XIIIRenée de la Brunerie voit monter un nuage à l’horizon de son bonheur

Il était environ huit heures du soir.

Le dîner s’achevait à l’habitation de la Brunerie où, depuis trois jours déjà, le planteur et sa fille étaient de retour.

Renée de la Brunerie, à laquelle le séjour de la Basse-Terre déplaisait, surtout depuis que le général en chef avait quitté la ville pour se mettre, en personne, à la poursuite des noirs, avait obtenu de son père de revenir à la plantation ; prière que M. de la Brunerie avait immédiatement exaucée.

Sans être avare, le planteur savait par expérience qu’il ny a rien de tel que l’œil du maître, et dans les circonstances difficiles où la colonie était plongée, il n’était pas fâché de veiller par lui-même sur ses biens.

Donc, le dîner s’achevait ; les convives beaucoup plus nombreux encore qu’ils ne l’étaient huit ou dix jours auparavant, car les déprédations commises par les troupes noires qui tenaient la campagne, avaient obligé tous les blancs disséminés çà et là dans leurs exploitations à chercher provisoirement un refuge chez les riches propriétaires, plus en état de se défendre contre les attaques des révoltés ; les convives, disons-nous, fumaient et causaient tout en savourant leur café.

La conversation était très animée.

Elle roulait exclusivement sur la guerre, sujet palpitant et qui, naturellement, intéressait au plus haut point la plupart des personnes présentes.

MM. Rigaudin et des Dorides soutenaient une polémique assez vive contre le lieutenant Alexandre Dubourg, émettant chacun leur tour et souvent tous les deux à la fois, les opinions les plus erronées sur les mouvements stratégiques de l’armée française, avec un aplomb qui ne pouvait être égalé que par leur complète ignorance du sujet qu’ils traitaient avec une si grande désinvolture ; ces hérésies, auxquelles, à cause de leur ineptie même, il lui était souvent impossible de répondre, faisaient bondir l’officier sur son siège, ce que les deux planteurs ne manquaient point de prendre pour une victoire ; alors ils accablaient le malheureux lieutenant de plaisanteries à double sens et de sourires ironiques, en se frottant les mains et en promenant avec fatuité des regards triomphants autour d’eux.

Cependant les nouvelles de la guerre étaient meilleures ; on avait appris par le sergent Kerbrock, sorti de l’ambulance et de retour depuis l’après-dîner à l’habitation, que le capitaine Ignace avait été mis en déroute et son détachement complètement détruit à Brimbridge ; que lui-même avait été contraint de fuir presque seul et de se réfugier en toute hâte dans les mornes, d’où on espérait qu’il ne sortirait plus.

Les hôtes de M. de la Brunerie savaient de plus – comment le savaient-ils ? nul n’aurait pu le dire, puisque le sergent Kerbrock, le seul étranger qui eut paru ce jour-là à la Brunerie, lignorait lui-même, – que, le matin, les noirs retranchés à l’habitation d’Anglemont avaient envoyé un parlementaire au général en chef, à son quartier général ; que ce parlementaire avait été reçu par Richepance et traité avec les plus grands égards.

Là s’arrêtaient les renseignements.

Mais les dignes planteurs en savaient assez pour étayer sur ces renseignements les théories les plus saugrenues.

Avec l’insouciance native qui distingue les créoles, les braves planteurs, à peu près ruinés pour la plupart, avaient déjà oublié leurs malheurs particuliers pour ne plus songer qu’aux événements dont leur île était le théâtre ; les commenter et les discuter avec ce feu et cette animation, qu’ils mettent même dans les discussions les plus futiles, et qui font souvent supposer qu’ils se querellent, aux étrangers peu au fait de leur caractère, lorsqu’ils ne font, au contraire, que causer de la manière la plus amicale, mais avec force cris et gestes.

M. de la Brunerie, comme de coutume, présidait une des tables, et M. David, le majordome, présidait la seconde.

Renée de la Brunerie, un peu souffrante, nassistait pas au dîner ; elle s’était fait servir chez elle.

Retirée dans son appartement, assise à une table où se trouvaient deux couverts, Renée dînait en tête à tête avec une belle jeune fille ; à peu près de son âge, douce ; gracieuse, et dont les grands yeux noirs pétillaient de malice et de gaieté.

