XLI Diplomatie araucanienne

(suite).

Les Araucans, que certains voyageurs mal renseignés, ou de mauvaise foi, s’obstinent à représenter comme des hommes sauvages plongés dans la plus effroyable barbarie, sont au contraire un peuple relativement très-civilisé.

Leur gouvernement, dont l’origine se perd dans la nuit des temps, et qui, à l’époque de la conquête espagnole, était aussi bien organisé et fonctionnait aussi facilement qu’aujourd’hui, est, ainsi que nous l’avons dit dans un précédent chapitre, une République aristocratique aux allures essentiellement féodales.

Ce gouvernement, qui affecte toutes les apparences du système féodal, en a toutes les qualités et tous les défauts.

Ainsi, excepté en temps de guerre, les toquis n’ont que l’ombre de la souveraineté, la puissance réside dans le corps tout entier des chefs, qui, sur les questions d’importance, décident dans une diète générale nommée Buta-coyog ouAuca-coyog, grand conseil, ou conseil des hommes libres, car tel est le nom qu’ils affectent de se donner entre eux, nom fort juste, puisque nul n’a jamais pu les soumettre.

Ces conseils se tiennent ordinairement aux yeux de tous, dans une vaste prairie.

Antinahuel avait saisi avec empressement le prétexte du renouvellement des traités pour chercher à obtenir des chefs l’autorisation de mettre à exécution les projets que depuis si longtemps il mûrissait dans sa pensée.

Le code araucan, le Admapu, qui résume toutes les lois de la nation, lui en faisait une obligation, à laquelle sa renommée et sa popularité étaient impuissantes à le soustraire.

Mais il espérait vaincre l’opposition des chefs ou leur répugnance à condescendre à ses volontés, grâce à son éloquence et à, l’influence que dans mainte circonstance, elle avait exercée sur l’esprit des Ulmènes, même les plus résolus à lui résister.

Les Araucans cultivent avec succès l’art de la parole qui, chez eux, mène aux honneurs publics.

Ils s’efforcent de bien parler leur langue et d’en conserver la pureté, en se gardant surtout d’y introduire des mots étrangers. Ils poussent cela si loin que lorsqu’un blanc s’établit parmi eux, ils l’obligent à quitter son nom pour en prendre un de leur pays. Le style de leurs discours est figuré et allégorique. Ils nomment coyagtucan le style des harangues parlementaires ; il est à remarquer que ces discours contiennent toutes les parties essentielles de la vraie rhétorique et sont presque toujours partagés en trois points.

Les quelques mots que nous venons de dire suffisent pour prouver que les Araucans ne sont pas aussi sauvages qu’on se plaît à le supposer.

Bref, un petit peuple qui, sans alliés, isolé à l’extrémité du continent, qui, depuis le débarquement des Espagnols sur ses plages, c’est-à-dire depuis trois cents ans, a constamment résisté seul aux armées européennes composées de soldats aguerris et d’aventuriers avides que nulles difficultés ne semblaient devoir arrêter, et qui a conservé intactes son indépendance et sa nationalité, est à notre avis respectable à tous égards, et ne doit pas être impunément flétri du nom de barbare : triste, méprisable vengeance de ces Espagnols orgueilleux et impuissants, qui n’ont jamais pu les vaincre et dont les fils dégénérés lui payent aujourd’hui tribut, sous l’apparence menteuse d’une offrande annuelle.

Nous qui, jeté par le hasard de nos courses aventureuses, parmi ces tribus indomptables, avons vécu de longs jours avec elles, nous avons été à même de juger sainement ce peuple méconnu. Nous avons pu apprécier tout ce qu’il y a de réellement simple, grand et généreux dans son caractère.

Terminant ici cette digression un peu longue, tribut de reconnaissance payé à d’anciens amis bien chers, nous reprendrons notre récit.

Antinahuel et le Cerf Noir arrivèrent à l’endroit où les chefs étaient réunis.

Ils mirent pied à terre et se mêlèrent aux groupes des Ulmènes.

Les chefs qui causaient paisiblement entre eux se turent à leur arrivée et, pendant quelques minutes, le plus grand silence plana sur l’assemblée.

Enfin Cathicara, le toqui du Pire-Mapus, fit quelques pas vers le centre du cercle et prit la parole.

Cathicara était un vieillard de soixante-dix ans, à la démarche majestueuse et aux traits imposants.

