XXXVI Le lion aux abois

– Mon Dieu ! fit le général, suis-je en proie à une hallucination ?

– Ah ! ah ! répondit le Roi des ténèbres, avec un sourire ironique, vous me reconnaissez, général ?

– Don Tadeo de Léon ! s’écria don Pancho avec horreur, les morts sortent donc du tombeau ? Oh ! j’espérais que ce que l’on m’avait annoncé était faux, c’est vous !

– Oui, reprit Tadeo d’une voix sombre, vous ne vous trompez pas, don Pancho, je suis don Tadeo de Léon, celui que vous avez fait fusiller sur la place Mayor de Santiago ! Vos espions vous ont bien renseigné.

– Homme ou démon ! s’écria le général avec rage, je te combattrai et je te contraindrai à rentrer dans l’enfer d’où tu sors !

Son ennemi sourit avec dédain.

– Votre heure est arrivée, don Pancho, dit-il, vous appartenez à la justice des Cœurs Sombres.

– Vous ne me tenez pas encore, misérable ! si je ne puis vaincre, je saurai mourir les armes à la main !

– Non, votre heure a sonné, vous dis-je ; vous nous appartenez, vous mourrez, mais pas de la mort du soldat, vous serez exécuté par notre justice !

– Eh bien ! hurla le général en brandissant son épée, venez donc me prendre, alors !

Don Tadeo dédaigna de répondre.

Il fit un geste, et un lasso lancé par un bras invisible tournoya dans l’air et s’abattit en sifflant sur les épaules du général.

Avant que celui-ci, étonné par cette attaque imprévue, pût essayer une résistance impossible, il reçut un choc affreux, perdit les étriers, fut enlevé de son cheval et entraîné au milieu des insurgés.

Le général éperdu, à moitié fou de douleur et de honte, s’épuisait en vains efforts, à demi-étranglé par le lasso qui lui meurtrissait la gorge, son visage avait pris une teinte violette, ses yeux injectés de sang paraissaient vouloir s’élancer de leurs orbites, une écume blanchâtre suintait aux coins de ses lèvres décolorées.

Don Tadeo le considéra un instant avec un mélange de pitié et de triomphe.

– Débarrassez-le de ce nœud coulant, dit-il, et assurez-vous de sa personne, tout en conservant pour lui les plus grands égards.

Les soldats épouvantés par cette effroyable péripétie à laquelle ils étaient loin de s’attendre, restaient mornes et décontenancés, ne songeant même plus dans leur stupeur à faire usage de leurs armes.

Don Tadeo se tourna vers eux.

– Rendez-vous, leur dit-il, rendez-vous ; l’homme qui vous a égarés est en notre pouvoir, vous aurez la vie sauve.

Les soldats se consultèrent un instant des yeux, puis, par un mouvement spontané, ils jetèrent leurs fusils en criant avec élan :

– Vive le Chili ! vive la Liberté !

– Bien, reprit don Tadeo, sortez de la ville, vous camperez à un mille, hors des portes, en attendant les ordres qui bientôt vous seront transmis.

Les soldats vaincus reprirent, la tête basse, le chemin qu’ils avaient parcouru une heure auparavant ; ils traversèrent les rangs silencieux des insurgés qui s’ouvrirent pour leur livrer passage.

Sans perdre de temps, don Tadeo, suivi d’une foule de ses partisans, se dirigea vers la place Mayor où la bataille durait toujours.

Les soldats solidement retranchés dans la place, et maîtres du cabildo, combattaient vaillamment, espérant encore le secours que devait leur amener le général Bustamente, dont ils ignoraient le sort.

Bien que réduites à un petit nombre, ces troupes occupaient une position formidable où il était presque impossible de les forcer, à moins de se résoudre à souffrir des pertes immenses.

Dans la persuasion où ils étaient, qu’il ne s’agissait que de gagner du temps, les soldats luttaient avec l’énergie du désespoir, défendant pouce à pouce les barricades derrière lesquelles ils s’abritaient.

Cependant la journée s’écoulait, leurs munitions s’épuisaient, un grand nombre des leurs étaient étendus sans vie à leurs pieds, et rien ne leur présageait encore que le secours si impatiemment attendu fût proche.

Dans la chaleur de l’action, ils n’avaient pas entendu le bruit du combat livré par don Pancho aux portes de la ville, et cela d’autant moins que seulement un petit nombre de coups de fusils avaient été tirés, et que tout s’était ensuite passé à l’arme blanche ; pourtant le découragement commençait à s’emparer des plus braves, le général qui commandait sentait lui-même son énergie diminuer, et il jetait autour de lui des regards inquiets.

Morne, les yeux baissés, le sénateur, porteur de la fatale proclamation, tremblait de tous ses membres, il regrettait, mais trop tard, de s’être si inconsidérément jeté dans ce guêpier ; il faisait les vœux les plus magnifiques aux innombrables saints de la légende dorée espagnole, s’ils le sortaient sain et sauf du péril dans lequel il se trouvait.

Le digne homme n’avait nullement les instincts belliqueux, et nous pouvons affirmer en toute sûreté, sans crainte d’être démenti, que s’il avait eu seulement le plus léger soupçon que les choses dussent tourner de cette façon, il serait resté bien tranquille dans sa charmante quinta de Cerro-Azul, aux environs de Santiago, où pour lui la vie s’écoulait si douce, si heureuse et surtout, si exempte de soucis.

Malheureusement, comme cela arrive souvent dans ce bas-monde, où, n’en déplaise à Candide, tout n’est pas pour le mieux et qui n’est aucunement le meilleur possible, don Ramon Sandias, ainsi se nommait le sénateur, n’avait pas su apprécier à leur juste valeur les charmes de cette douce vie, l’ambition l’avait mordu au cœur, lui qui n’avait rien à désirer et il s’était, comme nous l’avons dit, plongé jusqu’au cou dans un guêpier dont il ne savait plus comment sortir.

