XII Pourquoi Delgrès envoya le capitaine Ignace en parlementaire.

Le lendemain, le général en chef fut informé d’une manière certaine, par ses espions, que Delgrès, à la tête d’une partie des révoltés qui avaient avec lui abandonné le fort Saint-Charles, après avoir habilement dérobé sa marche et laissé en arrière quelques détachements afin de masquer son mouvement, avait pris une route détournée pour gagner les hauteurs du Matouba.

Le général se mit aussitôt en devoir de l’y poursuivre avec des forces considérables.

Quelques jours s’écoulèrent après lesquels Richepance reçut, par un aide de camp du général Gobert, le rapport détaillé de l’expédition dont ce général avait été chargé par lui et qu’il avait heureusement terminée.

Le capitaine Ignace, ainsi que Richepance l’avait prévu, s’était mis en marche sur la Pointe-à-Pitre dans le dessein de surprendre cette ville et de la détruire.

L’exécution de ce projet paraissait au capitaine Ignace le seul moyen de rétablir les affaires de l’insurrection, et de relever les espérances de ses adhérents, que tant de défaites successives commençaient à sérieusement inquiéter sur l’issue de la guerre.

Le général Gobert n’avait pas tardé à atteindre l’arrière-garde du capitaine Ignace au poste du Dolé, que le mulâtre avait fortifié pour arrêter les troupes dont il se savait poursuivi de près.

Ce poste fut emporté à la baïonnette ; on y prit deux pièces de canon.

Puis, le général Gobert continua de suivre la piste du lieutenant de Delgrès, qui brûlait et pillait tout ce qu’il rencontrait ; il avait déjà réduit en cendres les bourgs des Trois-Rivières, celui de Saint-Sauveur, et tout le quartier de la Capesterre, un des plus riches de la colonie.

Ces incendies ; ces massacres, ne laissaient pas un instant de repos à l’armée ; elle était continuellement contrainte à des marches et à des contremarches, pour se porter partout où les révoltés, qui ne semblaient plus suivre aucun plan arrêté dans leurs mouvements, brûlaient et massacraient, tantôt d’un côté, tantôt d’un autre ; puis, ramenés par le désespoir dans les mêmes lieux où ils avaient déjà signalé leur fureur, ils y venaient pour brûler et massacrer ce qui leur avait échappé la première fois.

On comprend combien, sous ce ciel de feu, l’armée devait être excédée de fatigues, mille fois plus pénibles à supporter que celles dont en Europe elle aurait eu à souffrir.

Mais l’espoir de mettre bientôt un terme à tant de désastres horribles, soutenait l’ardeur des chefs et des soldats et redoublait leur dévouement.

Après avoir campé à la Capesterre, au Petit-Bourg, et dispersé sur sa route divers détachements de révoltés, le général Gobert s’était rendu par mer à la Pointe-à-Pitre, afin de s’assurer par lui-même de la situation dans laquelle se trouvait cette ville, où il n’y avait qu’une assez faible garnison.

Il recommanda la plus grande vigilance jusqu’à ce qu’il pût y faire entrer des secours, puis il retourna à son camp du Petit-Bourg.

À peine y fut-il arrivé, qu’il eut à combattre un parti nombreux d’insurgés qui, pour arrêter la marche de ses troupes, s’étaient établis sur l’habitation Paul ; ils en furent délogés. Le général Pélage fut chargé de les poursuivre, l’épée dans les reins, jusqu’aux Palétuviers qui bordent la rivière Salée, mission que cet officier accomplit avec sa vigueur ordinaire.

Sur la fin de cette action, un courrier expédié par le commandant de la Pointe-à-Pitre, avait annoncé au général Gobert que cette ville était menacée, que le capitaine Ignace avait paru dans les environs à la tête de quatre cents hommes bien disciplinés et d’une multitude de nègres armés de piques ; qu’il insurgeait les ateliers et qu’il brûlait en même temps toutes les habitations qui se trouvaient sur son passage.

