XXXVII En parlementaire

Dès que le drapeau parlementaire eut été arboré, le feu cessa subitement des deux parts.

Les troupes, aux abois, qui n’espéraient plus d’être secourues, n’étaient pas fâchées de voir que les insurgés sauvegardaient leur honneur militaire en demandant les premiers à parlementer.

Le général Cornejo surtout était fatigué du combat sans résultat qu’il soutenait vaillamment depuis le matin.

– Eh ! don Ramon, dit-il en s’adressant au sénateur d’un ton plus cordial que celui qu’il avait employé jusqu’alors en causant avec lui, je crois avoir trouvé le moyen de vous faire échapper sans coup férir ; ce qui est convenu est convenu, n’est-ce pas ?

Le sénateur le regarda d’un air ébahi ; le digne homme ne se souvenait pas le moins du monde de ce que la frayeur avait pu lui faire dire pendant que les balles sifflaient à ses oreilles.

– Je ne vous comprends pas du tout, général, répondit-il.

– Faites donc l’innocent ! répondit don Tiburcio en lui frappant en riant sur l’épaule, voulez-vous me persuader que vous êtes comme les Guanaccos, qui perdent la mémoire en tremblant ?

– Sur mon honneur, insista le sénateur, je vous jure, don Tiburcio, que je n’ai pas le moindre souvenir de vous avoir promis quelque chose.

– Ah !… au fait, c’est possible, car vous aviez bien peur ; je vais vous rafraîchir la mémoire, attendez.

– Vous me ferez plaisir.

– J’en doute, mais c’est égal. Vous m’avez dit, à cette place où nous sommes, il n’y a pas plus d’une demi-heure, que si je trouvais le moyen de vous faire échapper sain et sauf, vous me tiendriez quitte des deux mille piastres, que j’ai perdues contre vous et que je vous dois.

– Vous croyez ? fit le sénateur chez lequel les instincts cupides se réveillaient déjà.

– J’en suis sûr. Demandez à ces messieurs, ajouta le général en se tournant vers quelques officiers qui se trouvaient là.

– C’est vrai, dirent-ils en riant.

– Ah !

– Oui, et comme je ne voulais pas vous écouter, vous avez ajouté…

– Comment, s’écria en bondissant don Ramon, qui savait de longue date à qui il avait affaire, j’ai ajouté quelque chose ?

– Pardieu ! fit l’autre, tenez, je vous cite vos paroles mêmes. Vous avez dit en propres termes : et j’ajouterai mille piastres en sus.

– Oh ! ce n’est pas possible, s’écria le sénateur hors de lui.

– Peut-être ai-je mal entendu ?

– C’est cela !

– Et, continua impassiblement le général, avez-vous dit deux mille…

– Mais non !… mais non !… s’écria don Ramon, confondu par les rires des assistants.

– Vous croyez que c’est davantage ? très-bien, nous ne chicanerons pas là-dessus.

– Je n’ai pas dit un mot de cela ! s’écria le sénateur exaspéré.

– Alors, j’en ai menti ! fit le général d’un ton sévère en fronçant les sourcils et en le regardant fixement.

Don Ramon comprit qu’il faisait fausse route, il se ravisa.

– Pardon, mon cher général, dit-il en prenant l’air le plus aimable qu’il lui fût possible, vous avez parfaitement raison oui, en effet, je me rappelle à présent, ce sont bien deux mille piastres que je vous ai promises en plus.

Ce fut au tour du général à rester ébahi, cette générosité du sénateur, dont l’avarice était proverbiale, le stupéfiait ; il flaira un piège.

– Mais, ajouta don Ramon d’un air triomphant, vous ne m’avez pas sauvé !

– Comment cela ?

– Mais, dame ! puisque nous allons parlementer, vous êtes hors de cause, et notre marché est nul.

– Ah ! fit don Tiburcio avec un sourire railleur, vous croyez ?

– Caspita ! j’en suis sûr !

– Eh bien ! c’est ce qui vous trompe, cher ami, et je vais vous en faire juge ; venez avec moi, voici le parlementaire ennemi qui traverse la barricade, d’ici un instant vous reconnaîtrez que jamais, au contraire, vous n’avez été aussi près de la mort qu’à présent.

– Vous voulez rire ?

– Je ne plaisante jamais dans les circonstances sérieuses.

– Expliquez-vous, au nom du ciel ! s’écria le pauvre sénateur, dont toutes les terreurs étaient revenues.

– Oh ! mon Dieu ! c’est la chose la plus simple du monde, dit négligemment le général, je n’ai qu’à avouer au chef des révoltés, et croyez bien que je n’y manquerai pas, que je n’ai agi que par vos ordres.

– Mais c’est faux, interrompit don Ramon avec effroi.

– Je le sais bien, répondit le général avec aplomb, mais comme vous êtes sénateur on me croira, et vous serez bel et bien fusillé, ce qui sera dommage.

Don Ramon resta foudroyé sous le coup de cette implacable logique ; il comprit qu’il était dans une impasse dont il lui était impossible de se tirer sans se laisser rançonner ; il regarda son ami qui fixait sur lui un regard impitoyablement ironique, tandis que les autres officiers se mordaient les lèvres pour ne pas rire ; il étouffa un soupir et prenant son parti, bien qu’à contre-cœur, en maudissant intérieurement celui qui l’exploitait d’une façon aussi cynique.

– Eh bien, don Tiburcio, dit-il, c’est convenu, je vous dois deux mille piastres, mais moi, je vous paierai.

Seule épigramme qu’il osât se permettre, touchant la solvabilité du général.