Cette jeune fille était Melle Hélène de Foissac, la sœur de Gaston, la compagne d’enfance de Renée et surtout son amie de cœur.

Les deux jeunes filles dînaient, avons-nous dit ; nous nous sommes trompé, nous avons voulu dire picoraient comme des bengalis capricieux, et surtout rassasiés ; en effet, c’est à peine si elles touchaient ou mordillaient du bout de leurs lèvres roses, les mets appétissants et variés que tour à tour leur présentaient d’un air câlin leurs ménines, admises seules à les servir à table.

Une indéfinissable appréhension se laissait voir sur leurs charmants visages.

Renée était préoccupée, triste, pensive ; Hélène, elle-même, peut-être par sympathie, semblait avoir perdu une partie de sa gaieté ordinaire.

Leur conversation, à bâtons rompus, ne procédait que par bonds et par saccades, tantôt vive, fébrile même, tantôt froide, languissante ; elle effleurait tous les sujets et souvent elle était interrompue par de longs silences.

Le matin de ce jour, M. de la Brunerie avait eu avec sa fille une longue et sérieuse conversation qui avait causé à la jeune fille une impression tout à la fois si vive et si forte, que, bien que plusieurs heures se fussent écoulées depuis cet entretien, cette impression durait encore.

Le planteur, à la vérité en termes très vagues et sans vouloir rien préciser positivement, avait fait sentir à sa fille, qu’il était résolu à mettre un terme à ses hésitations continuelles sur son mariage.

Que le bruit fâcheux d’une rupture entre elle et son fiancé Gaston de Foissac s’était répandu dans la colonie et surtout à la Basse-Terre ; que les commentaires allaient grand train comme toujours en pareil cas ; que ces commentaires étaient loin d’être obligeants pour elle, qu’il était temps de les faire cesser et de les arrêter complètement, en fermant la bouche aux bavards par son mariage avec son cousin Gaston de Foissac ; mariage convenu depuis tant d’années et qu’il voulait absolument conclure aussitôt après la défaite des rebelles, ce qui, ajoutait-il, ne pouvait pas manquer d’avoir lieu bientôt.

M. de la Brunerie, qui, en commençant cette conversation avec sa fille, s’était intérieurement promis de rester dans les généralités et de ne rien dire de trop positif ou de trop direct, n’avait pas manqué cette fois de faire comme il faisait toujours, c’est-à-dire qu’il s’était laissé aller trop loin, et avait ainsi obtenu un résultat diamétralement opposé à celui qu’il se proposait d’obtenir.

La même chose arriva à Renée, mais de la part de la jeune fille, ce fut avec intention, de parti pris.

Au lieu de suivre, ainsi qu’elle devait le faire, l’excellent conseil que son ami le Chasseur de rats lui avait donné, de ne répondre ni oui ni non à son père, et d’essayer ainsi de gagner du temps, la fière jeune fille, dont le noble caractère répugnait surtout au mensonge et que son organisation essentiellement loyale rendait très peu apte à ces discussions dont la ruse et la finesse doivent faire tous les frais, avait répondu de telle sorte à M. de la Brunerie, sans cependant pour cela, sortir des bornes du respect qu’elle professait pour lui, que le planteur en était d’abord demeuré abasourdi ; puis au bout de quelques instants, aussitôt que son sang-froid était revenu ou à peu près, il était sorti en déclarant à sa fille qu’avant quinze jours, elle épouserait son cousin Gaston de Foissac.

Jamais son père, dont elle se savait tendrement aimée, ne lui avait parlé avec cette rudesse ; aussi Renée avait-elle été douloureusement frappée ; non pas peut-être autant de la décision de M. de la Brunerie que du ton blessant dont ces paroles avaient été prononcées par lui.

Lorsque la hautaine jeune fille avait entendu son père s’exprimer ainsi qu’il l’avait fait, il lui avait semblé qu’une fibre secrète de son cœur s’était tout à coup rompue ; elle qui aimait si pieusement son père, qui se croyait aimée de lui au-dessus de tout ; elle s’était sentie douloureusement affectée en reconnaissant que l’orgueilleux vieillard avait placé l’amour-propre et l’entêtement au-dessus de la tendresse filiale si pure et si entière de sa fille ; elle en concluait que tous les torts se trouvaient du côté de son père, puisque l’obéissance qu’il exigeait d’elle devait faire le malheur de sa vie, en la contraignant, malgré ses prières, à épouser un homme qu’elle n’aimait pas ; qu’elle n’aimerait jamais.