Le commandant ajoutait dans sa lettre qu’il s’attendait à être attaqué la nuit suivante et que la Pointe-à-Pitre courait le plus sérieux danger ; cette ville, ouverte de toutes parts, n’avait, ainsi que nous l’avons dit, qu’une très faible garnison.

Le général Gobert aurait voulu voler sur-le-champ au secours de la place, mais ses troupes étaient épuisées de fatigue, harassées ; il expédia en toute hâte le général Pélage, dont la conduite ne se démentit pas une seule fois pendant cette guerre fratricide ; sa présence seule suffit pour contenir les noirs.

Pélage composa ses forces, des garnisons, partie du fort Fleur-d’Épée, partie du fort Union, où il ne laissa qu’un petit nombre d’hommes, partie des gardes nationaux sédentaires, et surtout des dragons et des jeunes conscrits.

Avec les moyens qu’il venait pour ainsi dire d’improviser, le général Pélage tint toute la nuit les révoltés en échec ; pour empêcher le capitaine Ignace d’attaquer la ville, il lui fit craindre d’être attaqué lui-même, en l’inquiétant par des vedettes et des patrouilles continuelles.

Le lendemain, 5 prairial, dès que le jour parut, les noirs virent toutes les hauteurs qui les environnaient occupées par des détachements que le général Pélage y avait placés ; ils le crurent alors à la tête de forces considérables ; ils abandonnèrent aussitôt la plaine de Stiwenson, pour se renfermer dans le fort Brimbridge, avantageusement situé au sommet d’un morne, à mille toises, c’est-à-dire environ deux mille mètres, de la Pointe-à-Pitre ; mais ils ne trouvèrent dans ce fort que deux pièces de canon sans affûts ; bien faibles moyens de défense dans la situation critique où ils étaient réduits.

Le général Pélage profita habilement de cette faute commise par le capitaine Ignace ; après avoir cerné complètement le fort, le général fit venir plusieurs pièces de campagne et un obusier qu’il plaça sur un morne voisin ; un feu terrible commença aussitôt contre les révoltés ; ceux-ci ne répondaient que faiblement avec leurs deux canons sans affût qu’ils avaient montés, tant bien que mal, sur des chariots.

Le capitaine Ignace ne tarda pas à s’apercevoir du danger de sa position ; il tenta d’évacuer le fort pour se répandre dans la campagne, mais toutes les issues lui étaient fermées ; plusieurs fois il fut repoussé avec des pertes sérieuses.

Dans ces différents chocs, Gaston de Foissac, qui faisait son apprentissage du métier de soldat à la tête des jeunes conscrits et des créoles volontaires, fit des prodiges de valeur ; il perdit même plusieurs des siens qui se firent bravement tuer plutôt que de reculer ; quant à lui, il ne reçut pas une égratignure.

Cependant Pélage était assez inquiet ; il avait expédié courriers sur courriers au général Gobert pour l’instruire de l’état des choses et lui demander des secours.

Le général était parti de bonne heure du Petit-Bourg avec sa colonne ; lorsqu’il rejoignit Pélage, après l’avoir félicité sur ses heureuses dispositions, il se mit en mesure de pousser vigoureusement l’attaque de Brimbridge ; tous les postes furent doublés ; le général fit jouer de nouvelles pièces qui causèrent un ravage affreux parmi les noirs, rassemblés comme des moutons sur la plate-forme du fort, et ne trouvant plus le moindre abri contre les boulets et la mitraille.

À six heures du soir, l’ordre de l’assaut général fut donné par Gobert ; les troupes s’élancèrent aussitôt au pas de course ; après avoir abattu les portes à coups de hache, malgré la mousqueterie des insurgés, les soldats, se ruèrent sur les noirs qui les attendaient bravement de pied ferme ; les noirs furent culbutés par un élan irrésistible ; on en fit un carnage horrible.

Ceux qui voulaient tenter de s’échapper en se précipitant du haut des murailles, étaient reçus sur la pointe des baïonnettes.

