XXVIII Le traité de paix

Le général Bustamente était venu à Valdivia sous le prétexte de renouveler lui-même les traités qui existaient entre la République du Chili et la Confédération araucanienne.

Ce prétexte était excellent en ce sens qu’il lui permettait de concentrer des forces considérables dans la province, et qu’il lui donnait en outre une raison plausible de recevoir les Ulmènes les plus influents parmi les Indiens, qui ne manqueraient pas d’assister à la cérémonie, accompagnés d’un grand nombre de mosotones.

Chaque fois qu’un nouveau président est élu au Chili, le ministre de la guerre renouvelle en son nom les traités. Le général Bustamente avait jusqu’à ce moment négligé de le faire ; il avait de bonnes raisons pour cela.

Cette cérémonie, dans laquelle on déploie exprès un grand appareil, a lieu ordinairement dans une grande plaine située sur le territoire araucanien, à vingt kilomètres au plus de Valdivia.

Par une coïncidence bizarre, le prétexte choisi par le général servait on ne peut mieux les intérêts des trois factions qui se partageaient à cette époque ce malheureux pays.

Les Cœurs Sombres en avaient habilement profité pour préparer la résistance qu’ils méditaient, et Antinahuel, feignant de vouloir rendre au ministre de la guerre du président de la République chilienne de plus grands honneurs, avait massé aux environs du lieu choisi pour la solennité une véritable armée de guerriers d’élite.

Voilà en quel état se trouvaient les choses et quelle était la position des différents partis à l’égard les uns des autres, au moment où nous reprenons notre récit, c’est-à-dire le lendemain du jour où s’étaient passés les faits que nous avons rapportés dans notre précédent chapitre.

Les ennemis allaient donc se trouver en présence ; il était évident que chacun, s’étant préparé de longue main, chercherait à profiter de l’occasion et qu’un choc était imminent ; mais comment aurait-il lieu ? qui mettrait le feu à la mine et ferait éclater ces colères et ces ambitions depuis si longtemps contenues ? c’est ce que personne ne savait !

La plaine où devait avoir lieu la cérémonie était vaste, couverte de hautes herbes, encadrée par des montagnes garnies de forêts de grands arbres.

Cette plaine, entrecoupée de bois, de pommiers surchargés de fruits, était séparée en deux par une capricieuse rivière qui s’y promenait lentement, en balançant sur ses eaux argentées de nombreuses troupes de cygnes à têtes noires ; çà et là, dans les éclaircies des halliers, on voyait apparaître le museau pointu d’une vigogne qui, l’oreille droite et l’œil effaré, semblait humer l’air, et tout à coup disparaissait au loin en bondissant.

Le soleil se levait majestueusement à l’horizon, lorsqu’un bruit cadencé de sonnettes résonna dans un bois de pommiers et une recua – troupe – d’une dizaine de mules, guidée par la yegua madrina – jument mère – et conduite par un arriero, déboucha dans la plaine.

Ces mules portaient divers objets de campement, des vivres, et quelques ballots d’habits et de linge.

À une vingtaine de pas derrière les mules, venait un groupe assez nombreux de cavaliers.

Arrivé sur le bord de la petite rivière dont nous avons parlé, l’arriero arrêta ses mules, et les cavaliers mirent pied à terre.

En un instant les ballots furent déchargés, rangés avec soin, de façon à former un cercle parfait au milieu duquel on alluma du feu.

Puis, au centre de ce camp improvisé, on dressa une tente en coutil, et les chevaux et les mules furent entravés.

Ces cavaliers, que sans doute nos lecteurs ont déjà reconnus, étaient don Tadeo, son ami, les Français, les Ulmènes indiens, doña Rosario et trois domestiques.

Par une coïncidence étrange, en même temps qu’ils dressaient leur camp, sur le bord opposé de la rivière, juste en face d’eux, une autre caravane à peu près aussi nombreuse établissait le sien.

Celle-là avait pour chef doña Maria.

Comme cela arrive presque toujours, le hasard s’était plu, cette fois encore, à réunir d’irréconciliables ennemis qui ne se trouvaient séparés les uns des autres que par une distance d’une quinzaine de mètres tout au plus.

Mais était-ce bien le hasard ?

Don Tadeo ne se doutait pas de ce dangereux voisinage ; sans cela, il est probable qu’il aurait mis tout en œuvre pour l’éviter.

