XXVI La justice des cœurs sombres

Don Tadeo et son ami don Gregorio avaient été introduits, après avoir échangé plusieurs mots de passe, dans une salle souterraine dont l’entrée était parfaitement dissimulée dans la muraille.

La porte s’était immédiatement refermée sur eux.

Les deux hommes se retournèrent vivement ; toute solution de continuité avait disparu sur le mur.

Sans s’inquiéter davantage de cette particularité à laquelle ils s’attendaient sans doute, ils jetèrent un regard scrutateur autour d’eux, afin de se reconnaître.

L’endroit où ils se trouvaient était bien choisi pour une réunion de conspirateurs.

C’était une immense salle voûtée qui devait avoir servi longtemps de cave, destination dont il était facile de s’apercevoir aux émanations essentiellement alcooliques qui voltigeaient encore dans l’air.

Les murs étaient bas et épais, secs et d’une couleur roussâtre ; une lampe à trois becs, tombant de la voûte, loin de dissimuler les ténèbres, semblait servir à les rendre en quelque sorte visibles.

Dans un enfoncement était placée une table, derrière laquelle un homme masqué était assis auprès de deux sièges vides.

On voyait glisser dans l’obscurité, silencieux comme des fantômes, des hommes enveloppés dans des manteaux, et qui tous portaient sur le visage des loups de velours noir.

Don Tadeo et son ami échangèrent un regard, et sans prononcer une parole, allèrent se placer sur les sièges vides.

Aussitôt qu’ils se furent assis, un grand mouvement s’opéra dans l’assemblée.

Le faible chuchotement qui jusqu’à ce moment s’était fait entendre, cessa comme par enchantement.

Tous les conjurés se réunirent en un seul groupe en face de la table, et, croisant les bras sur la poitrine, ils attendirent.

L’homme qui, avant l’arrivée de don Tadeo, paraissait présider la réunion, se leva, et, promenant un regard assuré sur la foule attentive, il prit la parole.

– Aujourd’hui, dit-il, les soixante-douze ventas des Cœurs Sombres, disséminées sur le territoire de la République, sont au complet. Dans toutes, on arrête la prise d’armes dont nous allons, nous, la venta de Valdivia, donner incessamment le signal. Partout, les hommes loyaux, les véritables amis de la liberté, se préparent à commencer la lutte contre Bustamente ; vous tous, compagnons, qui êtes ici présents, quand l’heure sonnera, descendrez-vous franchement dans l’arène ? Sacrifierez-vous, sans arrière-pensée, votre famille, votre fortune et même votre vie, s’il le faut, pour le salut de la patrie ?

Il s’arrêta.

Un silence funèbre régna dans l’assemblée.

– Répondez ! reprit l’orateur, que ferez-vous ?

– Nous mourrons ! murmura comme un écho sinistre et terrible la foule des conjurés.

– Bien, mes frères, dit en se levant subitement don Tadeo, j’attendais cette parole et je vous en remercie ; depuis longtemps je sais que je puis compter sur vous, car je vous connais tous, moi, qu’aucun de vous ne connaît ; ces masques, qui vous cachent les uns aux autres, sont des gazes transparentes pour le chef des Cœurs Sombres, et le Roi des ténèbres, c’est moi !… Moi, qui ai juré de vous faire vivre libres ou de mourir ! Avant vingt-quatre heures, ce signal que depuis si longtemps vous attendez, vous l’entendrez, et alors commencera cette lutte terrible qui ne doit finir qu’avec la mort du traître ; toutes les provinces, toutes les villes, tous les bourgs se lèveront en masse au même instant : courage donc, vous n’avez plus que quelques heures à souffrir. La guerre d’embûches, de surprises, de trahisons souterraines est finie, la guerre franche, loyale, au soleil, va commencer ; montrons-nous, ce que nous avons toujours été, inébranlables dans notre foi, et prêts à mourir pour nos croyances !… Que les chefs des sections approchent.

Dix hommes sortirent des rangs, et vinrent silencieusement se placer à deux pas de la table.

– Que le caporal des chefs de sections réponde pour tous, reprit don Tadeo.

– Le caporal, c’est moi, dit un des hommes masqués ; les ordres expédiés de la Quinta Verde ont été exécutés, toutes les sections sont averties, elles sont prêtes à se lever au premier signal : chacune s’emparera des postes qui lui sont désignés.

– Bien. De combien d’hommes disposez-vous ?

– De sept mille trois cent soixante-dix-sept.

– Pouvez-vous compter sur tous ?

– Non.

– Combien d’hommes tièdes ou irrésolus ?

– Quatre mille.

– De forts et de convaincus ?

– Trois mille à peu près, mais de ceux-là, je réponds.

– C’est bien, nous avons plus de monde qu’il ne nous en faut, les braves entraîneront les autres ; reprenez vos places.

Les chefs de sections se retirèrent.

– Maintenant, continua don Tadeo, avant de nous séparer, j’ai à vous demander justice contre un de nos frères qui, entré fort avant dans nos secrets, a trahi la société à plusieurs reprises pour un peu d’or ; j’ai les preuves en main. Les circonstances sont suprêmes, un mot, un seul peut nous perdre : quel châtiment mérite cet homme ?

– La mort, répondirent froidement les conjurés.

– Cet homme, je le connais, reprit don Tadeo, qu’il sorte des rangs et ne m’oblige pas à lui enlever son masque, et à lui jeter son nom à la face.

Personne ne bougea.

– Cet homme est ici, je le vois ; pour la dernière fois, qu’il vienne et ne mette pas le comble à sa lâcheté, en cherchant à éviter le châtiment qu’il mérite.