Enfin, après une résistance désespérée, qui ne dura pas moins d’une heure, le fort Brimbridge demeura définitivement au pouvoir des Français ; les révoltés perdirent à cette sanglante affaire, deux cent cinquante prisonniers et huit cents hommes tués.

Les restes désormais impuissants des révoltés, parmi lesquels se trouvait le capitaine Ignace, que d’abord on avait cru reconnaître parmi les morts, se dispersèrent dans la campagne à la faveur des ténèbres( ) ; mais de promptes mesures furent prises pour les empêcher de se rallier et de commettre de nouvelles dévastations sur la Grande-Terre ; d’ailleurs, Ignace n’y songeait pas ; atterré par sa défaite, il parvint cependant à réunir autour de lui deux ou trois cents hommes démoralisés, réussit à dérober ses traces et à traverser la rivière Salée.

Ignace n’avait plus qu’un seul but, un désir, rejoindre Delgrès et mourir avec lui.

Ce fut ainsi que d’un seul coup la Pointe-à-Pitre fut sauvée, en même temps que toute la Grande-Terre, la partie la plus considérable de la colonie.

Trois cantons les plus voisins de la ville : les Abymes, le Gozier et le Morne-à-l’Eau, eurent seuls à souffrir des premiers effets de la terrible invasion du capitaine Ignace.

Le général Gobert, assuré par les rapports de ses espions que le lieutenant de Delgrès se retirait définitivement sur le Matouba où il espérait rejoindre son chef, et fort satisfait des résultats glorieux qu’il avait obtenus en si peu de temps, se rembarqua avec ses troupes pour la Basse-Terre, où il arriva au moment où le général en chef prenait toutes les mesures nécessaires que lui suggérait son talent militaire allié à la plus haute prudence, pour en finir par une allure décisive avec Delgrès, le premier et le plus redoutable de tous ses adversaires.

Dès son débarquement à la Basse-Terre, le général Gobert expédia à Richepance, par un courrier, le récit exact de ses opérations et des résultats qu’il avait obtenus ; puis il se mit en devoir de le rejoindre au plus vite avec toutes ses troupes ; au cas où il y aurait bientôt bataille, le brave général voulait y assister.

Le lecteur se rappellera qu’après l’évacuation du fort Saint-Charles, Delgrès, comptant sur une sérieuse diversion de la part du capitaine Ignace, s’était retiré au Matouba.

Là, il attendait que les succès de son lieutenant lui permissent de prendre l’offensive.

Ainsi que le Chasseur de rats l’avait prévu longtemps auparavant, le mulâtre s’était retranché sur l’habitation d’Anglemont, appartenant à la famille de la Brunerie, particularité complètement ignorée de Delgrès ; le mulâtre avait ajouté aux superbes défenses dont la nature avait entouré cette magnifique habitation toutes celles que son expérience de l’art militaire pouvait lui fournir.

Il avait sous ses ordres de nombreux adhérents fanatiquement dévoués à sa personne et commandés par Kirwand, Dauphin, Jacquet, Codou, Palème et Noël Corbet ; c’est-à-dire les officiers les plus braves, les plus résolus et les plus intelligents.

Cette position avait de très grands avantages pour les insurgés.

Ils s’y trouvaient, par la disposition même des lieux, maîtres d’accepter le combat ou de le refuser contre des troupes supérieures ; de plus, ils pouvaient se répandre à volonté, par des expéditions soudaines, dans toutes les parties de la Basse-Terre ; en même temps qu’ils établissaient, par les bois, avec le capitaine Ignace, une correspondance prompte et facile ; surtout pour des noirs accoutumés à courir sur le sommet des montagnes et à franchir tous les obstacles comme en se jouant.

Voilà quelle était la situation de Delgrès.

Cette situation était loin d’être désespérée ; un coup de main hardi, une rencontre heureuse, suffisaient non pas à faire réussir la révolte, mais à lui rendre toute sa force première ; de plus, si le succès couronnait la tentative du capitaine Ignace sur la Grande-Terre, la guerre pouvait, longtemps encore, être traînée en longueur et permettre aux noirs, s’ils étaient contraints de se soumettre, de ne le faire qu’à des conditions avantageuses.