Il est vrai que la réponse faite par la jeune fille avait été si nette, si claire, si précise que, jusqu’à un certain point elle justifiait la grande colère du vieillard.

– Mon père, avait-elle dit, tout en rendant la plus entière justice aux belles et nobles qualités de mon cousin Gaston de Foissac, jamais je ne l’aimerai ; j’en aime un autre auquel j’ai, depuis longtemps déjà, engagé ma foi ; je serai sa femme ou je mourrai vieille fille.

– Ah ! avait répondu le planteur, vous refusez d’épouser votre cousin envers lequel, moi, je me suis engagé ?

– Je regrette, mon père, que vous, qui m’aimez tant, ayez pris cet engagement funeste, sans daigner consulter mon cœur.

– Ta ! ta ! ta ! avait-il fait en riant, tout cela n’a pas le sens commun ; ce sont des raisonnements de petite fille ; vous l’épouserez.

– J’ai le chagrin de vous répéter pour la seconde fois, mon père, que je n’épouserai pas mon cousin parce que mon cœur est à un autre ; que cet autre m’aime et que nous nous sommes juré de nous unir ensemble ou de ne jamais nous marier.

– Fadaises que tout cela, mademoiselle ; j’ai entendu parler de cet amour romanesque ; j’ai refusé d’y ajouter foi, sans même me soucier de prendre la peine de demander le nom de ce beau ténébreux.

– Vous avec eu grand tort, mon père, de ne pas ajouter foi à cet amour ; il est sincère et profond. Quant au nom de ce beau ténébreux que vous avez refusé de connaître, je n’ai aucun motif de le cacher ; je vais vous le dire, mon père : c’est le général Antoine Richepance, commandant en chef le corps expéditionnaire français.

– Ah ! ah ! c’est donc lui ! s’écria M. de la Brunerie, je m’en doutais.

– Vous deviez vous en douter, en effet.

– Que voulez-vous dire ?

– Rien de plus que ce que je vous dis, mon père.

– Eh bien ! puisqu’il en est ainsi, j’en suis fâché pour le général Richepance, mais vous ne l’épouserez pas, mademoiselle.

– Soit, mon père ; à mon tour je vous déclare aussi que je népouserai personne, dussé-je en mourir ! avait-elle répondu avec une fermeté qui avait causé au vieillard l’émotion dont nous avons parlé.

Cest alors que M. de la Brunerie avait dit à sa fille les paroles que nous avons rapportées plus haut, et avait quitté sa chambre à coucher, où cette scène se passait, en proie à une si grande animation.

Renée avait passé la journée tout entière à pleurer, sans que son amie, Mlle Hélène de Foissac, avec ses douces caresses, réussit à tarir ses larmes. D’ailleurs, Hélène aussi avait ses peines, mélangées de joie, il est vrai, mais cuisantes cependant.

La conduite héroïque du capitaine Paul de Chatenoy lors de l’évacuation du fort Saint-Charles par les noirs et la distinction éclatante qui en avait été la récompense l’avaient, à la vérité, comblée de joie ; car, on le sait, Hélène aimait le jeune officier, dont elle était adorée ; leur mariage était convenu et devait être célébré très prochainement ; mais, d’un autre côté, Hélène avait été excessivement peinée par la résolution prise si à l’improviste par son frère Gaston, résolution dont elle avait aussitôt deviné les motifs secrets ; elle ne pouvait en vouloir à son amie de ne pas aimer Gaston, quelles que fussent d’ailleurs ses qualités personnelles ; mais si elle plaignait Renée, son amie, elle plaignait bien plus encore Gaston, son frère, si digne d’être aimé et si malheureux de ne l’être pas.