Mais celui-ci fut magnanime, il ne releva pas ce que ce mot avait de blessant pour lui, et rendu tout joyeux par le marché qu’il venait de conclure, il se prépara à écouter les propositions du parlementaire qu’on lui amenait les yeux bandés.

Ce parlementaire était don Tadeo de Léon lui-même.

– Que venez-vous faire ici ? lui demanda brusquement le général.

– Vous offrir bonne composition, si vous voulez vous rendre, répondit don Tadeo d’une voix ferme.

– Nous rendre ! s’écria le général d’un ton railleur, vous êtes fou, monsieur !

Il se tourna alors vers les soldats qui avaient amené le parlementaire.

– Enlevez le bandeau qui couvre les yeux de ce cavalier, dit-il.

Le bandeau tomba aussitôt.

– Voyez, continua fièrement le général, avons-nous donc l’air de gens qui demandent grâce ?

– Non, général, vous êtes un rude soldat, et vos troupes sont braves ; vous ne nous demandez pas grâce, c’est nous qui venons vous offrir de mettre bas les armes et de cesser ce combat fratricide, repartit noblement don Tadeo.

– Qui êtes-vous donc, monsieur ? fit le général frappé de l’accent de l’homme qui lui parlait.

– Je suis don Tadeo de Léon, que votre chef a fait fusiller.

– Vous ! s’écria le général, vous ici ?

– Moi-même, j’ai un autre nom encore.

– J’attends que vous me le disiez, monsieur.

– On m’appelle le Roi des ténèbres.

– Le chef des Cœurs Sombres, murmura le général en tressaillant malgré lui, et le regardant avec une curiosité inquiète.

– Oui, général, je suis le chef des Cœurs Sombres, mais je suis encore autre chose.

– Expliquez-vous, monsieur, demanda le général qui commençait à ne plus savoir quelle contenance tenir devant l’étrange personnage qui lui parlait.

– Je suis le chef de ceux que vous nommez des révoltés, et qui n’ont en réalité pris les armes que pour défendre les institutions que vous renversez, et la Constitution que vous avez indignement violée.

– Monsieur ! fit le général, vos paroles…

– Sont sévères, mais justes, continua don Tadeo, interrogez votre loyal cœur de soldat, général, puis répondez, dites-moi de quel côté est le droit ?

– Je ne suis pas un avocat, monsieur, répondit don Tiburcio avec impatience, vous l’avez dit vous-même, je suis un soldat, et comme tel je me borne à obéir sans discuter aux ordres que je reçois de mes chefs.

– Ne perdons pas notre temps en vaines paroles, monsieur, voulez-vous, oui ou non, mettre bas les armes ?

– De quel droit me faites-vous cette proposition ? fit le général dont l’orgueil se révoltait d’être obligé de parlementer avec un bourgeois.

– Je pourrais vous répondre, riposta sèchement don Tadeo, que c’est du droit du plus fort ; que vous savez aussi bien que moi, que vous combattez pour une cause perdue et que vous continuez sans profit une lutte insensée ; mais, ajouta-t-il avec mélancolie, je préfère m’adresser à votre cœur et vous dire : pourquoi s’égorger ainsi entre compatriotes, entre frères, pourquoi verser plus longtemps un sang précieux ? Faites vos conditions, général, et croyez bien que pour sauvegarder votre honneur de soldat, cet honneur qui est le nôtre aussi, puisque, dans ces troupes contre lesquelles nous combattons, se trouvent nos parents et nos amis, nous vous les accorderons aussi larges que vous les désirerez.

Le général se sentit ému, ce noble langage avait trouvé de l’écho dans son cœur ; il courba le front vers la terre et réfléchit quelques minutes, enfin il releva la tête :

– Monsieur, répondit-il, croyez bien qu’il m’en coûte de ne pas répondre comme je le voudrais à ce que vous m’avez fait l’honneur de me dire, mais j’ai un chef au-dessus de moi.

– À votre tour, expliquez-vous, monsieur ? fit don Tadeo.

– J’ai juré à don Pancho Bustamente de me faire tuer pour défendre sa cause.

– Eh bien ?

– Eh bien ! monsieur, à moins que don Pancho Bustamente soit mort ou prisonnier, auxquels cas je me considérerais comme délié de mon serment envers lui, je me ferai tuer.

– Est-ce bien la seule raison qui vous arrête, général ?

– Oui, la seule.

– Dans le cas où le général Bustamente serait mort ou prisonnier, vous vous rendriez ?

– À l’instant, je vous le répète.

– Eh bien ! reprit don Tadeo en allongeant le bras dans la direction de la barricade par laquelle il était venu, regardez par ici, général.

Don Tiburcio suivit des yeux la direction indiquée et poussa un cri de surprise et de douleur.

Le général don Pancho Bustamente venait d’apparaître au sommet de la barricade, il avait la tête nue, deux hommes armés surveillaient tous ses mouvements.

– Vous avez vu ? demanda don Tadeo.

– Oui, répondit tristement le général, nous sommes tous rendus, monsieur, et appuyant la pointe de son épée en terre, il plia la lame qu’il chercha à briser.

Don Tadeo l’arrêta, s’empara de l’épée, mais la lui rendant aussitôt :

– Général, lui dit-il, conservez bien cette arme, elle vous servira encore contre les ennemis de notre chère patrie.

Le général ne répondit pas, il serra silencieusement la main que lui tendait le Roi des ténèbres, et en se détournant pour cacher l’émotion qui lui gonflait la poitrine, il essuya une larme qui était tombée sur sa moustache grise.

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