Nous avons rendu compte des résultats de la tentative faite par Ignace.

Les choses étaient en cet état ; Delgrès, prenant ses rêves pour des réalités, se berçait des plus riantes chimères, lorsqu’il fut tout à coup réveillé de son extase par un coup de foudre.

Un matin, un peu avant le lever du soleil, le chef des révoltés vit soudain arriver à son quartier général d’Anglemont une troupe peu nombreuse, mais hurlante, effarée, les vêtements en lambeaux et couverts de sang, au milieu de laquelle se trouvait Ignace, honteux, désespéré, presque fou de douleur.

L’arrivée si peu prévue de cette troupe à d’Anglemont, produisit l’effet le plus déplorable sur les défenseurs de l’habitation.

Les nouvelles qu’elle apportait étaient terribles.

L’expédition de la Grande-Terre avait complètement échoué ; les troupes du capitaine Ignace étaient détruites ; lui-même n’avait réussi que par miracle à s’échapper avec les quelques hommes démoralisés qu’il avait à grand’peine maintenus sous son drapeau ; de plus, tout espoir de tenter une seconde expédition contre la Pointe-à-Pitre était perdu sans retour.

Delgrès écouta froidement, sans témoigner la moindre émotion, le rapport de son lieutenant ; cependant il avait la mort dans le cœur ; mais il comprenait de quelle importance il était pour lui de ne pas laisser voir à ceux qui l’entouraient les divers sentiments dont il était agité.

Le mulâtre, brutalement renversé du haut de ses rêves, envisagea sa situation telle qu’elle était en réalité ; elle était des plus critiques, presque sans remède.

À part quelques bandes peu nombreuses et mal organisées qui guerroyaient encore dans les mornes, et se livraient plutôt au meurtre et au pillage, qu’elles ne faisaient une guerre en règle contre les Français ; toutes les forces vives des noirs se trouvaient maintenant concentrées sur le même point, l’habitation d’Anglemont.

Si redoutable que fût la position qu’ils occupaient, les révoltés connaissaient trop bien les Français, ils les avaient vus de trop près à l’œuvre pour conserver la moindre illusion sur le sort qui les attendait.

Ils savaient que le général en chef Richepance était un de ces inflexibles soldats que les difficultés loin de les décourager, excitent au contraire à vaincre ; qu’il franchirait, n’importe à quel prix, tous les obstacles, mais qu’il viendrait sans hésiter les attaquer dans leur dernier refuge ; ce qu’ils lui avaient vu accomplir de miracles d’audace et de patience, lors du siège du fort Saint-Charles, leur avait donné la mesure de ce dont il était capable, et, malgré les minutieuses précautions qu’ils avaient prises, à chaque instant ils redoutaient, tant leur terreur était grande, de le voir arriver à la tête de ces invincibles soldats qui, débarqués depuis moins d’un mois dans la colonie, escaladaient déjà les mornes les plus inaccessibles d’un pas aussi assuré que le plus intrépide et le plus adroit nègre marron.

Sur la prière de ses officiers qui voyaient avec crainte l’effet produit sur les troupes de l’habitation par l’arrivée des hommes du capitaine Ignace, Delgrès se résolut à réunir un conseil de guerre.

Ce fut alors, que le chef des révoltés se trouva à même de se rendre exactement compte du découragement de ses adhérents et de la démoralisation qui commençait à se glisser sourdement dans leurs rangs.

La réunion fut tumultueuse, désordonnée.

Pendant longtemps, Delgrès fit de vains efforts pour ramener un peu d’ordre, rétablir le silence nécessaire pour que la délibération fût calme, raisonnée ; pendant, longtemps il ne réussit qu’à grand’peine à se faire entendre et écouter.