Guerrier renommé dans sa jeunesse, maintenant que les hivers avaient courbé son front et argenté sa longue chevelure, il jouissait à juste titre dans la nation d’une grande réputation de sagesse.

Descendant d’une vieille race d’Ulmènes continuellement opposée aux blancs, c’était un ennemi acharné des Chiliens, auxquels il avait lui-même longtemps fait la guerre.

Il connaissait les vues secrètes de Antinahuel, dont il était le plus chaud partisan et l’ami le plus dévoué.

– Toquis, Apo-Ulmènes et Ulmènes de la vaillante nation des Aucas, dont les immenses territoires de chasse couvrent la surface de la terre, dit-il, mon cœur est triste, un nuage couvre mon esprit, mes yeux remplis de larmes se fixent sans cesse sur la terre ; d’où provient le chagrin qui me dévore ? pourquoi le chant si joyeux du chardonneret ne résonne-t-il plus gaiement à mon oreille ? pourquoi les rayons du soleil me semblent-ils moins chauds ? pourquoi la nature enfin me paraît-elle moins belle ? répondez-moi, frères ? vous gardez le silence, la honte couvre vos fronts, vos yeux humiliés se baissent, vous n’osez répondre ? c’est que vous n’êtes plus qu’un peuple dégénéré ! vos guerriers sont des femmes, qui au lieu de la lance prennent des fuseaux ! c’est que vous vous courbez lâchement sous le joug de ces Chiaplos, de ces Huincas qui se rient de vous, car ils savent bien que vous n’avez plus le sang assez rouge pour les combattre ! Depuis quand, guerriers Aucas, les hiboux et les chouettes immondes font-ils leur nid dans le nid des aigles ? À quoi me sert cette hache de pierre, symbole de la force, cette hache que vous m’avez donnée pour vous défendre, si elle doit rester inactive entre mes mains, et s’il me faut descendre dans la tombe vers laquelle je penche déjà, sans avoir pu faire rien pour votre affranchissement ? reprenez-la, guerriers, puisqu’elle n’est plus qu’un vain ornement honorifique ; pour moi ma vie a été trop longue, laissez-moi me retirer sous mon toldo, où, jusqu’à mon dernier jour, il me sera au moins permis de pleurer sur notre indépendance compromise par votre faiblesse, et notre gloire éclipsée à jamais par votre lâcheté !

Après avoir prononcé ces mots, le vieillard fit quelques pas en arrière en chancelant, comme s’il était accablé de douleur. Antinahuel se précipita vers lui et parut lui prodiguer des consolations à voix basse.

Ce discours avait vivement ému l’assemblée, le toqui était aimé et vénéré de tous. Les Ulmènes restaient silencieux, impassibles en apparence, mais leurs passions haineuses avaient été fortement remuées et la colère commençait à faire briller leurs yeux d’un feu sombre.

Le Cerf Noir s’avança :

– Père, dit-il d’une voix mielleuse avec un maintien composé, vos paroles sont rudes, elles ont plongé nos cœurs dans la tristesse, peut-être n’auriez-vous pas dû être aussi sévère pour vos enfants ? Pillian seul connaît les intentions des hommes. Que nous reprochez-vous ? d’avoir fait aujourd’hui ce que nos pères ont toujours fait avant nous, tant qu’ils ne se croyaient pas en mesure de lutter victorieusement contre leurs ennemis ? non, les hiboux et les chouettes immondes ne font pas leur nid dans le nid des aigles ! non, les Aucas ne sont pas des femmes ! ce sont des guerriers vaillants et invincibles comme l’étaient leurs pères ! écoutez ! écoutez, ce que l’esprit me révèle : le huinca-coyog – conseil avec les Espagnols – d’aujourd’hui est nul, parce qu’il n’a pas eu lieu comme les Admapu l’exige ! le toqui n’a pas présenté au chef des visages pâles la branche de cannellier, symbole de la paix, les cannes des Apo-Ulmènes n’ont pas été liées en faisceaux avec l’épée du chef huinca, le serment et les discours ont été prononcés sur la croix des visages pâles et non pas sur le faisceau, comme la loi l’exige ; donc je le répète, le huinca-coyog est nul, ce n’est plus qu’une cérémonie vaine et dérisoire, à laquelle nous ne devons attacher aucune importance ! Ai-je bien parlé, hommes puissants ?