Il avait jeté un regard distrait sur la caravane établie en face de lui, et ne s’en était pas préoccupé davantage, car il était absorbé par des pensées d’un ordre bien autrement important.

Doña Maria, au contraire, savait parfaitement ce qu’elle faisait, et ce n’avait été qu’à bon escient qu’elle s’était placée où elle était.

Cependant, au fur et à mesure que la matinée s’avançait, le nombre des voyageurs croissait dans la plaine ; vers neuf heures du matin, elle se trouva littéralement couverte de tentes.

Un espace libre avait seulement été réservé aux environs d’une antique chapelle à moitié ruinée, dans laquelle on devait célébrer la messe avant de commencer la cérémonie.

Les Puelches, descendus en grand nombre de leurs montagnes, avaient passé la nuit à faire de joyeuses libations autour de leurs feux de campement ; bon nombre d’entre eux dormaient, dans un état complet d’ivresse ; cependant, aussitôt que l’on annonça l’arrivée du ministre de la République chilienne, tous se levèrent en tumulte et commencèrent à danser et à pousser des cris de joie.

D’un côté arrivait au grand trot le général Bustamente, entouré d’un brillant état-major, tout chamarré d’or et suivi d’une nombreuse troupe de lanceros, tandis que du côté opposé venaient au galop les quatre toquis araucans, suivis des principaux Ulmènes de leur nation et d’une grande quantité de mosotones.

Ces deux troupes qui accouraient au-devant l’une de l’autre, au milieu des vivats et des cris de joie de la foule, soulevaient d’épais nuages de poussière au milieu desquels elles disparaissaient.

Les Araucans surtout, qui sont d’excellents ginetes, expression usitée dans le pays pour désigner de bons cavaliers, se livraient à des excentricités équestres, dont les fantasias arabes dont on fait tant de bruit, peuvent seules donner une lointaine idée, car elles sont bien innocentes en comparaison des incroyables tours de force qu’exécutent ces hommes qui semblent nés pour manier un cheval.

Les Chiliens avaient une allure plus grave dont ils se seraient affranchis avec joie, si le respect humain ne les avait pas retenus.

Aussitôt que les deux troupes furent en présence, les chefs mirent pied à terre et se rangèrent, les Ulmènes, armés de leurs longues cannes à pommes d’argent, derrière Antinahuel, et les trois autres toquis et les Chiliens, derrière le général Bustamente.

C’était la première fois que le Tigre Soleil et le général se trouvaient face à face ; aussi, ces deux hommes, également bons politiques, également fourbes et ambitieux, et qui, du premier coup d’œil, s’étaient devinés l’un l’autre, se considérèrent-ils avec une attention extrême.

Après avoir échangé quelques saluts, empreints d’une cordialité assez suspecte, les deux troupes rétrogradèrent chacune de quelques pas, pour livrer passage au commissaire général et aux quatre capitanes de amigos – capitaines amis. – Ces officiers sont ce qu’on appelle, aux États-Unis, des indianis-agents, ils servent d’interprètes et d’agents aux Araucans pour le commerce et pour tout ce qui concerne leurs affaires avec les Chiliens.

Il est à remarquer que tous les Indiens parlent bien l’espagnol, mais ils ne veulent jamais s’en servir dans les réunions d’apparat ; ces capitanes de amigos qui, pour la plupart, sont des sangs mêlés, sont très-aimés et très-respectés. Ceux-ci arrivaient amenant une vingtaine de mules chargées des cadeaux destinés par le président de la République aux principaux Ulmènes.

Car il est à noter que lorsque les Indiens traitent avec les chrétiens, ils ne reconnaissent rien d’arrêté tant qu’ils n’ont pas reçu de présents : c’est pour eux une preuve qu’on ne veut pas les tromper, ce sont des arrhes qu’ils exigent pour assurer le marché et leur prouver qu’on traite de bonne foi.

Les Chiliens, qui de longue main, malheureusement pour eux, sont habitués aux coutumes araucaniennes, n’avaient garde d’oublier cette condition importante.

Pendant que le commissaire général distribuait les présents, le général Bustamente se rendit avec son état-major à la chapelle, où un prêtre, venu exprès de Valdivia, célébra la messe.