Les avis du conseil étaient fort partagés ; les uns voulaient mettre bas les armes sans plus attendre et implorer la clémence du général en chef ; d’autres parlaient de se réfugier à la Dominique ou même aux Saintes ; sans réfléchir que le chemin de la mer leur était coupé et que, de plus, ils n’avaient pas à leur disposition une seule pirogue. Quelques-uns, plus résolus, voulaient fondre à l’improviste sur les Français, les attaquer à la baïonnette et se faire tuer bravement, les armes à la main ; s’ils ne réussissaient pas à les vaincre par cette attaque désespérée ; dautres enfin en plus grand nombre, plus sages et surtout plus logiques, proposaient de demander une entrevue au général en chef de larmée française, de lui faire des propositions qui sauvegarderaient surtout leur honneur et leur liberté, ajoutant, avec infiniment de raison, que si ces propositions très peu exagérées, étaient repoussées, il serait toujours temps d’en venir à des moyens extrêmes et de se faire bravement tuer les armes à la main.

Delgrès, dès qu’il avait vu la discussion entrer dans une voie anormale, s’était tenu à l’écart et n’y avait plus pris aucune part ; silencieux, pensif, il écoutait, sans s’émouvoir, les diverses opinions qui, tour à tour, étaient émises ; enfin, lorsque les membres du conseil se furent à peu prés mis d’accord entre eux et qu’ils se tournèrent vers lui pour lui demander de sanctionner ce qu’ils avaient arrêté, un sourire amer plissa ses lèvres, il se leva et prit la parole :

– Citoyens, dit-il, j’ai suivi avec la plus sérieuse attention la marche de la longue discussion qui vient, d’avoir lieu devant moi ; vous me demandez mon opinion, il est de mon devoir de vous la donner avec franchise et surtout avec loyauté, c’est ce que je vais faire. À mon avis, l’intention que vous émettez de demander une entrevue au général Richepance, afin de lui faire des propositions, me semble de tous points une folie. Nous avons nous-mêmes refusé, il y a quelques jours à peine, de recevoir des parlementaires en les menaçant de les pendre comme espions ; les deux seuls qui sont parvenus jusqu’à nous au fort Saint-Charles, vous m’avez contraint, malgré ma volonté expresse, à les retenir prisonniers et à manquer ainsi, moi soldat, aux lois de la guerre. Pourquoi le général Richepance n’agirait-il pas envers nos parlementaires de la même façon que nous avons agi envers les siens ? Nous l’y avons autorisé par notre exemple, et il ne ferait ainsi que nous imposer la loi du talion.

Plusieurs dénégations interrompirent le commandant ; celui-ci sourit avec dédain, et aussitôt que le bruit se fut un peu calmé, il reprit :

– J’admets comme vous, pour un instant, que le général en chef, militaire honorable s’il en fut, dédaigne d’employer de tels moyens et consente à recevoir notre parlementaire. Qu’arrivera-t-il ? Supposez-vous que le général Richepance ne connaisse pas aussi bien que nous la situation critique dans laquelle nous nous trouvons ? Si vous pensiez ainsi, vous commettriez une grave erreur ; le général en chef nous considère comme perdus ; notre soumission n’est plus pour lui qu’une question de temps ; on ne traite pas avec des ennemis vaincus ; on ne perd pas son temps à discuter les propositions qu’ils sont assez niais pour faire ; on leur impose les siennes. Voilà de quelle façon agira le général Richepance avec votre parlementaire, et il aura raison, parce que la démarche que vous voulez tenter lui enlèvera les derniers doutes que peut-être, il conserve encore sur la situation précaire dans laquelle nous nous trouvons réduits ; réfléchissez donc mûrement, dans votre intérêt même, je vous en prie, avant de mettre votre projet à exécution, et de tenter auprès de notre ennemi la démarche hasardeuse et imprudente que vous voulez faire.

Il y eut un court silence, mais bientôt l’effet produit par ces sages paroles s’évanouit ; la discussion recommença plus vive et plus acerbe que jamais.

– C’est notre dernière ressource, dit Codou.

