cela m’est une grande joie, je vous l’assure, ma chère Claircine ; répondit Mlle de la Brunerie avec effusion.

– Maintenant que notre souper est terminé, chère Renée, nous repasserons dans votre chambre à coucher ; l’amie est remplacée par la garde-malade ; venez, ma mignonne, il est temps que vous preniez un peu de repos.

– J’obéis de grand cœur ; malgré mon courage de parade, je me sens brisée.

Elles se levèrent alors de table et se disposèrent à quitter la salle à manger.

En ce moment, là porte s’ouvrit, et le capitaine Ignace parut.

Renée de la Brunerie tressaillit à la vue du capitaine ; Claircine la fit asseoir.

– Veuillez m’excuser, mademoiselle, dit le capitaine, si j’ose me présenter ainsi devant vous.

– Vous êtes chez vous, monsieur, répondit Mlle de la Brunerie avec une politesse glaciale ; libre d’entrer et de sortir à votre guise. D’ailleurs, ajouta-t-elle avec amertume, ne suis-je pas la prisonnière du capitaine Ignace ?

– Voilà précisément pourquoi je viens, mademoiselle, répondit celui-ci avec embarras ; je suis charmé, soyez-en convaincue, de vous voir aussi bien portante.

– Je vous remercie de l’intérêt que vous daignez me témoigner, monsieur ; je sais, depuis longtemps, combien votre sollicitude pour moi est grande.

– Accablez-moi, mademoiselle, adressez-moi les reproches les plus sanglants, je sais que je les mérite ; je vous jure, vous ne m’en adresserez jamais autant que je m’en adresse à moi-même.

Renée de la Brunerie le regarda avec surprise.

– Cela vous étonne de m’entendre parler ainsi, n’est-ce pas mademoiselle ? fit Ignace ; je conçois cela. Que voulez-vous, mademoiselle, c’est ainsi. Je ne suis qu’un mulâtre grossier, brutal, féroce, sans éducation, je le sais ; j’ai de plus cette fatalité que, chaque fois que je veux bien faire, il paraît que mes bonnes intentions n’aboutissent qu’à des sottises ; il est vrai que, presque toujours, je m’en aperçois aussitôt après ; mais c’est égale la sottise est faite.

Ces paroles furent prononcées par le capitaine avec un singulier accent de conviction et de franchise, que la jeune fille en fut toute décontenancée ; elle ne sut plus à quoi s’en tenir sur le compte de cet homme qui faisait si bon marché de lui-même ; elle se demandait si elle devait prendre ce qu’il lui disait au pied de la lettre.

– Je vous avoue, monsieur, répondit-elle avec hésitation, que…

– Vous ne me comprenez pas, mademoiselle ; interrompit-il vivement ; rien n’est plus simple pourtant. J’ai deviné, maladroitement, une chose dont je n’aurais même pas dû m’apercevoir ; alors, voyant constamment (triste et désespéré un homme pour lequel j’éprouve un respect et un dévouement sans bornes, je me suis sottement fourré dans mon étroite cervelle, que la présence près de lui d’une certaine personne lui rendrait sinon le calme et la tranquillité, du moins amènerait peut-être un sourire sur ses lèvres.

La jeune fille lui lança un regard d’une fixité étrange.

– Je vous dis la vérité, mademoiselle, répondit-il nettement à cette interrogation muette ; ce que j’ai fait a failli me coûter assez cher, pour que je n’essaye pas de vous tromper.

– Continuez, monsieur, répondit froidement Mlle de la Brunerie.

– Que vous dirais-je de plus que vous m’ayez déjà compris, mademoiselle ? Dès que cette pensée, si malheureuse pour moi, se fut ancrée dans ma cervelle, elle ne me laissa plus in instant de répit : je résolus de vous faire enlever, vous savez de quelle façon j’ai exécuté mon projet et comment il a réussi ; tous les hommes employés par moi dans cette expédition sont morts jusqu’au dernier ; moi qui l’ai ordonnée, j’en ai le pressentiment, je payerai de ma vie d’avoir été l’instigateur de cette mauvaise action, que je me reproche maintenant comme un crime.

– Ignace ! s’écria sa femme avec douleur, que dites-vous, mon ami ?

– La vérité, chère Claircine ; tout se paye en ce monde, le bien comme le mal ; le mal surtout, ajouta-t-il en baissant tristement la tête.