Après la messe, les discours commencèrent dès que le ministre de la République et les quatre toquis des Utal-Mapus se furent donné l’accolade.

Ces discours, qui durèrent fort longtemps, se résumèrent des deux parts à s’assurer que l’on était satisfait de la paix qui régnait entre les deux peuples, et qu’on ferait tout ce qui serait nécessaire pour la maintenir le plus longtemps possible.

Nous devons faire observer, en faveur des deux interlocuteurs, qu’ils n’étaient pas plus sincères l’un que l’autre, et qu’ils ne pensaient pas un mot de ce qu’ils disaient, puisque, in petto, ils avaient l’intention de se trahir le plus tôt possible.

Ils parurent cependant fort satisfaits de la comédie qu’ils jouaient, et ils la terminèrent en se donnant une dernière accolade, plus forte et plus chaleureuse que les précédentes, mais tout aussi fausse.

– Maintenant, dit le général, si mes frères les grands chefs consentent à me suivre jusqu’à la chapelle, nous planterons la croix.

– Non, répondit Antinahuel avec un sourire mielleux, la croix ne doit pas être plantée devant le toldo de pierre.

– Pourquoi cela ? demanda le général avec étonnement.

– Parce que, répliqua l’Indien d’un ton de conviction, il faut que les paroles que nous avons échangées restent enterrées à l’endroit où elles ont été prononcées.

– C’est juste, fit le général en baissant la tête en signe d’assentiment, il sera fait ainsi que le désire mon frère.

Antinahuel sourit avec orgueil.

– Ai-je bien parlé, hommes puissants ? dit-il en regardant les Ulmènes qui l’entouraient.

– Notre père, le toqui de l’Inapiré-Mapus a bien parlé, répondirent les Ulmènes.

Les peones indiens allèrent alors prendre dans la chapelle, sur le sol de laquelle elle était étendue, une croix longue de trente pieds au moins, qu’ils apportèrent à l’endroit où les conférences avaient eu lieu.

Tous les chefs et les officiers chiliens se rangèrent autour ; à une distance respectueuse les troupes formèrent un vaste cercle.

Après une pause d’un instant, dont le prêtre profita pour bénir la croix en un tour de main, avec cette vivacité et cette désinvolture qui distinguent le clergé espagnol en Amérique, elle fut plantée en terre.

Au moment où on allait recouvrir sa base, Antinahuel s’interposa.

– Arrêtez, dit-il aux Indiens armés de bêches, et se tournant vers le général : la paix est bien assurée entre nous, n’est-ce pas ? lui demanda-t-il.

– Oui, répondit le général.

– Toutes nos paroles sont enterrées sous cette croix ?

– Toutes.

– Recouvrez-la donc de terre alors, commanda-t-il aux peones, de peur qu’elles ne s’échappent et que la guerre ne s’allume entre nous.

Puis, lorsque cette cérémonie fut accomplie, Antinahuel fit apporter un jeune agneau que le machi égorgea auprès de la croix.

Tous les chefs indiens trempèrent leurs mains dans le sang encore chaud de l’animal palpitant, et bariolèrent la croix de signes hiéroglyphiques destinés à éloigner Guécubu, le mauvais génie, et empêcher les paroles de sortir de l’endroit où elles étaient enfouies.

Enfin, Araucans et Chiliens déchargèrent en l’air leurs armes à feu et la cérémonie fut terminée.

Alors le général Bustamente s’approcha du toqui de l’Inapiré-Mapus et passa son bras sous le sien, en lui disant d’une voix amicale :

– Mon frère Antinahuel ne veut-il pas venir un instant dans ma tente, goûter un verre d’aguardiente de pisco et prendre le maté ? il rendrait un ami heureux.

– Pourquoi ne le ferais-je pas ? répondit le chef en souriant d’un ton de bonne humeur.

– Que mon frère m’accompagne !

– Allons.

Tous deux s’éloignèrent en causant entre eux de choses indifférentes, se dirigeant vers la tente du général, qui avait été dressée à une portée de fusil de l’endroit où la cérémonie s’était accomplie.

Le général avait donné ses ordres d’avance, aussi tout était-il disposé pour recevoir magnifiquement l’hôte qu’il amenait, et auquel, pour la réussite de ses projets, il croyait avoir un si grand intérêt de plaire.

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