– Le général Richepance n’est pas cruel, il aura pitié de nous, ajouta Palème.

– D’autant plus, dit Noël Corbet, que ses instructions lui recommandent surtout la clémence.

– D’ailleurs, interrompit le capitaine Ignace, nous serons toujours à même de nous faire tuer en braves gens les armes à la main, si nos propositions sont repoussées.

– Cela ne fait pas le moindre doute ; mais il serait préférable qu’elles ne le fussent pas ; dit Dauphin d’un air assez piteux.

Malgré la gravité des circonstances, la naïveté de Dauphin souleva une hilarité générale.

– Ainsi, vous êtes bien résolus à faire cette démarche auprès du général en chef ? demanda Delgrès.

– Oui ! répondirent-ils tous à la fois.

– Cest bien, reprit le commandant dune voix brève ; puisque vous l’exigez il en sera ainsi.

– Nous n’exigeons rien, commandant, sécria vivement Noël Corbet, nous vous prions.

– Oui, dit Delgrès avec un sourire amer ; mais vos prières, citoyens, ressemblent assez à des menaces ; la pression morale que vous exercez sur moi, me contraint à céder à votre volonté.

– Commandant ! s’écrièrent plusieurs officiers avec prière.

– Soit, vous dis-je, je consens ; ne discutons donc pas sur les mots, cela est inutile et nous fait perdre un temps précieux ; je demanderai une entrevue au général Richepance. Qui de vous, citoyens, osera se présenter aux avant-postes français ?

– Jirai, moi, commandant ! si vous n’y voyez pas d’inconvénient, répondit aussitôt le capitaine Ignace.

Ce sera donc vous, capitaine ; préparez-vous à partir dans une heure ; je vous chargerai d’une lettre pour le général en chef. Maintenant, citoyens, vous êtes satisfaits, vous avez obtenu ce que vous désiriez ; bientôt nous saurons qui, de vous ou de moi, avait raison ; si la démarche à laquelle vous me contraignez obtiendra les résultats que vous vous en promettez. Le conseil est levé ; veuillez faire réunir les troupes et leur annoncer la résolution importante qui a été prise ; profitez de cette circonstance pour rétablir la discipline parmi les soldats et surtout les rappeler à leur devoir.

Les officiers saluèrent leur chef et se retirèrent.

Demeuré seul, Delgrès se laissa tomber avec accablement sur un siège.

Tous ses projets avaient avorté ; il se sentait perdu, les pensées les plus sinistres traversaient son cerveau bourrelé par la douleur. Cependant cet état de prostration ne persévéra point ; le militaire dompta l’émotion qui lui étreignait le cœur, il se leva, alla se placer devant un bureau et d’une main fébrile il écrivit la lettre dont le capitaine Ignace devait être le porteur.

En pliant ce papier fatal qui semblait lui brûler les doigts, un sourire vague et triste éclaira, comme un rayon de lune dans une nuit sombre, le visage de Delgrès ; une douce et chère apparition passa peut-être devant ses yeux ; il soupira, mais se redressant tout à coup :

– Soyons homme, murmura-t-il ; j’ai joué une partie terrible, j’ai perdu ; je saurai payer ma dette.

Il jeta négligemment la lettre sur la table, se leva, alluma un cigare et commença à se promener de long en large dans le salon dans lequel il se tenait et dont il avait fait son cabinet de travail.

Une demi-heure plus tard, lorsque le capitaine Ignace se présenta, en proie, il faut l’avouer ; à une certaine appréhension secrète, il trouva son chef calme, souriant, comme si rien d’extraordinaire ne s’était passé.

Le capitaine Ignace avait fait toilette.

Les vêtements déchirés et souillés de boue et de sang avaient disparu pour faire place à d’autres, taillés à la dernière mode, qui lui donnaient une tournure singulière, mais qui, cependant, n’avaient rien de prétentieux ni de ridicule.