Les conjurés se jetaient des regards soupçonneux, une anxiété extrême régnait dans l’assemblée ; cependant celui que le Roi des ténèbres appelait s’obstinait à rester confondu parmi ses compagnons.

Don Tadeo attendit un instant.

Voyant enfin que celui qu’il avait interpellé se figurait que sous le masque il serait inconnu et introuvable, il fit un signe.

Don Gregorio se leva. Il s’avança lentement vers le groupe des conspirateurs, qui s’ouvrit à son approche, et posa rudement la main sur l’épaule d’un homme qui, instinctivement, avait reculé pas à pas devant lui, jusqu’à ce qu’enfin la muraille le contraignit à s’arrêter.

– Venez, don Pedro, lui dit-il.

Et il le traîna plutôt qu’il ne le conduisit devant la table, derrière laquelle se tenait don Tadeo, calme et implacable ; le misérable fut saisi d’un tremblement convulsif, ses dents claquèrent, il tomba sur les genoux en s’écriant avec terreur :

– Grâce ! monseigneur, grâce !

Don Gregorio lui arracha son masque, on vit le visage de l’espion, dont les traits, horriblement contractés par l’épouvante et d’une pâleur terreuse, étaient hideux.

– Don Pedro, lui dit don Tadeo d’une voix incisive, vous avez plusieurs fois cherché à vendre vos frères, c’est vous qui avez causé la mort des dix patriotes fusillés sur la place de Santiago, c’est vous qui avez livré aux soldats de Bustamente le secret de la Quinta Verde, aujourd’hui même, il y a deux heures à peine, vous avez eu avec le général une longue conversation, dans laquelle vous vous êtes engagé à lui livrer demain les principaux chefs des Cœurs Sombres : est-ce vrai ?

Le misérable ne trouva, pas un mot pour sa défense ; confondu, accablé par les preuves irrécusables accumulées contre lui, il baissa la tête avec abattement.

– Est-ce vrai ? reprit don Tadeo.

– C’est vrai, murmura-t-il d’une voix faible.

– Vous vous reconnaissez coupable ?

– Oui, fit-il avec un sanglot déchirant, mais laissez-moi la vie, mon noble seigneur, et je vous jure…

– Silence !…

L’espion se tut attéré.

– Vous avez entendu, compagnons, cet homme avoue lui-même ses crimes ; pour la dernière fois, quel châtiment mérite-t-il pour avoir vendu ses frères ?

– La mort, répondirent sans hésiter les Cœurs Sombres.

– Au nom des Cœurs Sombres dont je suis le Roi, vous, don Pedro Saldillo, je vous condamne à mort pour trahison et félonie envers vos frères. Vous avez cinq minutes pour recommander votre âme à Dieu, dit don Tadeo d’une voix dure.

Il posa sa montre sur la table, et tira de sa ceinture un pistolet qu’il arma froidement.

Le bruit sec de l’échappement de la détente causa un frisson de terreur au condamné.

Un silence suprême régnait dans la salle.

On aurait pu entendre battre dans leur poitrine le cœur de tous ces hommes implacables.

L’espion jetait autour de lui des regards effarés qui ne rencontraient que des masques grimaçants qui fixaient sur lui des yeux ardents.

Au-dessus de la salle, dans la chingana, on dansait, et des bouffées affaiblies de sambacuejas arrivaient par intervalles, mêlées à de joyeux éclats de rire, jusqu’à l’endroit où ces hommes étaient réunis.

Le contraste de cette joie délirante avec cette justice terrible avait quelque chose d’épouvantable.

– Les cinq minutes sont écoulées, dit don Tadeo d’une voix ferme.

– Encore quelques instants, monseigneur, implora le misérable en se tordant les mains avec désespoir, je ne suis pas préparé, vous ne pouvez pas me tuer ainsi ; au nom de ce que vous avez de plus cher laissez-moi vivre.

Sans l’écouter don Tadeo dirigea vers lui le canon de son pistolet, et le misérable roula le crâne horriblement fracassé.

– Oh ! s’écria-t-il en tombant, soyez maudits ! assassins !

Il expira.

Les conjurés étaient demeurés froids et impassibles.

Dès que l’espion fut mort, sur un signe de leur chef, plusieurs hommes ouvrirent une trappe qui se trouvait dans le plancher.

Sous cette trappe était un trou à moitié rempli de chaux vive.

Le cadavre jeté dedans, la trappe fut refermée.

– Justice est faite, mes frères, dit don Tadeo d’une voix brève, allez en paix, le Roi des ténèbres veille sur vous.

Les conjurés s’inclinèrent respectueusement, et disparurent les uns après les autres sans prononcer une parole.

Au bout de dix minutes la salle était vide, il n’y restait plus que deux personnes, don Tadeo et don Gregorio.

– Oh ! fit don Tadeo, nous heurterons-nous donc continuellement à des traîtres ?

– Courage ! ami, vous l’avez dit vous-même, dans quelques heures commencera la guerre au soleil.

– Dieu veuille que je ne me sois pas trompé ! cette lutte dans l’ombre a des exigences affreuses, je sens que le cœur me manque.

Les deux conspirateurs regagnèrent la chingana dans laquelle on dansait et on riait toujours ; ils la traversèrent à pas lents et sortirent dans la rue.

À peine avaient-ils fait quelques pas qu’un homme se présenta à eux.

Cet homme était Valentin Guillois.

– Dieu soit loué qui vous amène si à point ! s’écria don Tadeo.

– J’espère que je suis exact, dit en riant le Parisien.

Don Tadeo lui serra la main et l’entraîna vers son logis, où nos trois personnages ne tardèrent pas à arriver.

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