– Dois-je ajouter foi à vos paroles, monsieur ? demanda Renée d’un air pensif.

– Vous le devez d’autant plus, mademoiselle, que mon repentir est plus sincère ; lorsque j’ai, il y a, une heure, croyant causer une joie immense à mon ami, raconté ce que j’ai fait pour vous amener ici, sa douleur a été si grande, si navrante, que moi, l’homme à l’âme de bronze, je me suis senti blessé au cœur ; j’ai eu honte de mon action, j’ai demandé grâce à mon ami ; lui, il ne m’a adressé ni un reproche ni une plainte, il a courbé tristement la tête et ne m’a dit qu’un mot, un seul, qui m’a navré.

– Un mot, lequel, monsieur ? Vous vous devez à vous-même de tout me dire ! s’écria-t-elle avec une vivacité fébrile.

– Aussi vous dirai-je tout, mademoiselle, répondit le capitaine avec tristesse : « Ignace, m’a-t-il dit, je n’avais qu’un bonheur, tu me l’as ravi : j’étais parvenu à conquérir à force d’abnégation, non pas l’amitié, mais l’estime de cette personne ; par ta faute, je l’ai à jamais perdue ; quoi qu’il arrive, rien ne parviendra jamais à la convaincre que je ne suis pas ton complice. »

– Il a dit cela ?

– Textuellement, mademoiselle. Alors, moi, je l’ai quitté et je suis venu vous trouver pour vous dire : Mademoiselle, le seul coupable, c’est moi ; lui, il ignorait tout, il est innocent !

– C’est bien, monsieur, répondit lentement Mlle de la Brunerie ; ce que vous faîtes en ce moment rachète jusqu’à un certain point, si elle ne peut la réparer tout à fait, l’action que vous avez commise ; je vous sais gré de m’avoir parlé ainsi que vous l’avez fait ; quand j’aurai, moi, obtenu la preuve certaine de ce que vous avancez, peut-être pardonnerai-je l’indigne trahison dont j’ai été la victime. N’avez-vous rien à ajouter, monsieur ?

– Rien, mademoiselle ; je tenais à vous faire une confession complète avant mon départ, afin de soulager ma conscience du poids qui l’oppressait et implorer mon pardon. Maintenant que j’ai accompli ce devoir, il ne me reste plus rien à ajouter.

– Vous partez, Ignace ? demanda vivement sa femme.

– Je pars, ou plutôt nous partons, oui, Claircine ; j’en ai reçu l’ordre à l’instant ; je n’ai plus que quelques minutes à rester dans le fort.

– Mlle de la Brunerie restera-t-elle donc seule ici ? demanda la jeune femme avec inquiétude.

Ignace se frappa le front d’un air embarrassé.

– Je n’avais pas songé à cela, murmura-t-il. En effet, mademoiselle ne doit pas rester ici seule dans cet appartement isolé. Que faire ? J’irais bien le trouver, lui, mais reparaître en sa présence après ce qui s’est passé entre nous il n’y a qu’un instant, je n’oserai pas !… non, je n’oserai pas ! ajouta-t-il avec une énergie farouche.

Claircine se pencha doucement vers son mari.

– Vous partez cette nuit ? lui dit-elle.

– À l’instant.

– Où allez-vous ?

– Je ne puis le dire ; c’est une mission secrète.

– Voulez-vous donc, cher Ignace, exposer vos enfants aux hasards et aux périls d’une longue marche de nuit ?

Après Delgrès, et quelquefois même avant, ce que le mulâtre aimait par-dessus tout au monde, c’était sans contredit sa femme et ses enfants.

– C’est vrai, murmura-t-il, les pauvres innocents que deviendront-ils dans cette débâcle ?

Renée se leva et marcha droit au mulâtre.

– Capitaine, lui dit-elle, me donnez-vous votre parole que vous ne m’avez pas menti ?

– Oh ! s’écria-t-il avec un accent de vérité auquel il était impossible de se tromper, je vous le jure, mademoiselle !

– Eh bien ! écoutez-moi. Selon toutes probabilités, je ne resterai pas longtemps prisonnière dans cette forteresse.

– Cela est certain, mademoiselle.

– Laissez près de moi votre femme et vos enfants ; Claircine est la nièce de M. David, le commandeur de la Brunerie.