Le mulâtre avait eu le bon goût, sans que personne le lui eut conseillé, d’adopter pour son ambassade l’habit bourgeois au lieu de luniforme militaire français que depuis sa révolte il n’avait naturellement plus le droit de porter, et sur lequel se trouvaient des insignes militaires dont, selon toutes probabilités, le général Richepance n’aurait pas souffert qu’il fit parade devant lui.

Par une coïncidence singulière, les troupes françaises étaient, depuis ce jour-là même, campées dans une immense savane, presque aux pieds des premiers plateaux du Matouba ; leurs grand’gardes atteignaient, pour ainsi dire, les contreforts des mornes.

Delgrès donna à son lieutenant les instructions les plus détaillées sur la façon dont il devait agir en présence du général en chef, lui remit la lettre qui devait lui servir d’introduction ; puis il lui souhaita bonne chance avec un sourire railleur, le congédia en deux mots et lui tourna le dos sans cérémonie, le laissant tout penaud d’une telle façon de le recevoir.

Le capitaine quitta aussitôt l’habitation.

Le mulâtre, rendons-lui cette justice, ne se faisait aucune illusion sur le respect que devait inspirer aux Français sa personnalité, qu’il savait, de longue date, leur être des moins sympathiques ; ils avaient, du reste, de fortes raisons pour qu’il en fût ainsi ; les excès dont il s’était rendu depuis si longtemps coupable l’avaient fait exécrer de la population entière de la Guadeloupe ; il n’espérait rien de bon du résultat de la mission dont il s’était chargé ; il croyait marcher à la mort ; jugeant les officiers français d’après lui-même, il était convaincu qu’ils saisiraient avec empressement l’occasion qu’il leur offrait de tirer une éclatante vengeance du mal qu’il leur avait fait, et qu’il serait immédiatement fusillé ; mais cette sombre perspective ne l’effrayait nullement ; son parti était pris ; après la défaite qu’il avait subie, défaite qui entraînait la perte de son chef et devait inévitablement amener l’extinction de la révolte, il n’aspirait plus qu’à mourir bravement, comme il avait vécu, en regardant la mort en face.

Un trompette et un soldat portant un drapeau blanc, soigneusement roulé, accompagnaient le capitaine et marchaient à quelques pas derrière lui.

Après une course de près de trois quarts d’heure, les trois hommes atteignirent enfin un plateau élevé d’où on apercevait distinctement les bivouacs de l’armée française établie à environ une lieue et demie de l’endroit où ils se trouvaient ; les grand’gardes et les avant-postes étaient de beaucoup plus rapprochés.

Le capitaine Ignace fit alors sonner un appel de trompette, tandis que, par ses ordres, le drapeau parlementaire était déployé.

La réponse ne se fit pas longtemps attendre.

Le capitaine descendit alors, suivi de ses deux compagnons, et il se présenta aux avant-postes.

Là, après lui avoir bandé les yeux avec soin, on le hissa sur un cheval, et tandis que le trompette et le porte-drapeau attendaient le retour de leur chef en dehors de la ligne des grand’gardes, une patrouille de grenadiers conduisit le capitaine au quartier général.

Le trajet fut assez long, il dura une demi-heure ; enfin on s’arrêta ; le capitaine fut descendu de cheval, conduit sous une tente et le bandeau qui lui couvrait les yeux tomba.

Le premier soin du mulâtre en recouvrant la vue fut de regarder curieusement autour de lui.

Il se trouvait en présence des généraux français.

Une carte de la Guadeloupe était dépliée sur des tambours posés les uns sur les autres et recouverts d’une large planche formant table.

Le commandant en chef de l’armée, Richepance, facile à reconnaître à cause de sa haute et noble stature, causait dans un groupe d’officiers supérieurs parmi lesquels se trouvaient les généraux Gobert et Pélage, qui quelques jours auparavant avaient infligé une si rude défaite au capitaine.

Cependant celui-ci ne perdit pas contenance ; il se tint immobile et respectueux, prêt à répondre aux questions qui lui seraient adressées, sans que rien dans son maintien prêtât à la raillerie ou excitât le mépris.