Les jeunes filles avaient terminé leur repas ; depuis quelques minutes elles s’étaient levées de table et étaient passées dans un boudoir, lorsque M. de la Brunerie, après s’être fait annoncer, entra une lettre à la main, en compagnie du Chasseur de rats que suivait à ses talons, comme de coutume, son inséparable meute de chiens ratiers.

En apercevant son père, la jeune fille se sentit pâlir malgré elle ; cependant, se remettant aussitôt, elle se leva, fit une profonde révérence, baissa les yeux et attendit.

– Ma chère enfant, dit le planteur d’un ton qu’il essayait de rendre enjoué, sans doute afin de donner le change au Chasseur, dont la perspicacité l’inquiétait toujours, je reçois à l’instant une lettre du général Richepance.

– Ah ! fit-elle, avec un tressaillement nerveux, en levant sur son père ses grands yeux pleins de larmes.

M. de la Brunerie détourna la tête pour ne pas voir l’émotion de sa fille et il continua en feignant de plus en plus la bonne humeur.

– Oui, cette lettre m’a été remise à l’instant par notre ami le Chasseur, qui me l’a apportée en personne. Le général, paraît-il, a véritablement accordé une entrevue à ce misérable Delgrès ; cette entrevue, dont, entre nous, je n’augure rien de bon au reste, doit, paraît-il avoir lieu demain, à dix heures du matin, à l’habitation Carol, sur la première pente du Matouba.

– Que me fait cela, mon père ? demanda Renée avec un accent glacial.

– Attends donc, chère enfant, continua imperturbablement le planteur. Il paraît que ce Delgrès exige que tu tiennes la promesse que tu lui as faite, prétend-il, et que tu assistes à cette entrevue.

– Le commandant Delgrès ne prétend rien qui ne soit exact, mon père ; je lui ai, en effet, promis d’assister à l’entrevue qu’il demanderait au général Richepance ; cette promesse a été faite devant témoin.

– Je l’affirme, dit le Chasseur de rats ; cela a eu lieu en ma présence au fort Saint-Charles.

– Soit ; cest possible, se hâta de dire le planteur, bien, que je ne me doute nullement pourquoi ; mais ces hommes de couleur sont tellement maniaques que, quoi qu’on fasse, on ne sait jamais à quoi s’en tenir avec eux.

– Mon père, répondit la jeune fille, je ne puis ni ne veux essayer de pénétrer les motifs secrets que pouvait avoir le commandant Delgrès, lorsqu’il me pria de lui faire cette promesse ; je me bornerai à vous dire qu’il venait de me rendre un service immense, vous le savez déjà depuis mon retour à la Basse-Terre ; je n’insisterai donc pas sur ce sujet ; je ne devais pas refuser à cet homme une aussi légère satisfaction. Cette promesse, je la lui fis volontairement, il me la rappelle aujourd’hui, c’est son droit ; je la tiendrai de même que j’ai toujours tenu et que toujours je tiendrai les promesses que j’ai faites ou que je ferai, ajouta-t-elle d’une voix ferme avec un accent incisif.

– Hum ! fit le planteur avec embarras en entendant articuler si nettement par sa fille cette menace voilée.

Mais se remettant presque aussitôt, il reprit en souriant :

– Voilà qui est bien ; quand partons-nous pour le camp, ma mignonne ?

– Cela m’est complètement indifférent, mon père, répondit-elle nonchalamment ; cela dépend de vous, nous partirons quand il vous plaira.

– Merci, chère enfant. Vous nous accompagnerez, n’est-ce pas, Chasseur ?

– Oui, répondit laconiquement le vieillard, dont le regard scrutateur ; était depuis quelques instants opiniâtrement fixé sur le pâle visage de la jeune fille.

– À quelle heure pensez-vous que nous devions partir ?

– À huit heures du matin, au plus tard. Bien que la route ne soit pas longue, cependant il faut tenir compte de l’état des chemins ; ils sont mauvais, difficiles, obstrués et même coupés en plusieurs endroits.

– C’est parfaitement exact. Nous partirons donc à huit heures du matin, c’est convenu ; je donnerai les ordres nécessaires pour que l’escorte soit prête.

– Quelle escorte ? demanda le Chasseur.

– Pardieu ! celle que nous emmènerons avec nous pour nous défendre en cas de besoin.