– En effet, madame ; il est le frère de sa mère.

– J’aime Claircine, elle est aussi bonne que belle.

– Oh ! cela est bien vrai. Pauvre chère créature, si douce, si dévouée ! s’écria le mulâtre avec émotion.

– Ne la contraignez pas à vous suivre pendant les péripéties sanglantes et terribles de la lutte acharnée que vous avez entreprise ; sa place n’est pas là ; elle est mère, elle se doit à ses enfants. Confiez-moi votre famille ; elle habitera avec moi, près de son oncle, à la Brunerie. Lorsque cette guerre fratricide sera terminée, eh bien, vous viendrez la reprendre ; mais jusque-là elle vivra tranquille et loin du danger.

– Vous feriez cela, mademoiselle ? s’écria le mulâtre en proie à une émotion singulière.

– Pourquoi ne le ferais-je pas, monsieur, puisque je vous le propose ? répondit simplement Renée.

– C’est vrai, mademoiselle. Oh ! je reconnais à présent que vous êtes un ange, et moi un misérable indigne de pardon.

– Vous vous trompez, monsieur ! le repentir rachète toutes les fautes ; vous vous repentez, je vous pardonne. D’ailleurs, il y a beaucoup d’égoïsme de ma part dans la proposition que je vous fais, ajouta-t-elle avec un sourire ; j’aime beaucoup votre charmante femme ; cela me chagrinerait fort d’être séparée d’elle ; de plus, j’aurais une peur affreuse de demeurer seule ici, exposée aux insultes de tous ces hommes pour lesquels je dois naturellement être une ennemie.

– Madame, Chaque mot que vous prononcez ajoute à mes remords ; votre bonté me navre. Chère Claircine c’est pour elle surtout et pour mes enfants que je redoute les conséquences terribles de cette guerre. Qui sait, hélas ! ce qui adviendra de nous tous ? Oh ! cette pensée m’enlève tout courage !

– Cher Ignace, dit tendrement sa femme, me supposes-tu donc une créature sans cœur ? Dieu sait si j’aime nos chers enfants ! mais je t’aime toi surtout, constamment si bon pour moi ; mon devoir est de te suivre, je n’y faillirai pas ; ma place est près de toi, je la réclame.

– Merci, chère femme, tu es dévouée comme toujours, mais cette fois tu ne peux me suivre, toi-même l’as reconnu ; tes enfants, ces douces créatures, réclament impérieusement tes soins ; ils leur sont indispensables ; il te faut, chère femme, faire deux parts de ton cœur, la plus grande pour eux, l’autre pour moi ; le mari ne passe qu’après les enfants.

– Mais toi ? toi, cher Ignace ?

– Moi, Claircine, j’accomplirai ma tache comme tu accompliras la tienne ; à chacun son lot en ce monde chère femme ; le plus dur et le plus pénible appartient de droit à l’homme. Voici l’heure où je dois quitter le fort.

– Ignace !

– Embrasse-moi, chère femme, prends courage, douce et tendre créature, dit-il avec un sourire qui voulait être gai, mais était d’une tristesse navrante. Bah ! après l’orage le beau temps ! Bientôt nous verrons des jours meilleurs !

– Je t’en supplie, reprit la mulâtresse avec insistance, laisse-moi te suivre ; je mourrais loin de toi.

– Non, Claircine, tu vivras pour tes enfants. D’ailleurs, cette séparation ne sera pas de longue durée ; mon premier soin, aussitôt que j’en aurai la possibilité, sera de te rappeler près de moi.

– Tu me le jures ?

– En doutes-tu, chère femme ? Ne sais-tu pas que tu es l’ange de mon foyer ? le rayon de soleil de mes heures sombres. !… Va, crois-moi, mon plus grand bonheur sera de t’avoir près de moi, à mes côtés, ainsi que nos enfants.

– Bien vrai, cela ? bien vrai, Ignace ?

– Enfant ! murmura-t-il en l’embrassant et le pressant avec émotion sur son cœur.

– Oh ! c’est que j’ai peur !

– Tu es folle, chère femme. Avant deux jours nous serons réunis, je te le promets.

– Merci, Ignace, merci.

Le mulâtre se rapprocha alors de Renée de la Brunerie, spectatrice pensive et rêveuse de cette scène, dont elle était doucement émue.