– Oui ! oui ! s’écrièrent les chefs en brandissant leurs armes, le huinca-coyog est nul !

Antinahuel fit alors quelques pas dans le cercle, la tête penchée en avant, les regards fixés dans l’espace, les bras étendus comme s’il entendait et voyait des choses que lui seul pouvait voir et entendre.

– Silence ! s’écria le Cerf Noir en le désignant du doigt, le grand toqui correspond avec son Amey Malghon.

Les chefs firent un mouvement d’effroi en regardant le toqui.

Un silence solennel régna dans l’assemblée.

Lui ne bougea pas.

Le Cerf Noir s’approcha doucement, et se penchant à son oreille :

– Que voit mon père ? lui demanda-t-il.

– Je vois les guerriers des visages pâles, ils ont déterré la hache de guerre et luttent les uns contre les autres.

– Que voit encore mon père ? reprit le Cerf Noir.

– Je vois des flots de sang qui rougissent le sol, l’odeur de ce sang réjouit mon cœur, c’est celui des visages pâles versé par des frères.

– Mon père voit-il encore quelque chose ?

– Je vois le grand chef des blancs, il combat vaillamment à la tête de ses soldats ; il est entouré, il combat toujours, il va tomber, il tombe, il est tombé, il est vaincu ! ses ennemis s’en emparent !

Les Ulmènes assistaient, épouvantés, à cette scène qui pour eux était incompréhensible.

Un sourire de dédain plissa les lèvres du Cerf Noir, il continua :

– Mon père entend-il quelque chose ?

– J’entends les cris des mourants qui demandent vengeance contre leurs frères.

– Mon père entend-il autre chose encore ?

– Oui, j’entends les guerriers Aucas morts depuis longtemps, leurs cris me glacent d’effroi.

– Que disent-ils ? s’écrièrent cette fois tous les chefs, en proie à la plus vive anxiété, que disent les guerriers Aucas ?

– Ils disent : Frères, l’heure est arrivée, aux armes ! aux armes !

– Aux armes ! s’écrièrent les chefs tout d’une voix, aux armes ! mort aux visages pâles !

L’élan était donné, l’enthousiasme s’était emparé de tous les cœurs, désormais Antinahuel pouvait à sa guise diriger les passions de cette foule en délire.

Un sourire de satisfaction suprême éclaira son visage hautain, il se redressa.

– Chefs des Aucas, dit-il, que m’ordonnez-vous ?

– Antinahuel, répondit Cathicara en jetant sa hache de pierre dans le brasier, mouvement que les autres toquis imitèrent immédiatement, il n’y a plus qu’une hache suprême dans la nation, elle repose dans votre main, qu’elle se rougisse jusqu’à la poignée dans le sang vil des Huincas, guidez nos Utal-Mapus au combat, vous avez le pouvoir suprême ! nous vous donnons droit de vie et de mort sur nos personnes ; à compter de cette heure, seul dans la nation, vous avez le droit de commander, nous, quels que soient vos ordres, nous saurons les accomplir.

Antinahuel s’avança la tête haute, le front rayonnant, brandissant dans sa main nerveuse sa puissante hache de guerre, symbole du pouvoir dictatorial et sans contrôle qui venait de lui être conféré.

– Aucas, dit-il d’une voix fière, j’accepte l’honneur que vous me faites, je saurai me rendre digne de la confiance que vous mettez en moi ; cette hache ne sera enterrée que lorsque mon cadavre aura servi de pâture aux vautours des Andes, ou lorsque les lâches visages pâles, contre lesquels nous allons combattre, seront venus à genoux implorer leur pardon !

Les chefs répondirent à ces paroles par des cris de joie et des hurlements féroces.

L’auca-coyog était terminé.

Des tables furent installées et un cahuin – banquet – réunit tous les guerriers présents au conseil.

Au moment où Antinahuel s’asseyait à la place qu’on lui avait réservée, un Indien couvert de sueur et de poussière s’approcha de lui et lui dit quelques mots tout bas.

Le chef tressaillit ; un mouvement nerveux agita tous ses membres, et il se leva en proie à la plus vive agitation.

– Oh ! s’écria-t-il avec colère, c’est à moi seul que cette femme doit appartenir ! et s’adressant à l’Indien qui lui avait parlé : Que mes mosotones montent à cheval et soient prêts à me suivre à l’instant !

Share on Twitter Share on Facebook