XLII Course de nuit

D’un signe, Antinahuel ordonna au Cerf Noir de venir près de lui.

L’Apo-Ulmen ne se fit pas attendre ; malgré les nombreuses libations auxquelles il s’était livré, le chef araucan avait le visage aussi impassible, la démarche aussi calme que s’il n’avait bu que de l’eau.

Arrivé devant le toqui, il le salua respectueusement et attendit en silence qu’il lui adressât la parole.

Celui-ci, les yeux fixés sur la terre et plongé dans de sérieuses réflexions, resta longtemps sans s’apercevoir de sa présence.

Enfin il leva les yeux.

Son visage était sombre, son regard semblait lancer des éclairs, un tressaillement nerveux agitait tous ses membres.

– Mon père souffre ? dit le Cerf Noir d’une voix douce et affectueuse.

– Je souffre, répondit le chef.

– Le Guécubu a soufflé sur le cœur de mon père, mais qu’il prenne courage, Pillian le soutiendra.

– Non, répondit Antinahuel, le souffle qui dessèche ma poitrine est un souffle de crainte.

– De crainte ?

– Oui, les Huincas sont puissants, je redoute la force de leurs armes pour mes jeunes hommes.

Le Cerf Noir le considéra avec étonnement.

– Qu’importe la puissance des faces pâles, dit-il, puisque mon père est à la tête des quatre Utal-Mapus ?

– Cette guerre sera terrible, je veux vaincre.

– Mon père vaincra, tous les guerriers n’écoutent-ils pas sa voix ?

– Non, dit tristement Antinahuel, les Ulmènes des Puelches n’assistaient pas au huinca-coyog.

– C’est vrai, murmura le Cerf Noir.

– Les Puelches sont les premiers parmi les guerriers Aucas.

– C’est vrai, fit encore le Cerf Noir.

– Je souffre, répéta Antinahuel.

Le Cerf Noir lui posa la main sur l’épaule.

– Mon père, dit-il d’une voix insinuante, est le chef d’une grande nation, rien ne lui est impossible.

– Que veut dire mon fils ?

– La guerre est déclarée ; tandis que nous tenterons des maloccas – invasions – sur le territoire chilien pour tenir les ennemis dans l’inquiétude sur nos projets, que mon père monte avec ses mosotones sur ses coursiers, plus légers que le vent, et qu’il vole sur l’aile de la tempête auprès des Puelches ; sa parole les convaincra, les guerriers abandonneront tout pour le suivre et combattre sous ses ordres ; avec leur secours nous vaincrons les Huincas et le cœur de mon père se gonflera de joie et d’orgueil.

– Mon fils est sage, je suivrai son conseil, répondit le toqui avec un sourire d’une expression indéfinissable ; mais, il l’a dit, la guerre est résolue, les intérêts de ma nation ne doivent pas souffrir de la courte absence que je serai forcé de faire.

– Mon père y pourvoira.

– J’y ai pourvu, dit Antinahuel avec un sourire cauteleux, que mon fils écoute.

– Mes oreilles sont ouvertes pour recueillir les paroles de mon père.

– À l’endit-hà – lever du soleil – quand les fumées de l’eau de feu seront dissipées, les chefs demanderont Antinahuel.

Le Cerf Noir fit un signe d’assentiment.

– Je remets à mon fils, continua le chef, la hache de pierre, signe de ma dignité, le Cerf Noir est une partie de mon âme, son cœur m’est dévoué, je le nomme mon vice-toqui, il me remplacera.

L’Apo-Ulmen s’inclina respectueusement devant Antinahuel et lui baisa la main.

– Ce que mon père ordonnera sera exécuté sur l’heure, dit-il.

– Les chefs ont le caractère altier, leur courage est bouillant, mon fils ne leur donnera pas le temps de se refroidir ; il en est parmi eux qu’il faut immédiatement compromettre, afin qu’ils ne puissent pas rétrograder plus tard.

– Les noms de ces chefs ? afin que je les garde dans ma mémoire.

– Ce sont les Ulmènes les plus puissants de la nation. Que mon fils se souvienne, ils sont au nombre de huit ; chacun d’eux fera une malocca sur la frontière, afin de prouver aux Chiaplos que les hostilités sont commencées ; les quatre principaux d’entre eux se rendront immédiatement à Valdivia pour signifier la déclaration de guerre aux visages pâles.

– Bon.

– Voici les noms des Ulmènes : Manquepan, Tangol, Auchanguer, Qudpal, Colfunguin, Trumau, Cuyumil etPailapan. Mon fils a-t-il bien entendu ces noms ?

– Je les ai entendus.

– Mon fils a compris le sens de mes paroles ? Elles sont entrées dans son cerveau ?

– Les paroles de mon père sont là, dit le Cerf Noir en portant la main à son front, il peut bannir toute inquiétude et voler vers celle qui s’est emparée de son cœur.

– Bon, répondit Antinahuel, mon fils m’aime, il se souviendra ; après deux soleils il me trouvera à la tolderia des Serpents Noirs.

– Le Cerf Noir s’y rendra, accompagné de ses plus vaillants guerriers ; que Pillian guide les pas de mon père, et que Epananum – dieu de la guerre – lui donne la réussite.