– Mademoiselle, dit-il, j’ai voulu faire et je vous ai fait bien du mal, vous pourtant, vous vous vengez de moi en me faisant tant de bien ; soyez ; oh ! soyez bénie ! Si tous les blancs vous ressemblaient, mademoiselle, nous n’en serions pas aujourd’hui où nous en sommes. Mais à quoi bon songer à cela ? Le mal est fait maintenant, il est irréparable ! Dieu ne consent que difficilement à laisser ses anges descendre sur la terre ; c’est lui qui m’a jeté sur votre passage pour me faire rentrer en moi-même et me contraindre à reconnaître sa justice et sa bonté. Je vous confie ma famille, mademoiselle, et je pars sans inquiétude ; je sais que sous votre toute-puissante protection, désormais le malheur ne saurait l’atteindre ; vous vous êtes noblement vengée ; ma femme et mes enfants, les pauvres chères créatures, vous feront oublier les fautes commises par le mari et par le père.

– Partez, monsieur, partez sans crainte, je tiendrai loyalement la promesse que je vous ai spontanément faite ; votre femme et vos enfants ne me quitteront pas, je les garderai près de moi jusqu’au jour prochain que je désire pour nous tous, où vous pourrez, sans danger, les rappeler près de vous.

– C’est mon plus vif et mon plus sincère désir, mademoiselle. À présent, daignez recevoir une dernière fois mes remerciements et permettez-moi de prendre congé, de vous ; mon devoir m’oblige à quitter immédiatement le fort.

– Allez, monsieur, allez, et que Dieu vous garde !

Le capitaine Ignace salua Mlle de la Brunerie, puis il passa avec sa femme, dont les pleurs inondaient le visage, dans la chambre où ses enfants étaient couchés et dormaient, sous le regard de Dieu, d’un calme et paisible sommeil.

Ce triste et dernier devoir accompli, le capitaine Ignace rentra dans la salle à manger.

Son visage était sombre ; ses traits, crispés par la douleur, avaient pris une expression effrayante à cause des efforts qu’il faisait pour paraître impassible.

Après avoir embrassé sa femme à plusieurs reprises en la réprimandant doucement de pleurer ainsi qu’elle le faisait et la raillant avec une feinte gaieté, sur cette douleur, si peu raisonnable, disait-il, puisqu’ils devaient se rejoindre dans quelques jours au plus tard ; il voulut s’éloigner.

– Je désire rester près de vous jusqu’au dernier moment, lui dit Claircine avec prière ; ne m’en empêchez pas, Ignace, je vous en supplie.

– Viens donc, puisque tu le veux, chère belle.

Le capitaine Ignace sortit de la salle à manger suivi de la pauvre Claircine, sanglotant tout bas malgré ses efforts pour retenir ses larmes, afin de ne pas attrister davantage son mari, dont elle comprenait la muette douleur.

Ils atteignirent bientôt une place d’armes où, depuis quelques temps, les troupes désignées pour l’expédition, étaient réunies avec armes et bagages, prêtes à partir, et n’attendaient plus que l’arrivée de leur chef.

Devant ses soldats, le père et le mari disparurent pour faire place au chef militaire.

Le capitaine embrassa tendrement sa femme une dernière fois ; une larme aussitôt séchée tomba sur sa joue brunie.

Il se plaça résolument à la tête de ses troupes et donna d’une voix ferme l’ordre du départ.

La petite troupe s’ébranla aussitôt ; elle disparut bientôt dans les ténèbres.

Claircine demeura penchée, comme un blanc fantôme, sur le rempart, les regards anxieusement fixés sur la savane sombre et muette.

Aucun bruit ne troublait le calme silence de la nuit. Soudain, le cri éloigné de l’oiseau-diable traversa l’espace.

La jeune femme tressaillit et elle se redressa vivement.

– Il est sauvé !… s’écria-t-elle avec joie.

Elle regagna lentement son appartement.

En pénétrant dans la chambre à coucher, elle vit Renée berçant le plus jeune de ses enfants.

Alors son cœur déborda, elle tomba sur les genoux, joignit les mains et éclata en sanglots.

– Mon Dieu ! s’écria-t-elle avec une navrante douleur.

– Courage ! lui dit doucement Renée en lui montrant le ciel avec un calme et beau sourire.

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