À chaque coup de fusil qu’il entendait, le pauvre sénateur sautait comme un Guanaco, avec des yeux effarés, et lorsque parfois, malgré les précautions qu’il avait prises, le sifflement sinistre d’une balle résonnait à son oreille, il se jetait à plat ventre en marmottant toutes les prières que sa mémoire troublée lui rappelait.

Dans les premiers moments, les contorsions et les cris de don Ramon Sandias avaient beaucoup diverti les officiers et les soldats au milieu desquels le hasard l’avait jeté, ils s’étaient même amusés à augmenter encore ses terreurs ; mais à la longue, ainsi que cela arrive plus souvent qu’on ne croit en pareille circonstance, les plaisanteries avaient cessé ; peu à peu la frayeur de don Ramon s’était communiquée aux rieurs, qui voyaient avec effroi que leur position se faisait à chaque minute plus désespérée.

– Au diable soit le poltron ! lui dit enfin le général avec colère, ne pouvez-vous trembler moins fort ? Crespita ! consolez-vous, on ne vous tuera jamais qu’une fois !

– Cela vous est facile à dire, répondit le sénateur d’une voix entre-coupée, je ne suis pas militaire, moi ; vous, c’est votre métier de vous faire tuer, cela vous est égal.

– Hum ! repartit le général, pas autant que vous paraissez le croire ! mais rassurez-vous, si cela continue quelque temps encore, nous y passerons tous.

– Hein ! qu’est-ce que vous dites ? murmura le pauvre homme avec un redoublement d’effroi.

– Caramba ! il est clair comme le jour que si don Pancho ne se hâte pas de venir, nous mourrons tous ici.

– Mais je ne veux pas mourir, moi ! s’écria le sénateur en fondant en larmes, je ne suis pas soldat ; oh ! je vous en supplie, mon bon, mon estimable don Tiburcio Cornejo, laissez-moi m’en aller ?

Le général haussa les épaules.

– Qu’est-ce que cela vous fait ? reprit le sénateur d’une voix suppliante, bah ! sauvez-moi la vie, enseignez-moi par où il faut que je passe pour sortir de cette bagarre maudite ?

– Eh ! le sais-je ? fit le général avec impatience.

– Tenez, dit le sénateur, vous me devez deux mille piastres que je vous ai gagnées au monte, n’est-ce pas ?

– Eh bien, après ? dit le général, vexé de ce souvenir malencontreux.

– Sortez-moi de là, je vous en tiens quitte.

– Vous êtes un imbécile, don Ramon, croyez-vous que s’il m’était possible de me tirer d’ici, j’y resterais ?

– Allez, fit le sénateur avec découragement, vous n’êtes qu’un faux ami, vous voulez ma mort, vous avez soif de mon sang.

Bref, le pauvre homme était à moitié fou, il ne savait plus ce qu’il disait, la terreur finissait de lui enlever le peu de bon sens qu’il eût jamais eu.

Du reste, la position devenait de plus en plus critique : le carnage était horrible, les soldats tombaient les uns après les autres sous les coups des insurgés embusqués à tous les coins de la place.

Deux ou trois sorties tentées par les troupes avaient été vigoureusement repoussées ; sans chercher davantage à prendre une initiative impossible, décimées comme elles l’étaient, elles se voyaient contraintes à empêcher seulement que leurs retranchements ne fussent forcés.

Tout à coup le sénateur bondit comme un chamois, il s’élança vers le général, dont il saisit le bras :

– Nous sommes sauvés ! s’écria-t-il, grâce à Dieu, nous sommes sauvés !

– Hein ! que voulez-vous dire, don Ramon ? quelle lubie vous prend ? êtes-vous définitivement fou ?

– Je n’ai pas de lubie, reprit avec volubilité le sénateur, je ne suis pas fou, nous sommes sauvés, vous dis-je, nous sommes sauvés !

– Quoi ? que se passe-t-il ? don Pancho arrive-t-il, enfin ?

– Il s’agit bien de don Pancho ! je le voudrais au fond des enfers !

– Qu’y a-t-il, alors ?

– Comment vous ne voyez pas, là, tenez, derrière la barricade qui fait l’angle de la calle de la Merced ?

– Eh bien ?

– Un pavillon parlementaire, un pavillon blanc !

– Hein ? fit vivement le général, voyons, voyons !

Et il regarda.

– C’est ma foi vrai ! dit-il au bout d’un instant, vivent les poltrons pour avoir de bons yeux, je ne l’avais pas aperçu.

– Oui, mais je l’ai vu, moi ! fit don Ramon en se frottant les mains, tout ragaillardi et en se mettant à marcher avec impatience.

En ce moment une balle perdue vint ricocher non loin de lui, et siffler lugubrement à son oreille.

– Miséricorde ! s’écria-t-il en tombant à plat ventre sur le sol où il resta immobile comme s’il était mort, bien qu’en réalité il n’eût pas reçu une égratignure.

Cependant le général avait fait placer, lui aussi le pavillon parlementaire sur les retranchements, et il avait donné l’ordre de cesser le feu.

Le combat était interrompu ; n’entendant plus rien, le sénateur, comme un lapin qui se hasarde hors de son terrier, leva un peu la tête ; rassuré par le silence qui continuait à régner, il se redressa en regardant avec anxiété de tous les côtés, enfin, convaincu que le péril était passé, il se releva tout à fait et se retrouva sur ses jambes qui, cependant, flageolaient encore et avaient peine à le soutenir.

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