– Venti penni – adieu, frère – murmura Antinahuel en prenant congé de son lieutenant.

Le Cerf Noir salua le toqui et se retira.

Dès qu’il fut seul, Antinahuel fit un signe à l’Indien qui lui avait annoncé la nouvelle qui causait son départ.

Pendant la conférence des deux chefs, cet homme s’était tenu immobile à quelques pas, assez loin pour ne rien entendre, mais assez près pour exécuter immédiatement les ordres qu’on lui donnerait.

Il s’approcha.

– Mon fils est fatigué ? lui demanda le toqui.

– Non, mon cheval seul a besoin de repos.

– Bien, on donnera un autre cheval à mon fils, il nous guidera.

Antinahuel, suivi de l’éclaireur, s’avança alors, sans plus de paroles, vers un groupe de cavaliers qui, appuyés sur leurs longues lances, détachaient sinistrement dans la nuit leurs silhouettes noires.

Ces cavaliers, au nombre de trente environ, étaient les mosotones du toqui.

Antinahuel d’un bond sauta sur un magnifique cheval tenu en bride par deux Indiens.

– En marche ! cria-t-il, en s’assurant sur sa selle et en enfonçant les éperons dans les flancs de sa monture, qui partit avec la rapidité d’une flèche.

Les mosotones s’ébranlèrent à sa suite.

Cette troupe de sombres cavaliers glissa dans les ténèbres comme une légion de lugubres fantômes.

Devant eux courait le guide.

Qui peut exprimer cette poésie terrible d’une course de nuit dans les déserts américains ?

Le vent de minuit avait nettoyé le ciel, dont la voûte, d’un bleu sombre, apparaissait splendidement semée comme un manteau de roi d’un nombre infini d’étoiles.

La nuit avait cette transparence veloutée particulière à ces chaudes régions.

Par instants, un souffle de vent, chargé de rumeurs incertaines, arrivait en faisant tourbillonner les feuilles sèches dans l’espace et se perdait au loin comme un soupir.

Les Araucans, penchés sur le cou de leurs chevaux, dont les naseaux exhalaient des nuages épais de fumée, couraient, couraient toujours, sans regarder autour d’eux.

Et pourtant le désert qu’ils traversaient, rapides et silencieux, jetait à flots dans l’espace ses splendides harmonies.

C’était le murmure de l’eau parmi les lianes et les glayeuls, les râles du vent parmi le feuillage, ou la rumeur confuse de mille insectes invisibles ; parfois, des lueurs filtrant à travers le feuillage dansaient sur l’herbe à la manière des feux follets ; de loin en loin de vieux arbres se dressaient aux angles des ravins ou sur les bords des précipices – quebradas – comme des spectres, en agitant leurs linceuls de lianes ; mille rumeurs volaient dans l’air, des cris sans nom sortaient des tanières creusées sous les racines, des soupirs étouffés descendaient du haut des cimes chenues des montagnes : on sentait vivre autour de soi un monde inconnu et mystérieux.

Partout, sur la terre, dans l’air, on entendait le bruit du grand flot de la vie, qui vient de Dieu, passe et se renouvelle sans cesse !

Les Araucans continuaient toujours leur course furieuse, franchissant torrents et ravins, écrasant sous le sabot de leurs coursiers rapides les cailloux qui roulaient avec fracas dans les Barrancas.

À deux longueurs de lance, en avant, aux côtés de l’éclaireur, Antinahuel, les yeux ardemment fixés devant soi, pressait incessamment son cheval haletant, dont les sourds râlements trahissaient la fatigue.

Tout à coup une masse sombre surgit à quelque distance, puis un bruit de voix se fit entendre.

– Nous sommes arrivés, dit le guide.

– Enfin ! s’écria Antinahuel en arrêtant son cheval, qui manqua des quatre pieds.

Ils se trouvaient dans un misérable village, composé de cinq ou six huttes qui tombaient en ruines et qui, à chaque rafale de vent, menaçaient de s’écrouler.

Antinahuel, qui s’attendait à la chute de son cheval, se dégagea vivement, et s’adressant au guide, qui, lui aussi, avait mis pied à terre :

– Dans quel toldo se trouve-t-elle ? lui demanda-t-il.

– Venez, répondit laconiquement l’Indien.

Antinahuel le suivit.

Ils firent quelques pas sans échanger une parole.

Le chef pressait avec force sa main sur sa poitrine comme pour comprimer les mouvements de son cœur.

Après dix minutes d’une marche précipitée, les deux hommes se trouvèrent devant une cabane isolée, à l’intérieur de laquelle on voyait briller une faible lueur.

L’Indien s’arrêta, et se tournant vers Antinahuel :

– C’est là, dit-il en étendant le bras dans la direction de la cabane.

Le toqui se retourna pour s’assurer que ses mosotones, que dans la rapidité de sa course il avait laissés bien loin derrière lui, le rejoignaient ; puis, après une seconde d’hésitation, il s’approcha de la porte et la poussa en disant d’une voix basse, mais résolue :

– Il faut en finir !

La porte s’ouvrit, il entra.

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