– Cest inutile, monsieur ; il y a une suspension d’armes entre les Français et les rebelles ; d’ailleurs, Mlle de la Brunerie ne possède-t-elle pas la meilleure escorte possible, un sauf-conduit signé par Delgrès lui-même ?

– Je possède en effet ce sauf-conduit, dit la jeune fille.

– Cest possible ; mais, franchement, croyez-vous bien sérieusement que ce misérable Delgrès…

– Le commandant Delgrès n’est pas un misérable, monsieur, interrompit durement le Chasseur ; c’est un homme d’honneur comme vous, qui combat pour une cause qu’il croit juste et qui l’est effectivement à ses yeux et à ceux de bien d’autres encore ; son seul tort vis-à-vis de vous, est d’être votre adversaire.

– Permettez, vieux Chasseur ; mon opinion sur cet homme est faite depuis longtemps, je n’en changerai pas ; il est donc inutile de discuter à ce sujet ; puisque vous êtes convaincu que ce sauf-conduit sera respecté et qu’il suffira pour protéger ma fille, nous ne prendrons pas d’escorte. Ainsi n’oublions pas, mon enfant, demain, à huit heures précises du matin.

– Je serai prête, mon père, dit Renée.

– Et moi aussi ! s’écria vivement Hélène.

– Comment, vous aussi, petite cousine ?

– Certes, cher monsieur de la Brunerie, je désire beaucoup, depuis longtemps, visiter le camp français ; l’occasion s’en présente, j’en profite ; quoi de plus simple ? À moins pourtant, mon cousin, que ma compagnie ne vous paraisse ennuyeuse et désagréable, auquel cas je m’abstiendrai.

– Vous ne pouvez le supposer, chère cousine ; je serai, au contraire, très heureux que cette promenade – car ce n’est pas autre chose, – soit honorée de votre charmante présence.

– On n’est pas plus aimable ; puisque vous êtes si gracieux, mon cousin, cest entendu, je pars avec vous.

– Vous me comblez, Hélène, répondit le planteur, qui faisait une moue affreuse. Maintenant je prends congé de vous, en vous souhaitant une bonne nuit.

– Bonsoir donc, mon cousin, et à demain.

– C’est entendu ; bonsoir Renée, dors bien, ma chère enfant.

– Bonsoir, mon père, répondit froidement la jeune fille en tendant, d’un air distrait, son front au planteur qui y mit un baiser.

M. de la Brunerie se retira alors, suivi du Chasseur qui, avant de sortir, échangea un regard triste avec Renée.

Les jeunes filles se trouvèrent seules dans le boudoir.

– Courage, chère Renée ! s’écria joyeusement Hélène, qui sait si demain ne sera pas pour toi un jour de bonheur !

– Charmante folle que tu es, répondit tristement son amie, pourquoi veux-tu qu’il en soit ainsi ?

– Que sais-je ? J’ignore pourquoi, un pressentiment peut-être ! On en a parfois comme cela, c’est indépendant de la volonté. Il me semble que demain il nous arrivera quelque chose d’heureux. Sèche tes beaux yeux et sois gaie, ma mignonne, et surtout espère. L’espérance est le diamant le plus pur que Dieu ait déposé dans le cœur de ses créatures pour leur donner le courage et la force de vivre ; sans l’espérance, ma chérie, la vie deviendrait impossible.

Malgré sa tristesse, Renée ne put s’empêcher de sourire.

– À la bonne heure, reprit Mlle de Foissac ; voilà comme je t’aime, cher ange ne pleure pas, si tu veux toujours être belle ; cela rend très laide les larmes, je t’en avertis. Bah ! attendons demain… Veux-tu m’embrasser ?

– Oh ! de grand cœur, ma chère Hélène.

Les deux jeunes filles tombèrent en souriant dans les bras l’une de l’autre.

Le lendemain à huit heures du matin, ainsi que cela avait été convenu la veille, tout était prêt pour le départ.

Une dizaine de chevaux fringants et richement harnachés piaffaient, en blanchissant leur mors d’écume, au bas du perron de l’esplanade.

Car, bien que M. de la Brunerie eût, d’après l’avis du Chasseur, complètement renoncé à son projet d’escorte, il ne pouvait cependant marcher sans cette suite de serviteurs, cortège obligé, qui sans cesse accompagne les planteurs lorsqu’ils sortent de leur habitation pour faire une excursion, si courte qu’elle soit.