Le général Richepance se tourna brusquement vers le mulâtre, et après l’avoir un instant examiné :

– Qui êtes-vous ? lui demanda-t-il d’une voix brève.

– Général, répondit le mulâtre en s’inclinant, je suis le capitaine Ignace.

– Ah ! ah ! murmura le général en le regardant curieusement. C’est vous qui commandiez à Brimbridge ?

– Et que le général Gobert a si rudement frotté, oui, mon général.

– Allons, le drôle n’est pas sot ! dit en riant le général Gobert.

Richepance sourit.

– Que demandez-vous ? reprit-il.

– Mon général, je viens en parlementaire.

– En parlementaire ? Vous reconnaissez donc les lois de la guerre, maintenant ?

– Vous nous avez donné de trop bonnes leçons pour que nous ne les connaissions pas, général.

– Oui, lorsque vous avez intérêt à le faire, n’est-ce pas ?

– L’intérêt n’est-il pas la loi suprême ? mon général.

– Je ne m’en dédis pas, reprit le général Gobert ; le drôle est loin d’être sot.

– Ainsi vous avez renoncé à pendre comme espions ou à retenir prisonniers les parlementaires ? continua Richepance.

– Oui, mon général ; d’ailleurs, nous n’en avons pendu aucun.

– C’est vrai ; mais vous en avez fait deux prisonniers.

– En effet, mon général ; mais c’est grâce à cette mesure… équivoque que le fort Saint-Charles n’a pas sauté.

– Le drôle a vraiment réponse à tout, fit le général Gobert en s’approchant, il a une façon charmante de toujours se donner raison.

– Qui vous envoie ? demanda le général en chef.

– Le commandant Delgrès.

– Delgrès n’est plus commandant, dit sèchement le général.

– Pour vous, général, en effet, pas plus que je ne suis capitaine, mais pour nous il a toujours conservé son grade, puisqu’il est notre chef.

– Que vous a chargé de me dire M. Delgrès ? reprit le général en se mordant les lèvres.

– Rien, mon général, mais il m’a remis une lettre.

– Où est cette lettre ?

– La voici, mon général, répondit Ignace en présentant la missive de Delgrès :

Le général prit la lettre, l’ouvrit et, après l’avoir rapidement parcourue des yeux, il reprit en s’adressant à Ignace qui attendait, immobile :

– Votre chef, lui dit-il, me demande pour demain une entrevue à l’habitation Carol ; il met à cette entrevue certaines conditions de peu d’importance que j’accepte ; voici ma réponse, vous la lui répéterez textuellement.

– Textuellement, oui, mon général.

– Demain à dix heures du matin, je me rendrai avec une escorte de vingt dragons à l’habitation Carol, lieu choisi pour l’entrevue ; Delgrès et moi, nous pénétrerons seuls dans l’intérieur de l’habitation ; son escorte et la mienne, toutes deux en nombre égal, demeureront en dehors ; elles devront se tenir hors de la portée de la voix. Vous m’avez compris ?

– Parfaitement, oui, mon général.

– Dieu veuille que cette entrevue, quoique tardive, réussisse à arrêter l’effusion du sang ! Allez. Lieutenant, reconduisez cet homme aux avant-postes.

Le capitaine Ignace salua le général Richepance, qui lui tourna le dos sans même lui rendre son salut.

On banda de nouveau les veux au mulâtre et on le fit sortir de la tente.

Trois heures plus tard, le capitaine Ignace était de retour à d’habitation d’Anglemont où il rendait compte de sa mission au commandant Delgrès, sans omettre un seul mot.

En somme, les nouvelles que le capitaine apportait étaient plutôt bonnes que mauvaises ; les révoltés, avec cette facilité qui caractérise la race nègre, se crurent sauvés ; ils sentirent l’espoir rentrer dans leurs cœurs.

Seul, Delgrès n’espérait pas.

Cest que, seul, il savait que toute capitulation était impossible.

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