Les commentaires ne tarissaient pas parmi les hôtes de M. de la Brunerie sur l’imprudence que commettait le planteur en se hasardant ainsi en rase campagne, sans emmener seulement un homme armé avec lui.

Mais M. de la Brunerie ne répondait que par des sourires de bonne humeur aux observations qui lui étaient faites par ces officieux importuns, bien qu’animés des meilleures intentions ; le Chasseur de rats, immobile auprès des chevaux, les deux mains croisées appuyées sur l’extrémité du canon de son fusil et ses chiens couchés à ses pieds, haussait dédaigneusement les épaules en les regardant d’un air goguenard, tout en murmurant à demi voix ce mot si désagréable et si malsonnant pour les oreilles auxquelles il serait parvenu :

– Imbéciles !

Les deux dames parurent enfin, suivies de leurs ménines et de deux ou trois servantes chacune, pas davantage ; c’était modeste pour des créoles ; il n’y avait, certes, pas à se plaindre.

Elles montèrent à cheval. Puis M. de la Brunerie, après avoir, à voix basse, adressé quelques recommandations à M. David, se mit en selle à son tour, et, le Chasseur ayant pris la tête de la petite troupe, on partit.

Le Chasseur de rats n’avait rien exagéré lorsqu’il avait dit la veille que les chemins étaient mauvais : ils étaient exécrables ; tous autres chevaux que les excellentes petites bêtes montées par les voyageurs, accoutumées à grimper comme des chèvres à travers les sentiers les plus abrupts sans jamais y trébucher, ne seraient point parvenus à en sortir.

Les noirs avaient tout détruit et bouleversé avec acharnement, dans le but sans doute de fortifier les positions qu’ils occupaient dans les mornes ; non-seulement ces chemins, assez difficiles déjà en temps ordinaire, étaient défoncés de distance en distance et coupés par de larges tranchées très profondes ; mais, comme si ce n’eût pas été assez de cet obstacle, des arbres énormes, coupés au pied, étaient jetés en travers de la route, entassés pêle-mêle les uns sur les autres, et formaient ainsi de véritables barricades qui obstruaient complètement le passage.

Il fallait des prodiges d’adresse, une sûreté de pied inimaginable chez les chevaux, pour qu’ils réussissent à se frayer un chemin à travers ces inextricables fouillis, sans renverser leurs cavaliers, ou rouler eux-mêmes au fond des précipices, béants sous leurs pas.

Le spectacle qui s’offrait aux regards des voyageurs le long de leur route, et aussi loin que leur vue pouvait s’étendre dans toutes les directions, était des plus tristes et des plus désolés.

Partout c’étaient des décombres, des ruines, dont quelques-unes fumaient encore ; des débris tachés de sang, des cadavres enfouis pêle-mêle sous des monceaux de poutres à demi brûlées, et au-dessus desquels planaient en larges cercles avec des cris rauques et stridents les immondes gypaètes.

Partout c’était l’aspect le plus hideux des désastres de la guerre, avec toutes les horreurs qu’elle entraîne à sa suite.

Un tremblement de terre, eût-il duré une journée entière, n’eût certes pas causé d’aussi effroyables ravages, et produit de tels malheurs.

Les jeunes filles se sentaient frémir malgré elles à la vue de cette campagne si belle, si riante, dont la végétation était, quelques semaines auparavant, si puissante et si plantureusement exubérante ; et maintenant, semblait avoir été bouleversée de fond en comble par un cataclysme horrible, et ne présentait plus aux regards affligés, qu’un chaos confus, immonde, repoussant, d’objets sans nom, sans couleur, foulés aux pieds, brisés comme par la rage insensée des bêtes sauvages, et dont la vue seule faisait horreur.

Vers neuf heures et demie, c’est-à-dire une heure et demie après son départ de la plantation, la petite troupe, qui avait été contrainte de marcher très lentement au milieu de cet effrayant dédale où elle ne parvenait que fort difficilement à s’ouvrir un passage, aperçut enfin, à environ deux portées de fusil devant elle, les grand’gardes de l’armée française ; et, plus loin en arrière, les feux de bivouac du camp, dont la fumée montait vers le ciel en longues spirales bleuâtres.

Le commandant Paul de Chatenoy, car déjà le jeune officier portait les insignes de son nouveau grade, attendait aux avant-postes larrivée des voyageurs, avec une escorte de dix dragons, que le général en chef avait envoyés pour leur faire les honneurs à leur entrée dans le camp.

La vue du commandant de Chatenoy causa une joyeuse surprise à Mlle Hélène de Foissac ; la jeune fille était loin de s’attendre à rencontrer si promptement, et surtout si à limproviste, celui qu’elle aimait.

La réception faite par M. de la Brunerie et sa fille au nouveau chef de bataillon, fut des plus affectueuses.

Paul de Chatenoy leur souhaita la bienvenue de la part du général en chef, et rangeant son cheval auprès des leurs, après avoir donné à ses dragons l’ordre de prendre la tête de la troupe, il guida les nouveaux venus à travers les rues du camp, jusqu’au quartier général, au milieu duquel s’élevait la tente du commandant en chef, surmontée d’un large drapeau tricolore.

Le général Richepance était à cheval ; il attendait au milieu d’un nombreux et brillant état-major.

En apercevant M. de la Brunerie, le général poussa vivement son cheval à sa rencontre, mit le chapeau à la main pour le saluer, et s’inclinant devant les dames avec cette exquise courtoisie dont il possédait si bien le secret, après les premiers compliments, il dit, en s’adressant à Renée de la Brunerie, qui n’avait pas encore prononcé une seule parole, mais qui fixait sur lui un regard d’une expression singulière :

– Mademoiselle, avant tout, permettez-moi de vous adresser mes excuses les plus humbles et les plus profondes ; je suis aux regrets, croyez-le bien, de vous avoir occasionné un aussi désagréable dérangement, surtout à une heure si matinale, et de vous avoir ainsi contrainte à vous rendre dans mon camp ; soyez bien convaincue, je vous en conjure, qu’il n’a pas dépendu de moi qu’il en fût autrement.

– Général, répondit doucement la jeune fille avec un pâle sourire, il n’est besoin de m’adresser aucune excuse ; je viens accomplir un devoir en m’acquittant de la promesse que j’avais faite au commandant Delgrès ; il est donc, je vous le répète, inutile de vous excuser près de moi d’une chose, qui n’est en réalité que le fait de ma propre volonté. Me voici à vos ordres et prête à vous accompagner où vous jugerez convenable de me conduire.

– Je suis réellement confus, mademoiselle ; heureusement que le but de notre excursion est assez rapproché.

– À l’habitation Carol, je crois, général ? dit alors le planteur.

– Oui, monsieur, à deux pas d’ici ; c’est le lieu choisi par le chef des rebelles lui-même, pour notre entrevue.

– Allez donc, général ; je vous confie Mlle de la Brunerie.

– Honneur dont je saurai être digne, monsieur, répondit Richepance.

– Général, demanda Renée, est-ce que Mlle de Foissac ne peut pas m’accompagner ?

– Si cela lui plaît, mademoiselle, rien ne s’y oppose.

– Oh ! quel bonheur ! s’écria la jeune fille en battant des mains ; c’est charmant ! Je vais enfin voir ce féroce rebelle. Est-ce qu’il est bien laid, général ?

– Mais pas trop, mademoiselle ; répondit Richepance, je le crois, du moins, car je ne le connais pas. Excusez-moi de donner l’ordre du départ, mademoiselle, le temps nous presse. M. de la Brunerie, à bientôt et mille remerciements.

– Vous ne me devez rien, général, je n’ai fait qu’accomplir un devoir, répondit courtoisement le planteur.

– Commandant, demanda Richepance à Paul de Chatenoy, l’escorte est-elle prête ?

– Oui, mon général.

– Alors, en marche… Messieurs, ajouta Richepance en saluant à la ronde, au revoir !

– À bientôt, général ! répondirent respectueusement les assistants.

Le commandant en chef sortit alors du camp, en compagnie des deux jeunes filles et sous l’escorte du commandant de Chatenoy et de vingt dragons.

Il était dix heures moins un quart du matin.

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